Après dix mois d’un «hirak» (protestations) éprouvant pour les Algériens, l’Algérie s’est finalement choisi un nouveau président pour remplacer Abdelaziz Bouteflika, impotent, remercié par la rue au seuil d’un cinquième mandat vécu comme une humiliation par ses compatriotes. Abdelmajid Tebboune va devoir lancer plusieurs chantiers pour réformer le pays sans trop bousculer le «système»…
Par Hassen Zenati
La cote du nouveau président a joué aux montagnes russes tout au long d’une campagne électorale laborieuse, qui a vu les cinq candidats à la présidence algérienne poursuivis par des hordes de mécontents, écumant de colère, décidés à leur faire payer au plus fort leur hardiesse d’avoir bravé la rue en ébullition pour entrer en lice en vue de succéder au président Abdelaziz Bouteflika, qui entrera dans l’histoire comme celui qui a été chassé du pouvoir par la rue après vingt ans de règne sans partage.
Un président au taquet
Donné «gagnant d’office» au début de la campagne parce que soutenu par l’armée et son omniprésent chef d’état-major, le général Ahmed Gaïd Salah, selon les réseaux sociaux, on lui a prédit bientôt une «défaite certaine» au milieu du gué, pour avoir vertement critiqué la politique française en Algérie, avant de le voir, en fin de parcours, surgir triomphant des urnes, avec un confortable taux de suffrages exprimés de 58,15%, pour un taux de participation (41%), il est vrai, le plus bas jamais enregistré dans un scrutin présidentiel algérien depuis l’indépendance du pays en 1962.
Dès le premier tour, Abdelmajid Tebboune a écrasé ses rivaux, dont le premier poursuivant, un islamiste modéré, Abdelkader Ben Grina (17%), a été largué à une quarantaine de longueurs.
La plus grande surprise du scrutin est le classement, décevant aux yeux de ses partisans, qui s’étaient pas mal mouillé la chemise pour le porter en haut du podium, de Ali Benflis, ancien magistrat, ancien ministre et ancien Premier ministre de Bouteflika, qui avait eu maille à partir avec ce dernier. Beaucoup pensaient que cette rupture fracassante autour de sujets aussi graves que les libertés individuelles ou la maîtrise des richesses pétrolières par l’Etat, lui vaudraient «sauf conduit» et «bonus» au moment où il achevait sa traversée du désert pour revenir sous les feux de la rampe. Il n’en a rien été. Ali Benflis, homme de l’est algérien, fils et frère de chahids (combattants de la guerre de libération morts au combat, cela compte dans un CV), a dû se contenter d’un modeste 10% des suffrages exprimés, malgré une bonne campagne électorale. Pour certains, c’est une personnalité trop clivante, aux vues trop tranchées, incapables de créer le consensus autour de lui, à un moment où précisément l’Algérie a plus jamais besoin de consensus.
Une longue carrière au service de l’Etat
Homme affable et doux, à la voix chaude, aux gestes lents et mesurés, Abdelmajid Tebboune, 75 ans, candidat «indépendant» à la magistrature suprême, huitième président de l’Algérie, restera sans doute encore longtemps une énigme pour le commun de ses concitoyens.
Natif de Mecheria, ville carrefour de 70.00 habitants reliant le sud algérien à l’Oranie, diplômé de l’Ecole nationale d’administration (ENA – option ecofi), il a fait la plus grande partie de sa carrière au service de l’état, d’abord comme préfet (wali) dans plusieurs départements de l’arrière-pays : Sahara et haut plateaux, puis comme ministre en charge de plusieurs portefeuilles, enfin comme Premier ministre pour quatre mois, de mai à août 2017. À peine nommé, il s’est attaqué aux magnats de «l’import-import», véritable «continent» d’affaires plus ou moins louches, dont les scandales à répétition ne cessaient de défrayer la chronique. Il fut remercié aussitôt dans des conditions jamais éclaircies. Tout le monde retiendra en tout cas, que son départ, orchestré par le frère du président et son conseiller, Saïd Bouteflika, avec l’appui du «patron des patrons» algériens, Ali Haddad, marquera le début d’une lutte féroce pour le pouvoir entre les partisans d’un cinquième mandat en faveur d’Abdelaziz Bouteflika et leurs opposants.
Pendant sa campagne électorale, Abdelmajid Tebboune s’est habilement revendiqué du «hirak» qui battait le pavé pour exiger le «départ du système» («Yetnahaw gaâ»), s’engageant à instaurer une «Nouvelle République», dont les jeunes seraient les piliers, a-t-il dit, et sans jamais s’écarter de la feuille de route de l’armée, à laquelle il n’a cessé de rendre hommage.
Vers une dé-présidentialisation des institutions algériennes
Dans les 54 engagements de son programme présidentiel, figurent aussi la mise en place d’un «nouveau modèle de développement», basé sur la diversification de l’économie, après plusieurs décennies de monoculture pétrolière, et la promotion de l’économie de la connaissance orientée vers le numérique, les technologies de l’information et de la communication et l’intelligence artificielle. Il a prôné la mise en place d’une «diplomatie économique offensive», qu’il chargera en particulier, mais ce ne sera pas une mince affaire, de ramener en Algérie les milliards de dollars de la corruption détournés par des magnats des affaires, dont les procès sont en cours devant les tribunaux algériens.
Les autres chantiers qui attendent le nouveau président sont immenses. L’un des premiers est de convaincre le «hirak» qu’il est l’homme des réformes et qu’il s’emploiera dans les meilleurs délais de mener à bien la dé-présidentialisation des institutions algériennes, en limitant les pouvoirs du chef de l’Etat, en donnant du «mou» au Premier ministre dans la gestion des affaires du quotidien, et en confortant le rôle du Parlement, cantonné sous Abdelaziz Bouteflika à celui de chambre d’enregistrement. Il s’est engagé à accorder son indépendance à la magistrature et à remettre sur le tapis tout ce qui serait de nature à entraver les libertés individuelles et collectives, dans l’esprit des Droits Humains.
Ayant arpenté depuis un demi siècle les arcanes de pouvoir, Abdelmajid Tebboune, devenu de droit par son élection à la tête de l’Etat, commandant en chef des armées et ministre de la Défense, qu’il devra jouer finement sa partie auprès de militaires jaloux de leurs prérogatives et partageant la conviction que l’Armée nationale populaire (ANP) restera encore pour longtemps la «colonne vertébrale» du pays à laquelle la constitution reconnaît explicitement un droit de regard sur la bonne marche des affaires de l’Etat. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elle s’est mise en première ligne dès le début de la crise politique née de la destitution du président Bouteflika par la rue, avec comme objectif d’éviter l’effondrement des institutions.
Pendant les dix mois du «hirak», l’armée a traité les manifestants avec le maximum de prudence et de sang froid, évitant la confrontation et laissant s’écouler paisiblement les flux ininterrompus de manifestants appelant à «dégager» le système. À son actif, pas une goutte de sang n’a été versée malgré les poussées provocatrices de certains manifestants à la recherche éperdue du contact, peu d’interpellations (quelque centaines sur dix mois) et très peu d’emprisonnements (200 pour la même période, selon les opposants).
Emporté par son enthousiasme, le «hirak», comparé par certains analystes à une catharsis salutaire, n’a pas su s’organiser, ni se donner un leadership capable de porter sa parole dans une négociation que le pouvoir en place cherchait en vain à amorcer. Il a dépensé beaucoup d’énergie à agiter ses banderoles et à crier ses slogans sans réussir, la guerre des ego aidant, à leur donner l’incarnation nécessaire. Surmonter la frustration de la rue qui ne manquera pas d’arriver, fait partie des chantiers du nouveau président algérien. Ce sera peut-être même la première de ses tâches.
* Journaliste.
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