C’est l’histoire de deux vizirs pris entre l’emballement pour le pouvoir, le sentiment d’impuissance et la peur de ne pas réussir à relever les défis qui menacent.
Par Yassine Essid
C’est l’histoire d’un illustre Sultan, équitable et doté des plus nobles qualités, dont l’éthique et la piété étaient légendaires. À peine fut-il intronisé qu’il se retrouva flanqué de deux Grands-vizirs dont on ignorait lequel était le plus savant, le plus doué, le plus compétent; lequel surpassait l’autre en intelligence et en clairvoyance. Le premier, encore en place, agissait dans le passé sous un monarque qui régnait et gouvernait en despote éclairé dont on vantait la gloire auprès des souverains étrangers.
Notre premier vizir, au nom prédestiné de Chahed, s’acquitta convenablement de sa tâche sans pour autant réussir à améliorer les affaires du royaume. Il est resté en effet dans l’autopromotion plutôt que dans l’action, se complaisait dans le statut trompeur du leader omniscient qu’il partageait avec tous ses ministres et qu’il réussit à livrer à une opinion publique alors complètement déboussolée.
D’un premier vizir l’autre, le regret est le même
Bien que fidèle serviteur du Sultan, il a grandement souffert en voyant se tarir la coupe de déclin de la bienveillance du monarque à son endroit parallèlement à la montée en puissance du Prince héritier en titre. Ainsi, des conspirations étaient-elles fomentées au palais afin de l’évincer. C’est donc au sein d’une cour royale agitée par de basses rancœurs autour de femmes animées par l’ambition et la jalousie que se sont agrégées des coteries prêtes à sacrifier l’intérêt général pour les besoins particuliers de princes et de courtisans en manque de reconnaissance.
Le premier vizir se présente à plusieurs reprises devant le Sultan, se plaignant hautement de l’injure qui lui avait été faite, demandant justice, le suppliant de ne pas agir avec trop de précipitation. Mais le souverain resta de marbre. «La flèche, dit-il, une fois qu’elle a quitté l’arc, n’est plus en mon pouvoir», et donna des ordres pour l’exécution du vizir mais le Cheikh suprême du royaume la fait suspendre, et se rendit plusieurs fois au pied du trône pour intercéder en sa faveur.
Le premier vizir aurait pu continuer à exercer son vizirat malgré l’avènement d’une nouvelle dynastie, mais certains trouvaient que sa reconduction ne correspondait pas au changement attendu par le peuple car frappée du sceau de l’illégitimité.
Cette réserve exprimée à son endroit ne résulte nullement d’un grave manquement à ses devoirs, mais de la crainte, partagée par le Cheikh suprême du royaume et les compagnons intimes du nouveau monarque, qu’il soit incapable de défendre demain la renommée de son souverain. Pressé par la défense du territoire, placé dans une situation difficile par les réclamations des créanciers, sourd aux conseils des savants, manquant de fermeté, il avait par le passé cédé très vite à la facilité en camouflant ses insuffisances par des campagnes de communication que n’accompagnaient ni analyses ni pédagogie.
Cependant, le premier vizir appréhendait son départ imminent des affaires car une fois remplacé, pensait-il, il ne sera plus qu’un lointain souvenir, un élément accessoire et superflu qu’on efface de la mémoire collective, un être mort dans l’esprit du public qu’il pensait avoir pourtant si bien servi. Ses grands seigneurs étant battus aux élections, il ne tirait son autorité d’aucune volonté populaire exprimée par le vote. Il était anéanti et craignait le moment de prendre congé pour entamer une nouvelle vie. Il redoutait par-dessus tout la routine qui peut s’y installer, sans compter le détour du regard de tous ceux qui, il n’y a pas si longtemps, rivalisaient pour obtenir des faveurs ou une audience. Certaines bonnes âmes trouvaient qu’il était à plaindre, mais d’autres, à l’annonce du nom de son successeur, le regrettaient déjà.
La difficulté de conquérir le cœur des sujets
Un autre, au nom abscons de Jemli, fut donc nommé à sa place, avec le titre de Grand-vizir, par le nouveau souverain qui le fit asseoir à sa droite et l’invita à gouverner comme il l’entendra avec autorité pleine et entière. Il ne manqua pas, toutefois, de lui rappeler, que lorsque la conduite du Grand-vizir est bonne, lorsque son jugement est sain, l’Etat est prospère, le peuple satisfait, son existence assurée et l’esprit de notre souverain est alors libre de toute inquiétude. Si, au contraire, le Grand-vizir se conduit mal, des désordres graves surgissent dans l’Etat et l’esprit du souverain ne cessera d’être assailli par les soucis et son royaume est livré aux troubles et à l’agitation.
Si le nouveau Grand-vizir a su gagner à ce point la confiance du nouveau souverain autant que le soutien des oulémas, notamment celle de leur Cheikh suprême, il peine à conquérir le cœur des sujets. Dieu ne l’a pas doté de toutes les belles qualités de générosité et de grandeur dont son prédécesseur se prévalait: le bon caractère, un sage tempérament, un esprit de justice, le courage, l’habileté à diriger, la connaissance des événements, l’exactitude à accomplir les vœux formés et à tenir les promesses faites. Car c’est lui maintenant le porteur du sceau de l’Etat «puisse la bénédiction du Seigneur l’accompagner toujours». À sa sortie du palais, il n’a pas manqué, comme il est d’usage, d’exprimer au souverain sa reconnaissance ravie, de dire à quel point il était honoré et ému, d’exprimer sa volonté d’œuvrer pour que ses efforts soient à la hauteur de la confiance de Sa Majesté, sans oublier, cela va de soi, de lui promettre d’agir selon ses directives et ses instructions.
Mais dans un monde où sévissent les jaloux et les rivaux, et avant même de prendre ses fonctions, il faisait l’objet de vives controverses de la part des éternels opposants qui voyaient en lui l’incarnation d’un retour de l’incompétence, de la mollesse et de la paralysie.
Cependant, les plus habiles avaient déjà entrepris de le courtiser pour qu’ils soient, le moment venu, dans ses bonnes grâces. Il s’est retrouvé ainsi subitement ballotté entre des intérêts divers et des opinions opposées, surtout de ceux qui entendent, par le politique, le pernicieux talent de tromper les hommes.
Il avait donc accepté avec humilité, fierté et un grand sens du devoir ce privilège et cette grande responsabilité de changer le monde, sachant qu’il conservera son poste tant qu’il plaira à Sa Majesté. Il s’était engagé à justifier chaque jour et dans chacune de ses actions la confiance que notre souverain avait placé en lui. Il ne manqua pas, cependant, de remercier son prédécesseur qui a su porter le fardeau du pouvoir et veiller sur la bonne marche des élections.
Réveiller ce peuple de la fatale léthargie, vaste programme…
Maintenant que vais-je faire, se dit-il ? Et que puis-je faire ? Il se fixa, comme tout bon administrateur, des priorités. Commencer d’abord par former un gouvernement, lui assigner des missions précises face aux défis qui menacent. Il essayera ensuite de réveiller ce peuple de la fatale léthargie où il paraît engourdi, avant de satisfaire ses aspirations qui ne concernent pas seulement l’emploi et la sécurité, mais également le système éducatif, la santé, le logement, le pouvoir d’achat, le cadre de vie et bien d’autres ambitions.
Mais cela, pensait-il, ne sera possible que si le peuple, auquel on a enseigné pendant ces dernières années qu’il est absous du devoir d’obéissance, acquiert le respect de la loi, le dévouement au travail, l’honnêteté, la recherche de l’excellence et le respect pour autrui. Il était conscient que le pays a besoin d’un programme d’investissements publics, qu’il faut restaurer la croissance et créer des emplois. Il savait qu’il faut des décennies pour favoriser une croissance durable, une industrialisation respectueuse de l’environnement et des investissements dans les secteurs sociaux. Mais il lui faut surtout changer les méthodes, transformer la manière de gouverner, insuffler de nouveaux dynamismes.
Exposée à l’épreuve des faits, cette mission lui apparut tout d’un coup aussi vaine qu’illusoire. En réfléchissant à ce qui l’attendait, il s’est senti envahi par l’inquiétude, le doute et le découragement. Le poids de cette responsabilité lui pesait tellement et l’idée d’entreprendre simultanément autant de tâches lui causait une grande lassitude, et à l’emballement pour le pouvoir succéda un gros désespoir et un réel sentiment d’impuissance.
Alors, entraîné dans le cours de ces pensées, épuisé de fatigue, le Grand-vizir s’endormit et ne se réveilla que lorsqu’il vit apparaître le matin. Que le Très-Haut daigne assurer la durée de son vizirat jusqu’à la fin de son mandat.
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