La volonté d’Ennahdha d’imprimer sa marque sur la politique étrangère de la Tunisie est de plus en plus évidente et transparaît des déclarations et des positions des dirigeants du parti islamiste, et notamment de son président Rached Ghannouchi. Le président Kaïs Saïed est averti…
Par Ridha Kéfi
Après avoir remporté les dernières législatives, et même s’il n’a pas réussi à gagner une franche majorité à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et doit donc composer avec d’autres partis pour constituer une majorité gouvernementale, Ennahdha a, dès le lendemain de l’annonce des résultats, proclamé son droit et, surtout, sa détermination à former un gouvernement qui soit soumis à son autorité. La désignation de Habib Jemli, un simple technicien supérieur en agriculture, sans compétence ni charisme, pour former ce gouvernement s’inscrit dans cette optique.
D’ailleurs, personne ne se fait d’illusion sur les prétendues «compétence» et «indépendance» des membres du gouvernement en cours de formation : ce seront sinon de simples comparses sans envergure du moins des personnalités proches, alliées ou soumises à Ennahdha.
Le chef islamiste marche sur les platebandes du chef de l’Etat
Par ailleurs, et dès sa prise de fonction à la tête de l’Assemblée, M. Ghannouchi a reçu beaucoup d’ambassadeurs, plus qu’il en faut, dans une sorte de frénésie diplomatique, une manière de montrer, au cas où on ne l’aurait pas compris, qu’il compte ajouter la diplomatie à l’ensemble de ses prérogatives – qui ne sont pas limitées, au contraire –, et montrer au président de la république, Kaïs Saïed, pourtant élu avec plus des deux tiers des voix, que, lui, Ghannouchi, malgré son impopularité et l’antipathie dans la quelle le tiennent plus des deux tiers des Tunisiens, est le véritable patron en Tunisie.
Autre signe de cette volonté de marcher sur les plate-bandes du chef de l’Etat, de réduire sa marge de manœuvre et de le «remettre à sa place», M. Ghannouchi lui a coupé la route lorsqu’il a essayé d’intervenir dans le processus de négociations pour la formation du gouvernement, et accéléré le processus d’alliance entre Ennahdha et Qalb Tounes, parti dont le président, Nabil Karoui, est poursuivi dans des affaires de fraude fiscale, de corruption financière et de blanchiment d’argent, et que M. Saïed ne voulait, visiblement, pas voir siéger au gouvernement.
Outre cette passe d’armes qui, dans l’esprit de Ghannouchi, a valeur d’une prise de pouvoir, le dirigeant islamiste a multiplié les déclarations et les positions qui expriment une volonté d’imprimer la marque du parti islamiste à la politique étrangère tunisienne et aux fondamentaux de sa diplomatie, en vigueur depuis le règne de Habib Bourguiba (1957-1987).
Déjà, dès le lendemain de l’annonce des résultats des élections, M. Ghannouchi a réservé sa première visite à l’étranger à la Turquie où il a rencontré le président Recep Tayyip Erdogan, le «parrain» des mouvements islamistes dans le monde, comme pour lui rendre compte ou pour la «bayaa» (le serment d’allégeance traditionnel du au souverain ou au calife).
Ne pas laisser l’affaire libyenne aux seuls islamistes
Plus récemment, commentant la visite imprévue du président turc, cette semaine, en Tunisie, où il a discuté avec son homologue tunisien de l’évolution du conflit en Libye, M. Ghannouchi a déclaré, jeudi dernier, 26 décembre 2019, que «la Tunisie ne reconnaît qu’un seul gouvernement en Libye, qui est celui de Fayez Sarraj, lequel bénéficie de la légitimité internationale».
Interrogé sur les conséquences d’une «éventuelle implication de la Tunisie dans les affaires libyennes», que la visite intempestive d’Erdogan à Tunis a fait craindre à beaucoup d’observateurs et d’analystes en Tunisie, M. Ghannouchi a cru pouvoir expliquer que «la Tunisie est un médiateur qui intervient pour réconcilier les parties en conflit, comme l’a fait le président de la république Kaïs Saïed en rencontrant des représentants de différentes tribus libyennes pour essayer d’instaurer la paix en Libye, laquelle constitue une des conditions de la paix en Tunisie».
Là, M. Ghannouchi ne s’encombre pas des nuances qu’exige la diplomatie de façon générale ni ne respecte les lignes rouges que s’impose, habituellement, la Tunisie, dans ses relations internationales, notamment la non-ingérence dans les affaires des autres Etats.
Ainsi donc, l’intervention tunisienne dans les affaires libyennes ne le dérange-t-elle pas outre mesure; il semble même plutôt la souhaiter, autant que son calife Erdogan, tout en l’enveloppant dans de mielleuses considérations de médiation et de recherche de la paix.
M. Ghannouchi aurait été plus respectueux de la doctrine diplomatique tunisienne s’il s’était gardé, par précaution, de souligner que «la Tunisie ne reconnaît qu’un seul gouvernement en Libye, qui est celui de Fayez Sarraj, lequel bénéficie de la légitimité internationale», exprimant ainsi, non pas la position de l’Etat tunisien, souvent soucieux de neutralité et d’équilibre, mais ses choix personnels, idéologiques et politiques, sachant que Fayez Sarraj est soutenu par les groupes islamistes libyens, les «frères musulmans» de Ghannouchi.
Tout cela pour dire que, face aux dérapages contrôlés du président du parti islamiste et à sa propension à vouloir jouer un rôle prépondérant dans la politique étrangère tunisienne, le président Saïed serait bien inspiré de réagir rapidement et de marquer, clairement et fermement, son terrain, car il risque de voir bientôt la diplomatie, l’une des principales prérogatives que lui confère la constitution, lui échapper totalement. Dans ce contexte, il devra déjà commencer par choisir lui-même (et non pas se laisser imposer) l’homme qui va devoir incarner et exprimer la diplomatie tunisienne, c’est-à-dire le futur ministre des Affaires étrangères.
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