La Turquie était tellement en manque de dattes et d’huile d’olives, dont regorgent actuellement nos huileries, que le Sultan Recep Tayyip Erdogan a tenu à effectuer en personne, cette semaine, une courte escale dans notre riche contrée rien que pour prélever une portion de nos précieuses denrées. Une visite éclair qui, comme toujours, s’inscrit dans le cadre de la «revalorisation des relations entre les deux pays».
Par Yassine Essid
N’allez surtout pas croire que les Turcs sont arrivés les mains vides. Ils comptent établir des accords avantageux pour les deux nations en relançant l’échange commercial et touristique, en renforçant la collaboration militaire sans parler de l’attendrissante promesse de contribuer à la construction d’un hôpital pour enfants.
Le sultan veut mettre fin aux rivalités entre les deux pachas
L’essentiel étant réglé, on en est venu à l’accessoire : la question libyenne. Ancienne régence de la Porte ottomane, aujourd’hui en proie à une guerre larvée, l’avenir de notre voisin du sud fut également évoquée par le souverain. L’ingérence de plusieurs puissances incite en effet la Turquie à rétablir sa suzeraineté effective sur la Libye en mettant fin aux rivalités entre les deux pachas : le général et autoproclamé Maréchal Khalifa Haftar qui règne sur la Cyrénaïque, et Fayez Sarraj à la tête de la Tripolitaine. Le Sultan compte sur l’Etat tunisien pour contribuer à la paix en mettant un terme à son non-belligérance et d’entrer dans la mêlée aux côtés de la Turquie, du Qatar et des milices de Misurata.
Tirant parti de l’état du chaos qui règne actuellement au Proche-Orient, Sa Majesté Impériale le Sultan va promulguer, après consultation du parlement, un firman qui lui accordera l’autorité pleine et entière d’engager des troupes terrestres, maritimes et aériennes pour aller combattre en Libye et renforcer le Gouvernement d’Entente Nationale formé sous l’égide de l’Onu depuis le 12 mars 2016. Or une intervention militaire turque d’envergure ne manquera pas d’ajouter de la confusion à la confusion et déclencherait un conflit général aux conséquences dramatiques sur la Tunisie et l’Algérie avec son cortège de réfugiés et ses flux de jihadistes à la recherche de nouveaux terrains d’opérations.
N’ayant pas réussi à apprivoiser la Tunisie sous le gouvernement de la «Troïka», la coalition gouvernementale conduite par le parti islamiste Ennahdha (janvier 2012-janvier 2015), et encore moins sous le mandat de Béji Caïd Essebsi (2014-2019), le Sultan Erdogan a jeté son dévolu sur Kaïs Saïed, novice en la matière mais Président tout de même d’un pays qui comporte désormais une large fraction ouvertement islamiste depuis les dernières élections.
La politique de la canonnière d’Erdogan ne présage rien de bon
Mêlant les impératifs géopolitiques, les siens surtout, aux grotesques nécessités économiques, Erdogan cherchait à réduire la méfiance et la distance que la Tunisie n’a cessé d’éprouver à l’égard d’un dirigeant mégalomane et sans scrupules. Il avait ainsi cherché à rallier la diplomatie tunisienne à sa noble cause, non pas pour pacifier le voisin, mais pour pratiquer une politique de la canonnière qui laisse peu de place au règlement pacifiste dans une Libye fortement en prise avec une guerre civile qui ne présage rien de bon.
L’Allemagne, qui n’a pas d’intérêt spécifique en Libye et pays idéal pour tranquilliser tous les intervenants et rétablir la paix, accueillera une conférence internationale sur la Libye que doit organiser l’Onu début 2020 à Berlin. Sa majesté Erdogan, cédant aux pressions russes, nous fit l’honneur de nous inviter à y participer, au même titre que le Qatar et l’Algérie.
Or toutes les conférences sur la Libye tenues jusqu’à ce jour dans d’autres pays, avec une représentation locale extrêmement limitée, n’ont fait qu’exacerber les tensions et aggraver la situation dans un pays fragmenté par de nombreux clivages tribaux, idéologiques, religieux et économiques.
Déstabilisée dans son organisation institutionnelle et politique depuis la révolution de 2011, la Libye est devenue le refuge de bandes armées de toutes origines ayant pris part aux différents conflits régionaux et le champ de confrontations, en partie militaires, entre les multiples factions qui s’appuient sur des groupes armés pour l’accès au pouvoir et aux ressources pétrolières dont ce territoire est pourvu.
Le Président Macron a organisé deux conférences à Paris, la première le 25 juillet 2017 entre le Premier ministre Fayez Sarraj et son adversaire le Maréchal Khalifa Haftar. Un cessez-le-feu a été convenu et des élections ont été promises le plus tôt possible. Un deuxième événement a eu lieu à Paris le 29 mai 2018, avec la proposition de programmer le jour du scrutin le 10 décembre de la même année.
L’Italie a organisé une autre conférence à Palerme du 13 au 14 novembre 2018. Puis une autre conférence fut tenue à Abu Dhabi en février 2019 et a abouti à un accord pour la tenue d’élections. Aucun de ces accords ou propositions n’a abouti. Au lieu de cela, tout le monde en Libye était complètement insatisfait : les chefs des milices tenus à l’écart de la table des négociations ont continué de combattre dans la capitale entre août et septembre 2018; Haftar a déclenché une nouvelle guerre en avril 2019 contre les mêmes milices à Tripoli.
En attendant, toutes ces laborieuses réconciliations nationales n’ont jamais donné de résultat, et le plus touché par l’échec de ce défilé de négociations n’est autre que le peuple libyen qui n’a pas trouvé la stabilité nécessaire pour commencer à reconstruire son pays.
Les belligérants se livrent une guerre par proxy
De nombreux spécialistes de la Libye ont convenu que le modèle mis en œuvre dans le pays devrait être créé par et pour les Libyens; bâtir l’État à partir de la base plutôt que d’en haut. Dans ce contexte, il n’y a pas de place pour les interventions extérieures ni pour des conférences qui n’offrent pas la pleine participation des Libyens de Tripolitaine, de Cyrénaïque et du Fezzan. Or plus le temps passe plus nombreux sont les belligérants qui se livrent en Libye, comme ailleurs dans la région, à une guerre par proxy : Turquie-Qatar versus Egypte-Arabie Saoudite et Emirats du Golfe.
Quant aux Etats-Unis, ils avaient fait preuve d’une politique qui est à l’image de la personnalité erratique de Donald Trump. Loin d’œuvrer pour aider à négocier la paix, ils passent d’une guerre à une autre dont ils attisent les flammes avec toujours les mêmes déboires.
En avril 2019, Donald Trump passe un coup de fil au Maréchal Khalifa Haftar pour lui exprimer son appui dans sa lutte contre le terrorisme et pour la sécurisation des ressources pétrolières de la Libye. Ils partageaient ainsi une vision commune quant à a la «transition de la Libye vers un système politique démocratique stable».
La campagne militaire de Haftar contre la capitale de la Libye avec frappes aériennes et attaques au sol, avait alors fait près de 250 morts et plus de 1000 blessés, dont de nombreux civils et enfants. Or au mois de juin de la même année voilà que le secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, déclare que les États-Unis avaient appelé à un «arrêt immédiat» des opérations militaires de Haftar qui «mettaient en danger les civils et compromettaient les perspectives d’un avenir meilleur pour tous les Libyens». «Une solution militaire n’est pas ce dont la Libye a besoin», a-t-il ajouté.
Haftar, un ardent défenseur de la dictature militaire
Le soutien de Trump n’était pas fortuit. Il l’a exprimé à Haftar moins de deux semaines après avoir discuté avec l’homme fort égyptien Abdel Fattah Sissi, le prince héritier saoudien Mohammed Bin Salman et le prince héritier d’Abou Dhabi Mohammed Bin Zayed, tous de puissants soutiens militaires et financiers de la campagne de Haftar.
Mais contrairement à ce qu’imaginait Trump, Haftar ne partage pas la même conception pour ce qui est de l’avenir politique en Libye. Il est en effet connu pour être un ardent défenseur de la dictature militaire, dont il est le joyeux rejeton, faisant valoir que la Libye n’est pas encore mûre pour la liberté démocratique. En effet, sa campagne, lancée quelques jours à peine avant une conférence parrainée par les Nations Unies pour négocier un pacte de partage du pouvoir et organiser des élections, était programmée pour éviter un tel dénouement.
Haftar ne possède pas non plus de forces militaires capables d’imposer la stabilité. Ses antécédents sur le champ de bataille sont au mieux mitigés, et ses offensives passées ont été fortement tributaires de l’aide militaire extérieure, y compris sous la forme de frappes aériennes des Émirats arabes unis. Son armée nationale libyenne est un ramassis de milices rivales mues par des objectifs strictement opportunistes.
La volonté d’expansion de la Turquie d’Erdogan
Et la Turquie dans tout ça ? Les intérêts commerciaux de la Turquie avec la Libye ne datent pas d’hier mais du temps de Soliman le Magnifique lorsque Tripoli fut transformée en pachalik de l’empire ottoman, comme, bientôt après, Tunis et Alger. Mais l’actuel Sultan d’Ankara a aujourd’hui besoin de se déployer davantage dans la région pour donner un appui à sa volonté de puissance en Méditerranée. Il a récemment parvenu à une quasi-détente avec la Russie en abandonnant les tentatives de renverser Assad. Il reçu en contrepartie un blanc seing pour bombarder ses ennemis kurdes syriens, pourtant principaux alliés des Occidentaux dans la lutte contre l’État islamique. Les États-Unis y avaient aussi contribué en retirant les troupes américaines le long de la frontière syro-turque, malgré la réception par la Turquie de systèmes de défense antimissile russes, une décision vivement dénoncée par l’establishment militaro-industriel américain. De plus, cet achat, qui introduit des armes russes dans l’arsenal de l’Otan, a amené le président Trump à suggérer qu’il envisageait des sanctions contre la Turquie qui a réagi en menaçant à son tour de refuser aux États-Unis l’accès à la base aérienne d’Incirlik, qui abrite des armes nucléaires américaines : ça promet !
Fin novembre, la Turquie et le Gouvernement d’Entente Nationale ont signé des accords militaires et économiques hautement provocateurs avec Fayez Sarraj. Le plus retentissant concerne la définition de vastes zones d’exclusion économique (ZEE) libyco-turques qui couvrent une grande partie de la Méditerranée et portent clairement atteinte au territoire grec. Cela viole non seulement les droits souverains de la Grèce (un autre pays membre de l’Otan), mais remet également en cause la liberté de navigation chypriote, égyptienne et israélienne, ainsi que les revendications de réserves de gaz naturel en Méditerranée orientale.
Tous ces États, et l’Union européenne, avaient fermement rejeté ce fait accompli. En mai dernier, la Turquie a annoncé qu’elle allait effectuer des forages de gaz dans les eaux revendiquées par Chypre, une mesure que le Département d’État américain a qualifiée de «très provocante». Enfin, les avions de chasses turques empiètent régulièrement sur l’espace aérien grec.
Pour la Turquie, l’intervention en Libye est le fondement d’une posture expansionniste croissante, rendue possible par le printemps arabe et motivée à la fois par des impératifs idéologiques et économiques. Dans l’immédiat cela permet d’ouvrir la voie à un futur marché prometteur pour les produits turcs, militaires et civils, à l’adresse des communautés d’obédience islamiste. Pour ce faire, il faut que la Turquie devienne dans ce cas un élément incontournable de tout futur règlement en Libye.
Alors que la Russie n’a cessé de soutenir Haftar à ce jour, le président russe Vladimir Poutine semble tolérer les actions de la Turquie dans l’ouest de la Libye, car cela sert des priorités plus élevées – et non des moindres, en sapant l’Otan. En l’absence d’une intervention américaine ou européenne significatives contre les manœuvres belliqueuses d’Ankara, la Turquie pourrait forcer une éventuelle partition de la Libye entre un Occident, dominé par les islamistes de Misrata, et un Orient dirigé par l’armée. Si la Turquie envoie des troupes dans l’ouest riche en pétrole de la Libye, cela entraînera très probablement l’Égypte dans une guerre totale: le président égyptien Sissi a déjà laissé entendre qu’il interviendrait militairement en Libye pour protéger les intérêts de l’Égypte.
Et la diplomatie tunisienne dans tout cela
Le communiqué de la présidence de la République, faisant suite à cette encombrante visite du Sultan Erdogan, a été fidèle à la conception que la Tunisie se faisait et se fait des relations internationales.
En effet, malgré les changements considérables survenus dans la sphère de relations internationales annonçant une rupture avec les fondamentaux de la politique extérieure, la diplomatie tunisienne, sans renier ses appartenances géopolitiques et culturelles qui nous liaient à certains pays et nous engageaient à appuyer certaines causes, s’inscrit encore dans une certaine tradition devenue presque immuable et que l’histoire avait dans une certaine mesure justifié : pondération, retenue, équilibre à la mesure de notre poids géostratégique et nos moyens, nos préoccupation ainsi que nos intérêts économiques; un comportement dosé qui nous libérait du statut d’objet soumis à l’approbation de telle ou telle puissance. Ni socialiste, ni néolibérale, ni farouchement antioccidentale, ni nationaliste arabe, ni donneuse de leçons, ni chantre du tiers-mondisme, de l’arabisme, de l’islamisme ou tout autre idéologie hégémonique. Enfin, nous ne fûmes jamais soumis à la «diplomatie du chéquier» des pays du Golfe, au point de devenir leur bras séculier, nous sommant de nous engager sans réfléchir et de prendre des décisions qu’ils n’oseraient pas initier eux-mêmes.
Cette posture nous a valu une indépendance relative sans l’hostilité nuisible de telle ou tel voisin, et une certaine susceptibilité quant à notre souveraineté qui ne signifiait nullement une absence de la scène internationale. Cette cohérence a permis à la Tunisie de traverser la guerre froide sans encombre nonobstant des penchants pro-occidentaux et francophones que justifiaient l’histoire, les impératifs du développement et l’Etat d’un monde arabe fragmentée et en proie à toutes les instabilités. Pourvu que ça dure.
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