La colère plus que la résignation planait sur les funérailles du général Qassem Soleimani, accompagné à sa dernière demeure par des dizaines de milliers de ses partisans criant «mort à l’Amérique», hier samedi 4 décembre 2020.
Par Hassen Zenati
Adversaire probable pour les Démocrates de Donald Trump à la prochaine élection présidentielle des Etats-Unis, Joe Biden n’y est pas allé par quatre chemins. En ordonnant l’assassinat du général Qassem Soleimani, chef de l’unité Al Qods des forces spéciales iraniennes, Trump «a jeté un bâton de dynamite dans une poudrière», a-t-il dit.
Au-delà de la rhétorique électorale à usage interne, Joe Biden n’a fait qu’exprimer une inquiétude diffuse qui s’est saisie du monde entier après ce «coup à la Trump», qualifié par la majorité des analystes d’«acte de guerre». Non seulement, il visait un chef du sommet de la hiérarchie militaire iranienne, «héros» pour son peuple, mais ce dernier a été abattu par un drone dans un pays étranger, l’Irak, où il négociait l’installation d’un nouveau gouvernement avec des acteurs locaux rendus impuissants par d’interminables manifestations de rue.
Clivage entre pro-américains et anti-américains
Trump assume et revendique d’avoir personnellement donné l’ordre d’agir selon une méthode éprouvée empruntée aux services israéliens pour «neutraliser» le général Soleimani, ciblé depuis longtemps, à ses dires. Pour marquer son «triomphe» aux yeux de ses électeurs subjugués par son slogan phare : «Make America great again», il s’est contenté de diffuser sur son compte twitter, sans aucun commentaire, un drapeau américain, laissant à son secrétaire d’état, Mike Pompeo, faucon parmi les faucons, le soin de dispenser les explications diplomatiques ennuyeuses, mais indispensables.
Le général Soleiman est ainsi accusé d’avoir causé la mort de nombreux Américains et de se préparer à en tuer d’autres par dizaine, si on l’en croit. «Nous savions que c’était imminent, nous avons agi pour l’en empêcher», a-t-il dit, sans donner la moindre indication sur les opérations projetées, ni sur le timing. Il mérite donc «l’enfer» dans lequel le président américain l’a envoyé pour toujours. CQFD. Après quelques heures passées à savourer son «triomphe» entre deux parties de golf dans son ranch de Floride, Trump est revenu brièvement sur l’affaire pour indiquer que dans son esprit, l’assassinat du général Soleimani n’était pas le «début d’une guerre» avec l’Iran, mais devrait marquer «la fin de la guerre» que Téhéran n’a cessé de livrer aux Etats-Unis, directement ou par procuration, et qu’il souhaitait désormais une «désescalade».
Ces prédispositions conciliantes ne l’ont pas empêché de récidiver le lendemain, en faisant bombarder, en toute bonne conscience, un site du Hachd El-Chaabi, les milices pro-iraniennes d’Irak, près de Bagdad. Il reprend ainsi la stratégie de Ronald Reagan en 1984, qui lui a finalement réussi, consistant à creuser un clivage entre pro-américains et anti-américains : «ceux qui sont contre moi sont contre les Etats-Unis».
Trump brouille les pistes en jouant à l’ingénu
Pour les uns, Tump, redoutable homme d’affaires et as de la téléréalité, agit à l’instinct en se moquant de l’avis de ses collaborateurs comme de celui de ses partenaires. Pour d’autres, en revanche, il suit une feuille de route méticuleusement tracée, ayant eu au préalable l’assentiment des divers services gravitant autour de la Maison Blanche, mais s’ingénie à brouiller les pistes en jouant à l’ingénu, parfois au clown. Ne doutant de rien, la haute idée qu’il a de lui même, l’a porté il y a peu à proclamer : «J’ai le droit absolu de me pardonner», en balayant d’un revers de main les accusations de mensonges dont l’accable la Chambre de représentants à majorité Démocrate, et qui pourraient provoquer sa destitution (impeachement), même si ce n’est pas l’issue la plus probable du procès instruit depuis plusieurs semaines contre lui pour connivence avec les Russes lors du dernier scrutin qu’il a remporté sur le fil.
Pour Trump, qui voulait conforter sa posture de «Commander in Chief», à dix mois d’une présidentielle qui se jouera sans doute une nouvelle fois à coûteux tirés, le général Soleimani était un «gibier» de choix. À 62 ans, dont vingt à la tête de l’unité d’Al Qods, la plus prestigieuse des Forces Spéciales iraniennes, créée par l’Ayatollah Khomeini pour exporter la révolution islamique, il était une figure charismatique dans son pays, dont l’aura rayonnait bien au delà des armées. Le Guide suprême de la révolution, Ali Khamenei, l’a surnommé : «le martyr vivant» de la révolution, dont il a épousé toutes les causes allant jusqu’à s’exposer au sacrifice suprême pour les défendre. Pour beaucoup d’Iraniens, il était d’abord celui qui a vaincu l’Etat islamique de Daech en Syrie et en Irak, et qui continuait à fortifier ce «croissant chiite», dont le rêvent les Ayatollahs de Téhéran pour mettre un terme à la domination sunnite au Moyen-Orient, sous le patronage de l’ennemi de toujours, l’Arabie Saoudite.
L’Iran crie vengeance
Issu d’un milieu modeste, Soleimani venait d’une région montagneuse et agricole. Il avait fait ses armes durant la guerre Irak-Iran de 1980 à 1988, participant à des opérations de reconnaissance derrière les lignes ennemies, les plus meurtrières. Ses actes de bravoure et sa longue carrière sous l’uniforme ont fait de lui progressivement le stratège de la puissance iranienne au Proche-Orient et au Moyen-Orient, présent sur tous les théâtres, notamment irakien et syrien, surveillant de près le Liban grâce au Hezbollah, qu’il arme et entraîne. Son engagement en Syrie lui a permis de contenir les adversaires du régime de Damas, de sauver le président Bachar El-Assad et de pousser les Russes à s’impliquer davantage dans la guerre.
Faucon sur le plan idéologique, ayant bien assimilé tous les dogmes de la République islamique, il pouvait, grâce à son sens tactique très développé et par pur pragmatisme, se muer en colombe pour nouer des alliances de circonstances avec ses pires ennemis. Il a ainsi travaillé main dans la main avec les Américains, dont il était officiellement la bête noire, contre les Talibans en Afghanistan et pour l’anéantissement de Daech en Irak et en Syrie. C’est au général Esmaïl Ghaani, nommé sans tarder, que reviendra la lourde tâche désormais de continuer le travail de l’homme, dont il était l’adjoint depuis1997. Blacklisté par les Etats-Unis, il figure déjà sur la liste de prochaines cibles possibles de l’armée américaine.
L’Iran, qui crie vengeance depuis la perte, cruellement ressentie, du général Soleimani, a-t-elle les moyens de rendre coup pour coup ? Ses capacités de nuisance dans une région aussi vaste et vulnérable que le Proche-Orient, et qui reste peu contrôlée au total, sont grandes, sans aucun doute. Il dispose sur place, en Europe, et même aux Etats-Unis, de cellules dormantes qui pourraient être activées à tout moment, expliquent des experts de l’anti-terrorisme.
Cependant, leurs moyens d’action restent limités. Les attentats éventuels feraient plus de bruit dans les médias que de dégâts et auraient peu de chances de bouleverser la donne. Aussi, entend-t-on des responsables iraniens, allant à contre-courant du nationalisme à vif de la rue, se demander à voix basse si l’enjeu en vaut-il la chandelle.
L’Iran perd les guerres, mais gagne les batailles diplomatiques
Pour certains dirigeants iraniens, au-delà des gesticulations à usage interne, l’enjeu reste la levée des sanctions américaines qui étouffent l’économie et fait gonfler les voiles de la révolte dans les quartiers peuplés des grandes villes, qui attendent vainement une éclaircie depuis plus d’un demi-siècle. Il est aussi dans le sort qui sera en fin de compte réservé au nucléaire, aujourd’hui entre deux injonctions : celles des Européens qui exigent un strict respect de l’accord de limitation signé avec Téhéran – mais dénoncé par les Etats-Unis – et celles de l’aire dure du régime, Mollahs et Pasdarans, qui plaident pour une reprise immédiate de son développement, malgré les risques, selon la feuille de route conduisant jusqu’à la fabrication d’un armement nucléaire qui sanctuariserait le pays.
Pour Trump, il s’agit moins de «changer le régime», comme il l’a affirmé à plusieurs reprises depuis le début de la crise, que de le plier à ses volontés. L’Iran perd souvent les guerres, mais gagne toutes les batailles diplomatiques, a-t-il dit un jour, promettant d’ajuster ses moyens à ses objectifs pour parvenir à ses fins : amener le régime à négocier en position de faiblesse. Les assassinats ciblés et l’emploi des drones font partie de la nouvelle panoplie. Au risque d’une escalade sans fin. Beaucoup d’Iraniens ont le sentiment d’être dans la gueule du loup.
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