Si vos enfants sont restés seuls une soirée à la maison, ils peuvent désormais se passer de vous. Quand un pays est-il le mieux gouverné ? Réponse: quand il n’a pas de gouvernement. Cela est surtout valable pour la Tunisie actuelle, où plus de 150 jours «sans gouvernement» n’a pas changé grand-chose à la réalité courante.
Par Yassine Essid
Depuis le lancement de la campagne électorale, c’est-à-dire pendant plus de quatre longs mois, la Tunisie pays vivait sans gouvernement, et avançait quasiment en roue libre. Au départ, le chef de gouvernement et le ministre de la Défense, stimulés par les sondages engageants, avaient profité d’un congé payé pour aller tous les deux tenter leur chance à l’élection présidentielle non sans avoir confié au préalable l’action gouvernementale à un intérimaire comblé qui ne s’engageait à rien de précis.
Mais quand le chef n’y est plus, comment pourrait-on indiquer la responsabilité ministérielle qui est une sauvegarde pour le pouvoir gouvernemental ? Les ministres signent vainement des décisions qui ne seraient pas revêtues de son sceau. Ils n’ordonnent plus, n’administrent plus mais participent à des réunions publiques, une manière pour eux de se prouver à soi-même qu’on existe. Certains s’acquittent cependant de leur fonction, et aiment qu’ils font bien leur travail mais le cœur n’y est plus.
Après l’arrivée de Kaïs Saïed à la présidence de la république, les titulaires des portefeuilles de la Défense et des Affaires étrangères sont limogés, le ministre de l’Enseignement supérieur s’en va ailleurs profiter d’un juteux contrat. Son collègue du Transport va siéger dans la nouvelle Assemblée des représentants du peuple (ARP). Et voilà le gouvernement désormais réduit à la portion congrue.
Le président de la République confie ensuite à Habib Jemli, une personnalité proposée par les islamistes, le soin de former un gouvernement. Youssef Chahed, candidat malheureux, retrouve pour un temps son siège de chef de gouvernement et s’acquitte de sa mission avec la même ferveur, comme si de rien n’était pour traiter les affaires courantes, entendons par là aussi bien «des affaires en cours» que «des affaires banales et insignifiantes». Bref, faire en sorte de répondre aux questions urgentes sans plus. Un gouvernement qui se contenterait de gérer les affaires courantes, sans politique politicienne ni dogmatisme, qui ne ferait pas de réformes spectaculaires pour les défaire plus tard, qui ne prendrait pas de mesures électoralistes puisqu’il ne penserait pas aux élections, qui n’en rêverait?
Un marché gagnant-gagnant Rached Ghannouchi-Nabil Karoui
La formation d’un nouveau gouvernement ayant été confiée par les soins de Rached Ghannouchi à M. Jemli, qui n’est pas un partisan de la guerre éclair, a duré un mois et demi avant d’être enfin soumise à l’agrément du chef de l’Etat. Une liste de 28 ministres et 15 secrétaires d’Etat pseudo-indépendants, soigneusement confectionnée par les islamistes en prenant soin d’y adjoindre le nom d’un ami cher à Nabil Karoui : Fadhel Abdelkéfi. Un marché gagnant-gagnant qui leur assure un vote de confiance au parlement grâce aux voix des 38 représentants de Qalb Tounes prêts à tous les compromis pourvu que leur chef continue à jouir de l’impunité.
Cette lenteur n’a fait qu’aggraver la démobilisation générale. La majorité silencieuse a fini par oublier l’existence même du chef de gouvernement putatif. Une preuve supplémentaire de la distance qui sépare depuis quelques années le citoyen de ses institutions et la lassitude de la politique qui est tombée en déshérence aux yeux du public. Si la politique politicienne inspire au mieux le sourire, au pire le mépris, le rejet ou l’indifférence, elle le doit aux nombreuses affaires et scandales politico-financiers qui agitent le microcosme politique en Tunisie depuis plus de 9 ans.
Plus de 150 jours sans gouvernement n’a pas changé grand-chose à la réalité courante. Les affaires étaient assumées et gérées par toutes les instances avec la même banalité, les mêmes mœurs et la même monotonie. Le pays semblait vivre sa vie sans s’abstraire du quotidien.
Pendant tout ce temps, nous avons appris à nous passer de gouvernement, autrement dit d’une organisation politique qui doit préparer l’avenir, adapter le pays aux évolutions du monde, proposer une vision et de grands desseins.
Mais à quelque chose malheur est bon. Le vide est une bonne chose quand il s’agit de rétablir les comptes publics ! Le gouvernement ne peut faire voter de nouvelles dépenses : cela pousse à l’économie. Les frais des ministères sont évidemment réduits à leur plus simple expression.
La nation vole en pilote automatique
Pendant 150 jours nous nous ne sommes pas retournés à l’état de nature, ni souffert de l’absolutisme, ni vécu l’anarchie, ni perdu nos droits fondamentaux, ni vu les hommes en forts et faibles se disputer comme des bêtes féroces leur nourriture. On s’attendait à ce que le pays tombe dans l’anarchie, qu’on verrait le chaos régner ainsi que le laissez-faire, au nom du chacun pour soi, et ou une liberté individuelle qui, jouant en tous sens, aurait conduit à la guerre de tous contre tous. Tout le contraire.
Depuis 150 jours, le pays, étrangement, se porte nettement mieux qu’avant. La loi des finances a été votée dans le calme et la sérénité, les salaires sont payés régulièrement et sans retard, la rentrée scolaire s’est bien déroulée, la sécurité est assurée en permanence, la paix sociale est préservée, le tourisme enregistre des records d’affluence, le dinar tient bon, le stock des réserves en devises atteint 109 jours d’importations, l’agriculture est florissante car le pays n’a jamais connu des rendements aussi élevés de céréales et d’huile d’olive. Sur le plan de l’emploi ce n’est pas pire qu’avant, et surtout personne ne nous menaçait d’entreprendre les réformes économiques jugées depuis 10 ans nécessaires et douloureuses et régulièrement différées.
Les Tunisiens s’en sortent donc très bien sans une équipe d’administrateurs, élus ou non élus, qui ne valent pas mieux que nous. Depuis quatre mois, et ce n’est pas encore fini, un gouvernement intérimaire n’a pas fait autre chose que prouver qu’il ne contrôlait plus rien car l’eau coule toujours du robinet, les rues sont éclairées la nuit, les magasins sont ouverts et il n’y a eu aucun pillage. L’Etat continue de percevoir nos impôts, nous continuons d’être connectés à Internet, les médias biaisés et neutres continuent de fonctionner pleinement. En d’autres termes, la nation vole en pilote automatique.
Qu’est-ce qu’un gouvernement ? C’est une façon de faire vivre pacifiquement beaucoup de gens ensemble. Qu’est-ce qu’un gouvernement est censé faire, vraiment? Rendre les gens heureux. Pour ce faire, un bon gouvernement consiste d’abord à donner le bon exemple, inciter les gens à respecter les lois, confier aux personnes les plus efficaces et les plus compétentes des tâches telles que l’amélioration de la qualité de la vie, la réduction de la misère, le développement de l’éducation et de la culture, l’instauration de plus de justice et d’égalité, l’allocation rationnelle du budget, la promotion de l’unité et de l’harmonie afin que les ressources nationales puissent être utilisées correctement.
À quoi sert un gouvernement quand il s’agit de laisser-faire ?
Un pays sans gouvernement, est-ce vraiment si grave ? Oui si le gouvernement sait ce qu’il est censé faire. Mais nous n’avons pas besoin d’un gouvernement quand il s’agit de laisser-faire. Un gouvernement est nécessaire parce que personne d’autre ne peut aider les défavorisés et lutter contre les inégalités. Mais alors qui percevra les impôts des riches pour les utilisera à aider les pauvres? Qui peut s’assurer que la population a accès à un bon système de santé? Si la corruption prospère, si les inégalités s’accentuent, si le désordre s’installe et si les services publics sont toujours aussi indolents, nous n’avons plus besoin d’un gouvernement pour nous le dire sans agir. Les nations ont besoin de dirigeants parce que des visions d’avenir sont nécessaires. Or sur une bonne vision politique il y en a 10 de mauvaises.
Les agents du service public font toujours preuve d’un manque de bienveillance et de sollicitude envers les usagers, mais on s’en accommode, comme on s’accommode de tous ce que les précédents gouvernements, y compris le prochain, n’ont jamais réussi à régler : la saleté, la misère, le désordre, les petits trafics, la corruption, la culture d’une ignorance masquée et tenace.
Un gouvernement est-il vraiment nécessaire ? Non. Pourquoi? Tout simplement parce que son absence n’a pas provoqué de crise institutionnelle et qu’il n’a pas prise sur la vie quotidienne. Les gens vaquent à leurs occupations où qu’ils vivent, les bureaucrates font normalement leur travail sans avoir besoin de directives et surtout tant que la politique se mêle le moins possible des affaires publiques.
Douze millions de Tunisiens viennent de prouver qu’ils n’ont pas besoin d’un gouvernement. Appelez cela sarcasme ou plaisanterie, mais nous devons sérieusement envisager la possibilité de vivre sans la cause principale de notre misère. S’il s’agit de n’importe quel gouvernement tel que nous le connaissons, c’est encore plus vrai de celui qui s’apprête à diriger le pays.
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