Au-delà du convenu, la relance de la coopération tuniso-algérienne, au risque de la stagnation, devrait enjamber les rapports bilatéraux pour se donner pour horizon, dans un monde en plein bouleversement, le Maghreb, vieux rêve des peuples de la région qu’il faut ressusciter.
Par Hassen Zenati
Le courant semble être bien passé, à l’occasion de sa courte visite d’Etat en Algérie, entre le président tunisien Kaïs Saïed et son homologue algérien Abdelmadjid Tebboune. Les deux chefs d’Etat, qui viennent d’accéder aux commandes, aspirent chacun, dans des conditions difficiles, à la construction d’un «pays nouveau», assis sur des institutions démocratiques, ouvert économiquement, socialement solidaire. Leurs discours ont un air de famille sur les questions internes, et ils ont rapidement constaté leurs convergences de vue sur les dossiers diplomatiques les plus brûlants.
Pas de solution militaire à la crise libyenne
La crise libyenne doit ainsi trouver «une solution libyenne», dans la concertation entre Libyens, sans interférence étrangère, éventuellement avec le soutien de leurs voisins immédiats, agissant comme facilitateurs, et il n’y aura «pas de solution militaire» au conflit, ont-ils souligné. Un message destiné notamment à calmer les ardeurs du Maréchal Khalifa Haftar, qui menace régulièrement de franchir le Rubicon en prenant d’assaut la capitale libyenne, Tripoli, et qui constitue accessoirement aussi un avertissement à la Turquie de plus en plus tentée d’intervenir militairement dans la crise. S’agissant de la Palestine, ils ont proclamé leur rejet ferme de «l’accord du siècle» annoncé par le président américain Donald Trump, et renouvelé leur soutien au peuple palestinien pour le recouvrement de tous ses droits légitimes et la création d’un Etat national, avec Al Qods pour capitale. Les deux ont parlé de «vues analogues et conformes» sur ces sujets.
Ils ont enfin réaffirmé la nécessité de poursuivre leur étroite coopération dans la lutte contre le terrorisme : «la sécurité de la Tunisie fait partie de la sécurité de l’Algérie», a dit M. Tebboune, et réciproquement, lui a répliqué Kaïs Saïed.
Les deux pays sont bordés par plus de 1.000 km de frontière commune à proximité de la «poudrière» libyenne, d’où s’infiltrent souvent des groupes ou des individus armés menaçant leur sécurité nationale. Depuis 2011, ils se sont employés, par un travail de coopération, persévérant et méticuleux, à sécuriser au mieux ces espaces frontaliers, que les «jihadistes» libyens et étrangers sont tentés de transformer en «sanctuaires» pour leur équipées criminelles comme au Mali. La Tunisie a bien tiré profit de la longue expérience de l’armée algérienne dans la lutte anti-terroriste.
«Facilités» financières algériennes à la Tunisie
Sur le plan bilatéral, le président algérien a fait un geste en accédant aux demandes du président tunisien de l’aider à surmonter la phase difficile que traverse la Tunisie sur le plan financer, au moment où à Tunis, des experts mettent en garde contre le rétrécissement des marges de manœuvre de l’Etat, en raison d’un déséquilibre prononcé entre les recettes et les dépenses publiques. La Tunisie vit largement au dessus de ses moyens, diagnostiquent-ils. Deux mesures ont été annoncées. L’Algérie accordera des facilités de paiement à la Tunisie pour ses achats de gaz (GNL) algérien. Elle effectuera d’autre part un dépôt de 150 millions de dollars à la Banque centrale de Tunisie (BCT), qui permettra à cette dernière d’améliorer son bilan pour se présenter en meilleure posture devant ses créanciers internationaux. Il s’agit bien d’un dépôt, qui n’est ni une aide, ni un crédit, a-t-on précisé. Il peut en outre être retiré à discrétion. Le défunt président Béji Caïd Essebsi avait déjà eu recours aux «facilités» algériennes, en obtenant un don de 50 millions de dollars et un prêt de 100 millions de dollars, qui lui avaient permis de faire face à de pressantes échéances.
Les relations commerciales très en-deçà du potentiel réciproque
Mais les principaux autres dossiers économiques et commerciaux ont été laissés en souffrance. Ils seront abordés lors d’une visite d’Etat que le président algérien compte effectuer en Tunisie, vraisemblablement immédiatement après la formation du gouvernement tunisien.
La feuille de route comporte la discussion des problèmes douaniers, de la coopération transfrontalière et des relations inter-entreprises. Depuis 2008, une série d’accords ont été signés dans ces domaines, mais ils attendent encore pour la plupart d’être mis en application. Les relations commerciales entre les deux pays restent relativement faibles, en rapport avec le potentiel existant, soit environ moins de deux milliards de dollars d’échanges dans les deux sens (hydrocarbures et dérivés, côté algérien, agroalimentaire, textile et équipements industriels, côté tunisien).
Sur un autre plan, la Tunisie bénéficie annuellement d’un flot bienvenu et dense de touristes algériens réguliers, dont la manne conforte sa balance de paiement. 15.000 Tunisiens, travailleurs, commerçant ou étudiants, résident en Algérie.
Comment réveiller un Maghreb en pleine léthargie ?
Les deux présidents ont par ailleurs donné le sentiment qu’ils ont la volonté de se pencher pendant leur mandat sur un dossier essentiel, celui de l’Union du Maghreb arabe (UMA), en pleine déshérence. Le ‘‘Quotidien d’Oran’’ a ainsi parlé de possible «relance de l’UMA», et Kaïs Saïed a souligné qu’il fallait aller au-delà du bilatéral vers la création de «nouveaux instruments» de coopération.
Il y a quelques décennies, interrogé sur les possibilités nouvelles de coopération entre les Etats-Unis et l’Union Européenne (UE), le secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger avait répondu avec un sourire malicieux : «Avez-vous un numéro de téléphone à proposer pour contacter l’Europe?».
L’anecdote avait fait le tour de la terre. Depuis, l’UE s’est installée dans le paysage international, a élu ou désigné ses représentants habilités à prendre langue avec le reste du monde, s’est créé un espace propre que même le «brexit» (retrait de la Grande Bretagne, effectif depuis le 31 janvier à minuit), ni les tiraillements récurrents entre membres, ne menacent plus de dislocation.
C’est loin d’être le cas de l’UMA, dont la création avait été décidée en 1988 à Zeralda (Algérie), puis confirmée à Marrakech (Maroc) en février 1989. Installée depuis dans ce pays, elle est aux abonnés absents, sans voix. On compte sur les doigts d’une seule main, ceux qui savent que son secrétaire général, depuis 2016, est le Tunisien Taïeb Baccouche, linguiste, syndicaliste et militant des Droits Humains, plusieurs fois ministres, ni que cette organisation associant cinq pays voisins : Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie et Libye, dispose d’un Conseil consultatif, sorte de Parlement composé de 301 membres, siégeant à Alger, qui se réunit, en principe, une fois par an en session ordinaire, et se réunit en session extraordinaire à la demande du Conseil de la Présidence, pour émettre un avis sur tout projet de décision que lui est soumis
En fait, l’UMA et ses institutions rappellent de plus en plus l’Arlésienne (Alphonse Daudet, ‘‘Lettres de mon moulin’’), dont tout monde parle, mais que personne n’a vue. C’est un fantôme qui vient parfois hanter les nuits des dirigeants politiques actuels du Maghreb pour leur rappeler qu’il y a plus de soixante dix ans, leurs ainés, en lutte contre la colonialisme français, avaient fait le serment à Tanger (Maroc), de mener à bonne fin la création d’une Union populaire, qui serait l’héritière d’une longue histoire commune commençant avec Al-Mourabitoune en 1050.
Une longue marche attend encore l’UMA
Le dernier sommet de l’UMA remonte à 1994 en Tunisie. Un autre devait le suivre en 1999 au Maroc, mais le projet s’est perdu dans les sables mouvants d’une diplomatie opaque et brouillonne, dont on ne compte plus les ratages. Prétexte à tous les blocages, l’épineuse question du Sahara Occidental, laissée à l’Onu, avait été pourtant retirée d’office du «menu» de l’UMA, afin de permettre une meilleure fluidité des relations au sein de l’organisation maghrébine.
Seule (maigre) réalisation annoncée ces dernières années : la création en 2017, avec un retard de plusieurs années, de la Banque maghrébine d’investissement et de commerce extérieur (BMICE), pour, en principe, favoriser l’intégration des marchés des cinq pays membres, développer les investissements et les échanges inter-maghrébins, mobiliser les capitaux pour financer des projets d’intérêt commun dans la zone. Elle végète à Nouakchott (Mauritanie), son siège social, sans boussole.
L’UMA s’étend sur une superficie de 6 millions de KM2, avec une population qui approche désormais 100 millions d’habitants, dont la moitié à moins de 30 ans. Son sous-sol est riche en pétrole et d’autres minerais (phosphates – fer), son agriculture, malgré ses faiblesses, peut couvrir ses besoins et au delà. Elle dispose enfin d’une longue façade maritime sur la Méditerranée, qui lui donne un atout géopolitique essentiel au sud de l’Europe, à proximité des principaux théâtres de conflits du Proche-Orient. Son Sahara, le plus grand désert du monde, pousse une pointe jusqu’aux terres d’Afrique : Mali, Niger, Tchad. Ce serait une plateforme idéale entre l’Europe et l’Afrique, au delà de la Méditerranée.
La déclaration constitutive de l’UMA engageait les signataires à «coordonner, harmoniser et rationaliser leurs politiques et stratégies pour un développement durable dans tous les secteurs de l’activité humaine», la réalisation progressive de la libre circulation des personnes et des services, des marchandises et des capitaux entre Etat membres». Elle lui prescrit plusieurs étapes : institution d’une zone de libre-échange, suivie d’une union douanière et d’un espace douanier unifié, avec adoption d’un tarif extérieur commun vis-à-vis du reste du monde, et la création, enfin d’un «marché commun qui doit consacrer l’intégration des économies maghrébines».
Aucun de ces engagements n’a encore vu le jour, sinon partiellement, à l’occasion de la signature d’accords bilatéraux, qui sont oubliés aussitôt paraphés. Des membres du Conseil consultatif plaident en vain de leur côté depuis plusieurs années en faveur de la création d’un Parlement maghrébin de plein exercice, dont les membres seraient élus au suffrage universel direct.
De nombreux experts ont tenté ces dernières années d’évaluer ce qu’ils appellent «les coûts du non-Maghreb». Ils sont considérables, entre 1 et 2,5% du PIB global des cinq pays. Jouissant d’une proximité culturelle et linguistique, idéalement situés entre l’Europe et l’Afrique subsaharienne, les cinq pays pourraient, grâce à des politiques d’intégration active, tirer profit d’économies d’échelle, en attirant d’avantage d’investissements étrangers, et renforcer ainsi leur capacité de négociation avec les grands blocs commerciaux, en accélérant leur croissance.
S’il n’est pas trop tard pour redresser la barre …
Parmi les causes essentielles de la non-intégration figurent les législations disparates à profusion, ainsi que l’insuffisance des infrastructures de transport et de communication. Les échanges intra-maghrébins représentent moins de 5% du total de leurs échanges avec le reste du monde, dont l’Europe absorbe environ 70%. Elle pèse d’ailleurs de plus en plus lourd sur ces échanges, malgré une volonté de diversification affichée, mais qui ne parvient pas à se concrétiser.
La Tunisie et l’Algérie qui ont négocié séparément un accord d’association avec l’UE, en pâtissent aujourd’hui sur le plan financier, alors qu’ils auraient pu mieux équilibrer leurs revenus en négociant à deux, relèvent des experts, persuadés qu’il faut désormais faire «front commun».
Pour sa part, le Maroc s’est envolé depuis des années pour dans un «cavalier seul», qui en fait le partenaire privilégié de l’UE dans la région. Il regarde en outre plus souvent vers l’Afrique que vers ses voisins immédiats. Conclusion d’un rapport récent du FMI : «Des considérations géopolitiques et des politiques économiques restrictives ont empêché l’intégration régionale. Les politiques économiques, guidées par des considérations nationales prêtant peu d’attention à la région, ne sont pas coordonnées. Les restrictions aux échanges et aux mouvements de capitaux restent importantes et freinent l’intégration régionale pour le secteur privé».
S’il n’est pas trop tard pour redresser la barre, il serait plus avisé d’entamer le plus vite possible la longue marche qui attend l’UMA si elle veut compter un jour dans la mondialisation face aux grands ensembles industriels et commerciaux, plaident-ils.
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