Les utilisateurs des statistiques officielles, en l’occurrence les syndicats, bailleurs de fonds, chercheurs et autres journalistes, sont de plus en plus nombreux à manifester, haut et fort, leur insatisfaction des informations fournies par l’Institut national de la statistique (INS) et son appendice, l’Observatoire de la conjoncture économique (OCE). Ces informations ne les aideraient pas à évaluer, objectivement, les politiques économiques et monétaires du pays. Pour y remédier, certains réclament la mise en place, aux côtés de l’INS, d’un organisme autonome et non-conformiste similaire à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE).
Par Khémaies Krimi
Une telle structure aurait pour mission «d’étudier en toute indépendance la conjoncture de l’économie tunisienne, ses structures et son environnement extérieur (…) et de formuler, dans la mesure où elle estimera possible, des prévisions économiques à court, moyen et long terme.»
Manipulation des chiffres, un sport national au temps de Ben Ali
Il faut reconnaître qu’au début des années 90, Mansour Moalla, plusieurs fois ministre au temps de Bourguiba, avait eu l’idée de lancer un observatoire similaire mais il a été empêché, sans ménagement, de mener à terme son projet par l’ancien président Ben Ali. Ce dernier était profondément convaincu que pour tenir les Tunisiens en laisse, il fallait entre autres, contrôler les statistiques et les maquiller pour donner, constamment, une image acceptable du système en place.
Conséquence : tout était beau et positif et 80% des Tunisiens avaient un logement. Seuls 3,8% d’entre eux vivaient en dessous du seuil de pauvreté. L’économie tunisienne était la plus compétitive au Maghreb et en Afrique…, le taux d’encadrement dans les entreprises était parmi les plus élevés en Afrique et dans le monde arabe, le taux d’adduction d’eau potable avoisinait les 90%, idem pour le taux d’électrification…
À l’époque, les fonctionnaires-statisticiens de l’INS aux ordres étaient diabolisés et pointés du doigt par les chercheurs, médias et opinion publique pour la publication de chiffres ne correspondant guère à la réalité.
Après 2011, le maquillage des chiffres s’est poursuivi
Les choses ne se sont pas améliorées après le changement du 14 janvier 2011. Aujourd’hui, pratiquement, aucun indicateur ne correspond à la réalité ou n’y correspond avec l’exactitude requise. À titre indicatif, le taux d’endettement est officiellement estimé entre 70 et 75% mais réellement, il serait à plus de 100% si on prend en considération la dette des entreprises et des établissements publics, les garanties de l’Etat et la dette du secteur privé.
Autre indicateur tronqué : officiellement, le pouvoir en place nous dit que les avoirs en devises avoisinent les 19 milliards de dinars tunisiens, mais il ne nous dit jamais quels sont les groupes, particuliers et secteurs qui en profitent le plus à l’importation.
Le taux de pression fiscale est également maquillé, c’est-à-dire embelli. Calculé, uniquement sur la base des recettes fiscales, son taux évalué, officiellement, à 25,4% du PIB, serait de l’ordre de 32,5% si on prend en compte les pressions locales et sociales (cotisation payées par les salariés et entreprises aux caisses de sécurité sociale qui sont des établissements publics…).
Le taux d’inflation, estimé au mois de février 2020 à 5,8% pour les prix des produits compensés, serait en fait à deux chiffres pour les produits non-administrés dont beaucoup sont aussi indispensables que les produits de base subventionnés.
Mieux, jusqu’à ce jour, on ne sait pas à quel prix réel on achète le baril de pétrole et chez quel fournisseur on l’acquiert. Ces donnes statistiques n’existent dans aucun document officiel. Et la liste est loin d’être clôturée.
Pour toutes ces raisons, il y a urgence, comme cela a été le cas dans les pays modernes, de créer une structure indépendante à même d’affiner les chiffres officiels, d’atténuer l’impact de cette manipulation des chiffres et de fournir des données crédibles car plus ou moins proches de la réalité.
Car, des statistiques exactes, cela n’existe nulle part. Pour reprendre cette boutade : «Les statistiques c’est comme le bikini, ça donne des idées mais ça cache l’essentiel». Cela pour dire que les statistiques est une science inexacte mais dynamique, constamment en évolution.
Les nouvelles tendances statistiques
À titre d’exemple, en 2008, l’ex-président français Nicolas Sarkozy, pris de court par la crise financière et insatisfait de l’état des informations statistiques sur l’économie et la société, a demandé aux éminents économistes Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi, président à l’époque de l’OFCE, de mettre en place la Commission pour la mesure des performances économiques et du progrès social (CMPEPS).
Les résultats des travaux de cette commission, consignés dans un rapport publié en 2010, sont fort intéressants et d’une grande actualité. Pour en retenir l’essentiel, cette commission a eu pour mérite de remettre en cause les systèmes statistiques actuels et des mécanismes de mesure de la richesse et du progrès social.
Globalement, le rapport de cette commission recommande l’élargissement des indicateurs à des activités non marchandes: garde d’enfants, conditions environnementales, bricolage, santé, illettrisme…
Il préconise d’intégrer dans le calcul de la richesse les facteurs qui favorisent «la soutenabilité» de l’économie, c’est-à-dire sa capacité à inscrire dans la durée le bien-être des gens. L’accent est ainsi mis beaucoup plus sur la mesure du degré de la qualité de vie que sur celle de la production économique marchande.
Concrètement, elle propose de substituer au Produit intérieur brut (PIB), le Produit national net (PNN). Ce nouvel indicateur qualitatif donne de meilleurs éclairages sur l’évolution du revenu réel, la consommation des ménages et le bien-être matériel en général. La commission invite les statisticiens à être davantage à l’écoute des ménages et à tout ce qui les touche de près (impôts, prestations sociales, intérêts des prêts, accès aux soins, à l’éducation…). Il s’agit également de prêter plus d’attention à la répartition des revenus et à instituer ce qu’elle appelle «le revenu médian», une sorte de barre entre ceux qui ne l’atteignent pas (-50%) et ceux qui le dépassent (+50%).
Enfin, la commission recommande, au chapitre de la méthodologie à suivre, de donner la priorité à l’enquête et aux sondages. Ces techniques favorisent, selon ses membres, une meilleure connaissance de la vie des gens, des inégalités, des expériences, des priorités des uns et des autres.
Par-delà ces tendances en Tunisie, tout pouvoir politique qui se soucie de sa pérennité se doit de s’en inspirer en créant en toute urgence un Observatoire indépendant des conjonctures économiques. C’est seulement à ce prix qu’il peut réduire, un tant soit peu, cet écart prononcé entre, d’une part, les mesures habituelles des grandes variables socio-économiques (croissance, inflation, chômage, endettement…), et, d’autre part, les perceptions négatives largement répandues de ces réalités.
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