Avant sa déroute à la présidentielle, Elyes Fakhfakh avait eu quand même la clairvoyance de faire une proposition qui a du sens : mettre en place une Agence nationale du renseignement. Maintenant qu’il est chef de gouvernement, avec un pays bientôt à l’arrêt, il aura tout le loisir de méditer les multiples facettes de son projet.
Par Yassine Essid
Au moment où on commémorait «l’épopée de Ben Guerdane», deux kamikazes ont commis un attentat, vendredi 6 mars 2020, dans le quartier des Berges du Lac 2, au nord de Tunis, où se trouve l’ambassade américaine, à Tunis. Un policier a été tué et cinq autres ont été blessés, ainsi qu’un civil. Une attaque perpétrée par deux jeunes tunisiens, parfaitement connus des services de police et de justice, qui a sensiblement affecté la joie sans ombre d’une toute provisoire victoire contre le terrorisme et ses agressions meurtrières dont sont l’objet les forces armées et de sécurité.
Ce que ce dernier attentat a révélé ce sont surtout les failles des services de renseignement dans leur traque du terrorisme. Certes, plusieurs attentats ont déjà été déjoués mais la menace est omniprésente et d’autres tentatives finiraient par être mises à exécution, et la police autant que les militaires qui sont les premiers à les contrer, sont aussi ceux qui en seront les premières victimes, pire, la cible de prédilection des terroristes.
Ce dont le pays a le plus besoin aujourd’hui, c’est d’un dispositif de renseignement bien organisé, efficace, garant de la survie de l’État, capable d’assurer sa sécurité par la collecte d’informations pertinentes afin d’anticiper et d’entraver les menaces, qui soit dirigé autant sur l’ennemi extérieur que sur celui qui se terre à l’intérieur de nos cités.
L’attentat du 6 mars a réactivé le constat que les services de renseignement sont amplement distanciés par la gravité des menaces et nous fait craindre le pire. Mais n’allons pas plus loin pour le moment et reprenons les choses dans le bon ordre, loin des fantasmes instrumentalisés par les uns et des contrevérités distillées par les autres.
Contentons-nous, pour l’instant, de cette définition générale du renseignement comme étant l’ensemble des organismes qui se consacrent à la recherche, la collecte, l’évaluation, l’analyse, l’intégration et l’interprétation de toutes les informations utiles à la préservation de la sécurité et de l’ordre public et qui a pour finalité de préparer et soutenir la décision politique.
Renseignement, sûreté de l’Etat et «mukhâbarât»
Le renseignement occupe historiquement une place centrale dans l’exercice de tout pouvoir politique nonobstant le caractère démocratique ou autoritaire de celui-ci. Chargés de la défense des institutions et de l’ordre social contre toutes les menaces de subversion, sa mission a avant tout un caractère politique qui tient tant aux objets surveillés qu’à ses destinataires, donnant à la sûreté de l’Etat une vocation policière de la politique, en laissant aux autres services la répression de la délinquance financière et de la criminalité organisée.
En Tunisie, le renseignement était d’abord et avant tout politique, destiné à servir le précédent régime, à assurer son maintien en luttant contre toute opposition. Sous l’appellation de Sûreté de l’Etat, «‘amn al-dawla», les services de renseignements tunisiens étaient chargés des enquêtes et de la lutte contre toute forme de contestation de l’ordre établi tout en se démarquant cependant des implacables mécaniques répressives des Etats arabes du Proche-orient, les «mukhâbarât», ces puissants et intouchables appareils qui, à l’instar des anciens KGB soviétique ou de la Stasi de la RDA, étaient les cerbères du monopole idéologique de ces régimes et dont l’activité est généralement orientée vers la lutte contre ses ennemis, allant jusqu’à se donner un droit de vie et de mort sur tout opposant.
En matière de renseignements il existait donc bien une exception tunisienne qui s’explique par le mode de gouvernement et ses techniques non strictement répressives dans l’exercice du pouvoir. En effet, sous l’apparente stabilité politique et sociale que proclamait le régime de Ben Ali à tout venant, se cachait en fait un fonctionnement policier impitoyable, mais pas uniquement. Comme pour l’inquisition médiévale où Église et autorités laïques étaient parties prenantes dans la lutte contre les hérésies, la surveillance du territoire et le contrôle de la population étaient en Tunisie fondés sur le principe de la collaboration et du partage des tâches entre la police et le RCD, chacun intervenant dans son domaine et suivant sa responsabilité propre.
L’omniprésence policière, bien visible, et l’étonnant ratio de fonctionnaires de police par habitant, qui faisaient de la Tunisie l’un des pays les plus encadré du monde, ne devraient cependant pas cacher l’élément le plus important dans le dispositif de surveillance et de contrôle permanent de la vie du Tunisien autant que des étrangers : le quadrillage du pays par les instances du parti. Celui-ci contrôlait en effet la totalité de l’appareil étatique, disposant de l’ensemble des médias qu’il utilise comme des instruments de propagande, créant des structures d’embrigadement de chaque catégorie de la société pour dénoncer toute infidélité au régime, fonctionnant comme un auxiliaire efficace de la police grâce à ses milliers de cellules, de comités de quartiers, de militants omniprésents remplissant le rôle d’agents informels de surveillance.
Cette fonction prioritairement sécuritaire des instances du parti, rendait ainsi superfétatoire l’existence d’un imposant organisme de renseignements. Nul besoin d’un ministère de la sécurité d’Etat pour remplir les fonctions de police politique, ni de structures trop voyantes pour traquer les opposants au régime, ni de colonels ou de généraux pour commander des milliers d’agents et informateurs. Tout se règle par la faculté d’anticiper au maximum le moindre frémissement, le moindre bruissement de contestation.
Missions des services de renseignements dans une société de liberté
Au lendemain de la chute de l’ancien régime, le 14 janvier 2011, l’institution policière, dont la vocation a été grandement viciée par le régime dictatorial, fut la première à pâtir d’une crise de confiance avec la population, confrontée à une sérieuse remise en cause et appelée à revoir sa mission. En attendant que soit définie la mission dévolue aux services de renseignements dans une société de liberté, le pays s’est trouvé exposé à des dangers réels et à des défis jusque-là inhabituels qui n’ont pas tardé à susciter dans l’opinion publique une certaine nostalgie pour le calme apparent de la dictature.
Nul besoin d’être un farouche opposant à Ennahdha pour voir les choses comme elles sont et reconnaître qu’avec l’arrivée des islamistes aux affaires sous le régime de la Troïka, on a vu s’installer progressivement un contexte de crise sécuritaire dont l’aboutissement avait constitué une réelle menace pour la paix civile. La fréquence et l’ampleur des cas de violence criminelle et d’extrémisme religieux et politique, portant atteinte à la citoyenneté, aux institutions et à la crédibilité de l’Etat, de sa police et de sa justice, culminant par deux assassinats politiques et l’insurrection terroriste du Chambi, sont l’évident témoignage d’un repli inquiétant en matière de maîtrise de la situation sécuritaire du pays et le résultat de graves défaillances dans ses structures de renseignement.
L’instauration d’un régime, qui peut compter sur le jeu démocratique pour s’imposer, exige qu’il assure avec diligence la modification à son profit des structures existantes, en commençant par les structures sécuritaires à la tête desquelles se trouvent de dirigeants et de fonctionnaires politiquement fiables et acquis à leur cause, capables de pratiquer sur le long terme des procédures de coordination effectives, sont autant de procédures qui permettent d’avoir une culture du renseignement qui soit au-dessus des partis et des appartenances idéologiques.
De nouvelles stratégies de défense dans un monde «globalisé»
Tout cela devrait faciliter singulièrement les affaires du renseignement en réduisant les interférences entre ce qui, auparavant, relevait exclusivement de la politique intérieure et ce qui était de l’ordre de la défense et de la politique étrangère.
Aujourd’hui, les notions de temps de paix et de temps de guerre, de menace, d’ami et d’ennemi, de secret d’Etat, sont de moins en moins clairement définies ni pertinentes. De même, les concepts d’adversaires et d’alliés ont tendance à s’estomper, et les stratégies, fortement influencées par la mondialisation des problèmes et la globalisation des échanges, évoluent au gré des circonstances. Face à la menace terroriste, ses activités en réseaux et ses cellules dormantes, quels moyens choisir ? Ceux de la paix ou de la guerre ?
De plus, le système international a subi des mutations qui ont transformé radicalement nos conceptions de la souveraineté. L’émergence de courants transnationaux, tant politiques, idéologiques, qu’économiques, a ouvert des voies d’influence étrangère en marge des institutions étatiques.
Ainsi, prenant appui sur le développement des technologies de la communication, il a été possible, pour certains, de recruter et d’envoyer des jeunes au jihad sans aucun égard pour la souveraineté.
En dépit de leurs mérites, les efforts entrepris par les différents organes de sécurité en Tunisie ont atteint leurs limites. Les inquiétudes que suscitent la situation internationale et la menace omniprésente du terrorisme obligent à disposer d’une structure de renseignement, pilotée et coordonnée, capable de comprendre, d’anticiper et d’agir. Cette garantie n’est pas encore assurée car est absente toute fluidité des relations interservices. C’est pourquoi la communauté de renseignement doit être dotée d’une structure de direction politique légitime, moins bureaucratique et plus stratégique, chargée de conduire une véritable politique nationale du renseignement.
L’éparpillement des organes chargés de la collecte des informations
Dans un pays où il y a plusieurs donneurs d’ordres et une hétérogénéité des systèmes hiérarchiques, qui est censé régir le renseignement? L’Intérieur, la Défense, la Présidence de la république, ou les structures parallèles qui relèveraient de l’autorité d’un parti et de son président?
Quant au rôle et la place du ministre des Affaires étrangères, censé être l’utilisateur majeur de renseignements, ils sont totalement indéterminés. Dans ce cas, aucune option ne peut se fonder sur l’existant, ni engendrer de réorganisation notable de l’appareil de renseignement. Parce qu’aucun pouvoir n’a actuellement la capacité d’assurer la tutelle du renseignement ni la capacité de diriger pareille communauté, le renseignement continuera à être exposé aux aléas de la vie des services et de leurs actions en l’absence d’un dispositif qui bénéficie d’une stature institutionnelle pour s’imposer et faire face à toutes les concurrences, les rivalités et les tensions.
Il y a assurément un déplorable éparpillement des organes chargés de la collecte des informations et de la répression du terrorisme, formant une sorte de mille-feuille du renseignement, qui nuit à l’efficacité de la lutte contre la menace jihadiste.
En Tunisie, plus d’une dizaine d’entités sont impliquées dans la lutte antiterroriste. Une hérésie. Au Royaume-Uni, le MI5 est seul maître à bord tout comme l’Office fédéral pour la protection de la constitution en Allemagne. En revanche, notre architecture est si peu claire, si incohérente qu’elle doit être remodelée autour du concept de «communauté du renseignement» qui regrouperait tous les services spécialisés : sûreté de l’Etat, défense nationale, Affaires étrangères, police, garde nationale, services des douanes, direction des impôts, banque centrale, parquet de lutte anti-terrorisme, etc.
Afin d’insuffler une dynamique nouvelle à cet ensemble, un organe de supervision doit voir le jour, qui soit administrativement rattaché aux services du chef de gouvernement. Cette structure veillera à la mise en œuvre des stratégies élaborées par le plus haut niveau de l’exécutif et en mesure de fournir à la demande des rapports de qualité comportant bilan et recommandations. Elle aura compétence sur l’ensemble de la communauté du renseignement et disposerait, pour la première fois, d’une autorité politique reconnue. Elle serait dotée d’une mission budgétaire spécifique et d’une autorité administrative, aujourd’hui inexistante, sur les nominations de personnels. Celui-ci doit posséder aussi un profil pluridisciplinaire par le recrutement davantage de personnes formées aux sciences sociales : linguistes, psychologues et anthropologues, capables de détecter les premiers signes de radicalisation, repérer les signaux faibles de la menace terroriste.
Il n’est pas exclu qu’une telle option entraînerait la réticence des ministres régaliens qui devraient accepter que des services relevant de leur prérogative soient en cotutelle avec cette nouvelle autorité. Le succès d’une telle réforme passerait donc par un fort engagement du pouvoir exécutif. Au bout du compte, la Tunisie disposera ainsi d’un système de renseignement cohérent et lisible aux yeux du citoyen, loyal serviteur des instructions du gouvernement.
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