La Tunisie mène une guerre sans merci contre le Covid-19. Ce faisant, les moyens publics sont limités et on peut se demander : où est passée la responsabilité sociale des entreprises (RES) ? La question se pose avec acuité, notamment pour un système bancaire qui engrange des bénéfices grandissants.
Par Samir Trabelsi, Attig Najah et Moktar Lamari *
Exsangue et déficitaire, le Budget de l’État tunisien a réussi, de peine et de misère, à mobiliser 2,5 milliards de dinars pour contrer la pandémie du Covid-19. En face, les banques et le système bancaire ont déçu! Ce système oligopolistique a consenti à peine 1,2% de ses revenus bruts pour contrer la pandémie.
Un déficit de RES ? Un manque d’éthique sociale des Pdg des banques ? Ou les deux en même temps?
Mal-gouvernance, indifférence ou irresponsabilité ?
Alors que le Covid-19 fait des ravages humains et économiques, la société tunisienne tente de mobiliser tous les moyens et catalyser toutes les bonnes volontés pour faire un front commun contre le fléau qui sévit en Tunisie depuis 3 semaines.
Tous en Tunisie veulent mettre la main dans la main : de chacun selon ses moyens et à chacun selon ses besoins. Les hôpitaux ont des besoins énormes, tellement ils étaient abandonnés et laissés pour compte depuis quarante ans.
Presque quatre millions de citoyens vivent aujourd’hui une précarité alarmante les fragilisant de plus en plus, dans un contexte de pandémie. Les organisations à but non lucratif, les entreprises et les particuliers devaient en principe venir en aide à une Tunisie vivant les affres de la Covid-2019 : subissant un parlementarisme toxique, éprouvant un pouvoir exécutif inefficace, verbeux et très peu axé sur les résultats.
Alors que plusieurs parties prenantes à travers le monde ont été des forces positives et ont pris des mesures sans précédent pour supporter et atténuer les répercussions sociales et économiques du coronavirus, force est de constater que la contribution des banques tunisiennes, grandes entreprises, hôteliers et exportateurs est restée en-deçà des attentes pour contrer la pandémie du Covid-19.
Le déficit en responsabilité sociale des entreprises
Le concept de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) ne date pas d’aujourd’hui. Il remonte aux années 1950. Le concept stipule notamment que les entreprises doivent contribuer à financer les efforts collectifs consentis par leur société, surtout en contexte des crises.
Le concept de RSE incarne un principe de solidarité, exigeant qu’en période de crise notamment, les bénéfices privés doivent venir en aide à la société. Contrairement à cette vision restrictive, des chercheurs comme Mohr, Webb et Harris (2001) ont suggéré une vision partenariale des entreprises. Et même si l’économiste américain Friedman stipule que la RSE doit d’abord augmenter les profits, en s’acquittant dans la mesure du possible le soutien à la société et aux communautés et la société dans son ensemble.
Dans ce contexte, les entreprises (PME, multinationales, etc.) sont sommées de réserver une partie de leurs profits nets vers la satisfaction des besoins de parties prenantes de la société, favorisant leur continuité d’exploitation, pérennité, et développement durable dépendent de leur engagement conséquent en matière de responsabilité sociale.
Plusieurs études académiques ont mis en exergue les bienfaits de la RS : réduction du coût de capital, promotion du branding, amélioration de la capitalisation boursière, amélioration de la notation de crédit et l’internationalisation des externalités négatives dans le contexte d’affaires.
Surplus financiers, déficits en RS
Le système bancaire tunisien ne semble pas réaliser sa responsabilité sociale. Le système bancaire, depuis la Loi de 2016 sur l’autonomisation de la Banque centrale par rapport au gouvernement, s’est trouvé en position de rentier et de privilégié récipiendaire de rentes indues.
Dopés par des bénéfices acquis par un système de transfert des impôts des contribuables, le système bancaire tunisien accumule les bénéfices en dehors des efforts régis par les règles de la concurrence et les principes du marché libre.
La déception à l’égard du système bancaire est double.
Un, tous les observateurs ont regretté la modicité de la contribution des banques tunisiennes dans le financement de la campagne menée pour mobiliser les ressources et financements pour le système de santé. À peine 1% des revenus d’une seule année sont mobilisés pour cette fin. On se serait attendu à au moins 5%, comme minimum.
Revenus (REV), résultat net (RN) et dons des banques tunisiennes
*Source des Données Comptables: Rapports annuels des Banques pour l’exercice Comptable 2018. ** Les Chiffres sont en Millions de Dinars, *** Dons totaux du Groupe Majda Tunisia.
Selon le tableau, les banques tunisiennes ont réalisé des revenus record qui s’élèvent à 11 180 Millions de dinars lors de l’exercice comptable de 2018. L’année 2019 a fait mieux que sa précédente, mais ses données ne sont pas disponibles. Nos banques ont également réalisé des bénéfices record qui s’élèvent à 1 205 Millions de dinars.
Depuis la révolution de 2011, les gouvernements successifs ainsi que la Banque centrale ont toujours supporté le bon fonctionnement et l’efficience des banques tunisiennes. En effet, les banques publiques (la BH Bank, la Société tunisienne de banques, la Banque nationale agricole) ont bénéficié d’un appui financier considérable dans le cadre d’un programme de recapitalisation adopté par le gouvernement, et payé de peine et de misère par les contribuables.
Par ailleurs, le volume global de refinancement de la Banque centrale de Tunisie, devenue autonome du gouvernement depuis 2016, pour les banques tunisiennes a augmenté de façon substantielle, en 2018, atteignant des niveaux sans précédent, dépassant même les 16 milliards de dinars.
Le montant total consenti par les banques tunisiennes au fonds 1818 dédié à la lutte contre le Covid-19 s’élève seulement à 129 millions de dinars. Ce montant ne représente que 1,15% des revenus réalisés par les banques tunisiennes au cours de l’exercice comptable de 2018.
Force est de constater que la contribution de nos banques à la lutte au Covid-19 est décevante. Elle demeure très modeste et sûrement en-deçà des défis sanitaires, économiques, et sociaux qu’affronte la société tunisienne.
La deuxième déception tient à la modicité de la contribution au regard des salaires et émoluments attribués aux Pdg des banques tunisiennes. Le tableau suivant détaille cette modicité. Les salaires des Pdg des banques tunisiennes varient entre un maximum de 2 millions de dinars (ATB) et un minimum de 509.000 dinars. En moyenne un Pdg d’une banque tunisienne perçoit 1 million de dinars.
Rémunération des PDG des Banques tunisiennes
Source des Données sur la Rémunération des PDG: Rapports annuels des Banques pour l’Exercice Comptable 2018 ** Les chiffres sont en mille dinars.
Mohoney et Thorn (JBE-2006) notent l’importance de la structure de la rémunération des dirigeants pour l’incitation des Pdg des banques pour investir dans la responsabilité sociale. À l’inverse, les Pdg des banques tunisiennes semblent utiliser la RS comme instrument de marketing à vocation vénale plutôt que sociale.
Le gouvernement tunisien et la Banque centrale doivent progressivement former les Pdg des banques et inculquer aux banques les principes de la responsabilité sociale, notamment en situation des crises et pandémies aiguës.
La rémunération des Pdg doit à l’avenir constituer un outil efficace pour aligner les intérêts de ces Pdg avec celui du «bien commun». Le tout pour faire de ces institutions des entreprises socialement responsables et éthiquement redevables à leur communauté et bien-être collectif. En matière de RS, les Pdg des banques tunisiennes doivent comprendre les enjeux de leur RS et doivent passer d’un mode «nice to do it» à un mode «must do it».
Les conseils d’administration de ces banques, ainsi que leur Pdg doivent faire plus et mieux en matière de RSE. Faute de quoi, la fiscalité doit l’imposer rapidement et efficacement.
Les entreprises tunisiennes ne doivent pas mettre la tête dans le sable pour ne pas voir venir la vague, voire le tsunami du Covid-2019, avec tous les méfaits économiques et sociaux liés.
* Universitaires au Canada.
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