Le capitalisme sauvage et la mondialisation du néolibéralisme ont joué un rôle primordial dans la production des épidémies et des pandémies, y compris en Chine depuis son ouverture au libéralisme économique. Mais par-delà la gestion en cours de la dernière pandémie en date, le coronavirus, Covid-19, l’avenir ne se pose pas, nécessairement, en termes de «printemps des nationalismes», à travers la montée des expressions nationalistes de la révolution conservatrice, mais de restauration de la démocratie et sa réconciliation avec sa nécessaire dimension sociale et du l’Etat providence qui pèse sur les lois de marché et oriente l’économie vers la prise en compte des droits socio-économiques et culturels de la population.
Par Mohamed-Chérif Ferjani *
3 – Gestion de la crise par la Chine, les Etats-Unis, l’Europe et le reste du monde
La crise sanitaire consécutive à la pandémie Covid-19 a montré les failles des politiques sanitaires, failles plus ou moins importantes selon l’impact du néolibéralisme sur les systèmes en place en Chine, aux Etats-Unis, dans les pays européens et dans le reste du monde.
La Chine, d’où est partie la pandémie, a commencé par vouloir faire le silence sur les premières alertes, dès la fin du mois de décembre 2019, sur une nouvelle épidémie. Li Wenliang, ophtalmologue à l’hôpital central de Wuhan, alerte ses collègues, au sujet de sa découverte d’une mystérieuse maladie de la même famille que le SRAS qui avait fait 349 morts en Chine de 2002 à 2003. Le 1er janvier, la police de Wuhan l’interpelle avec sept de ses collègues. Il fut obligé de signer un procès-verbal reconnaissant qu’«il perturbe l’ordre social» (4). Relâché dans les jours suivant son interpellation, Li Wenliang retourne travailler à l’hôpital, contracte le virus et en meurt le 7 février 2020.
Après les premières réactions de déni et de volonté d’étouffer l’affaire par la répression, soulevant l’indignation de la population qui s’est solidarisée avec Li Wenliang devenu un héros national, notamment après son décès, les autorités chinoises ont très vite reconnu l’épidémie et pris des mesures énergiques pour en contenir l’expansion dans le pays, avec une transparence inhabituelle qui leur a valu les félicitations de l’OMS. On peut légitimement douter de la réalité de cette transparence, aussi bien pour le nombre de décès et de contaminations dans la population chinoise qui serait plus élevé que ce qui est annoncé.
Cependant, il est difficile de ne pas reconnaître l’efficacité de la gestion de la crise par les autorités chinoises, surtout au regard des défaillances de tous les autres pays de la planète, à l’exclusion de la Corée du Sud. Cette gestion, a commencé par le confinement total de la population de Wuhan et de deux autres villes, Huanggang et Ezhou, puis de toute la province de Hubei, soit 56 millions de personnes. Ces mesures de mise en quarantaine ont été accompagnées par l’interdiction du trafic aérien, ferroviaire, routier dans et entre les villes de la province, et entre la province et le reste du pays, avec obligation du port des masques, distribués gratuitement, dans les lieux publics sous peine d’amende. De même, tous les lieux publics de divertissement (cinémas, salles de spectacles, cafés, restaurants, etc.) ont été fermés. En plus des hôpitaux déjà existants, des hôpitaux de campagne (comme l’Hôpital de Huoshenshan, d’une superficie de 2500 m2 et une capacité d’accueil de 1000 malades) ont été très rapidement construits et placés sous l’autorité de l’armée, pour accueillir et soigner gratuitement des centaines de personnes.
Des mesures moins draconiennes ont été prises localement dans des villes et des bourgades d’autres régions. Les célébrations du Nouvel an chinois ont été annulées dans la province de Hubei, mais aussi à Pékin où la Cité interdite a été fermée, à Shangaï où le parc Disneyland a été interdit d’accès, à Hong Kong où des camps de vacances ont été transformés en zones de quarantaine et où des parcs ont fait l’objet des mêmes mesures. Sur tout le territoire de la Chine, les écoles ont été fermées jusqu’au 20 avril.
Ces mesures draconiennes ont été généralement bien accueillies et parfois réclamées par la population elle-même. Les critiques qui n’ont pas manqué concernent les politiques qui ont été à l’origine de la pandémie, les premières réactions niant ou minimisant l’épidémie et les mesures prises à l’encontre des médecins qui avaient lancé l’alerte. Cependant, rares sont ceux qui osent nier l’efficacité et les résultats de la gestion chinoise de l’épidémie et de la crise sanitaire qui s’en est suivie.
Tout près de la Chine, la Corée du Sud a été l’un des premiers pays touchés par la pandémie. Les premiers cas confirmés concernent des personnes revenant de Wuhan. Comme en France, une cérémonie religieuse de l’Eglise Shincheonji de Jésus réunissant, le 18 février 2020, quelque mille personnes, a contribué à l’expansion de l’épidémie. La gestion de la pandémie en Corée du Sud est citée comme un autre modèle de lutte efficace contre le fléau, combinant communication transparente, responsabilisation de la population, dépistage massif avec 20.000 tests par jour et traçage complet du parcours et des contacts de toutes les personnes positives afin de repérer rapidement les foyers de contamination, sans confinement. Ces mesures ont permis la limitation de la contamination qui n’a pas dépassé les 9.000 cas, bien en-dessous des dizaines de milliers de cas enregistrés en Italie, en Iran, en Espagne, en France et aux États-Unis. De nombreux pays, dont l’Allemagne, se sont inspirés de l’expérience de la Corée du Sud qui n’a pas enregistré un nombre élevé de décès liés au Coronavirus.
Tous les autres pays touchés par la pandémie, des plus pauvres aux plus riches, ont montré des difficultés à gérer la crise sanitaire et à prendre les mesures nécessaires pour limiter la propagation du virus. C’est notamment le cas des Etats-Unis d’Amérique, devenus rapidement le principal foyer de la pandémie, dépassant en quelques jours l’Espagne, l’Italie et la Chine, avec des risques d’aggravation en raison de l’absence de couverture sociale et sanitaire pour des millions de personnes auxquelles se sont ajoutés, en une semaine, plus de trois millions de nouveaux chômeurs sans droits ni protection.
Le président des Etats-Unis et son gouvernement se sont comportés, au départ, à l’égard de la pandémie avec la même légèreté, la même arrogance et les mêmes réflexes xénophobes qui caractérisent leur attitude à l’égard du réchauffement climatique, du recours au gaz de schiste, des problèmes sociaux, des crises financières, des guerres qu’ils déclarent de façon unilatérale ou qu’ils poussent les autres à déclarer, des embargos qu’ils imposent à des pays comme l’Iran ou la Syrie, du terrorisme dont ils tirent les ficelles pour lui déclarer la guerre sans en assumer les conséquences, des impacts humanitaires résultant de leurs politiques agressives partout dans le monde, etc. Ils n’ont adopté ni l’option des tests massifs, ni celle du confinement généralisé, ni pris à bras le corps les conséquences de l’expansion de la pandémie. Les gouverneurs des différents Etats de la fédération ont adopté, chacun selon ses moyens et son idéologie, des solutions souvent différentes les unes des autres. Pendant que la crise sanitaire s’aggravait, la vente des armes a progressé de 40% et Trump continuait à gesticuler en accusant la Chine d’avoir créé le virus pour nuire à l’économie américaine et en dénigrant l’Europe et les autres pays qui n’auraient pas pris des mesures pour se protéger contre «le péril jaune» et qui auraient été à l’origine de l’introduction du virus aux Etats-Unis, comme si les échanges de toutes sortes entre la Chine et l’Amérique étaient moins importants que ceux de l’Europe et des autres continents avec leur concurrent chinois.
Il a fallu plus d’une semaine après l’installation des Etats-Unis en tête des pays touchés par la pandémie (avec 200 000 cas et plus de 4500 décès au premier avril 2020), avec des conséquences économiques et sociales désastreuses, pour que Trump prenne conscience de la gravité de la situation et annonce, le premier avril 2020, aux Américains des semaines très difficiles.
Sans adopter l’attitude arrogante et irresponsable des Etats-Unis, les dirigeants du Canada et de tous les pays européens ont montré les mêmes défaillances au niveau des réponses à la crise sanitaire engendrée par la pandémie : difficultés à réagir rapidement et à imposer le confinement immédiat à la population des foyers où la pandémie s’est déclarée, pénuries des tests, des thermomètres et des produits nécessaires pour protéger la population, manque de places et de moyens d’assistance respiratoires pour soigner les personnes atteintes, etc.
Il a fallu que la propagation du virus prenne une ampleur inquiétante pour que des mesures, encore en-deçà de ce qui est nécessaire pour contenir le danger avant de l’endiguer et de l’éradiquer, soient prises. L’incohérence des discours officiels a contribué à alimenter les polémiques stériles, les rumeurs, la panique et les réactions xénophobes, contre les Chinois, les Italiens, les réfugiés, les migrants, qui seraient à l’origine de l’importation du virus, etc.
Aux défaillances de la gestion interne de la crise, s’ajoute le manque flagrant de solidarité avec les pays touchés en premier lieu par la pandémie. Seuls quelques pays, dont la France qui en sera récompensée, ont apporté leur aide à la Chine. Là aussi, le président et le gouvernement des Etats-Unis ont brillé par le cynisme : ils ont décidé de façon unilatérale de fermer leur pays aux vols en provenance de l’Europe, à l’exception du Royaume Uni qui n’a pas tardé à faire l’objet des mêmes mesures. En outre, Donald Trump n’a eu aucune gêne à déclarer que les équipes scientifiques de son pays sont à pied d’œuvre pour trouver un médicament… pour les seuls Américains ! On est passé des «Américains d’abord» au «seulement les Américains». Il est même allé jusqu’à essayer de débaucher des chercheurs allemands et européens pour les faire travailler à produire le médicament et le vaccin, exclusivement pour les Américains; ce qui a mis en rage la chancelière allemande, Angela Merkel. Comme le rappelle Habib Ayeb dans son article précité, l’Allemagne et la France «se sont accordées pour limiter les exportations d’équipements médicaux, empêchant ainsi d’autres pays de s’en procurer».
L’absence de solidarité entre les pays européens, notamment à l’égard de l’Italie et de l’Espagne, mais aussi de la Serbie, sans parler des autres pays, a été vécue comme un coup dur par les Italiens. Chaque pays a choisi de faire face à sa propre situation sans penser aux autres, montrant par-là les limites de la solidarité européenne, y compris au sein de la CEE. Là aussi, la solidarité manifestée par les pays se vantant de leur démocratie libérale et de leur respect des droits humains, au nom desquels ils s’ingèrent dans les affaires d’autres pays, était en-deçà de celle que la Chine, mais aussi Cuba, avec des moyens plus modestes, puis la Russie, ont apporté à l’Italie.
La Chine a donné l’exemple en matière de solidarité internationale. Après l’Italie, elle a volé au secours de nombreux autres pays en Europe, dont la France et la Serbie, en Afrique (dont la Tunisie), et en Asie. Certains disent, à raison, que c’est une solidarité intéressée. Outre le fait qu’aucun pays n’a jamais apporté une aide désintéressée à quelque pays que ce soit, se montrer solidaire des pays confrontés à une telle catastrophe, même si c’est intéressé, reste beaucoup mieux que l’indifférence ou l’égoïsme cynique affiché par le président et le gouvernement des Etats-Unis qui sont allées jusqu’à envoyer leurs commerciaux, le 2 avril 2020, à l’aéroport de Shanghai pour détourner un lot de masques destinés à d’autres pays en offrant le triple de son prix.
Qu’il s’agisse de la gestion interne de la crise ou des relations internationales, il est incontestable que la Chine, malgré son régime non démocratique et non respectueux des droits humains, et malgré les soupçons légitimes quant au nombre de décès et de personnes infectées, a montré une attitude plus responsable, plus efficace, et plus solidaire que les pays européens et nord-américains dont le PIB par habitant est des plus élevés, et qui se targuent de leur respect des droits humains et des valeurs démocratiques. Est-ce à dire que la dictature, les systèmes autoritaires et les formes anciennes et nouvelles de gouvernements despotiques sont mieux à même de faire face à ce genre de crises que la démocratie? Est-ce que la liberté individuelle qui est à la base de la démocratie veut dire le droit de ne pas respecter les contraintes qu’imposent la sécurité sanitaire telles que le confinement et les mesures qui limitent la liberté de circulation et de contacts avec les autres comme on l’a avancé pour justifier les hésitations des pays démocratiques à adopter ces mesures? L’humanité n’a-t-elle le choix qu’entre la dictature ou les systèmes autoritaires despotiques, anciens et nouveaux, non respectueux des droits humains et des libertés, d’un côté, et, de l’autre, la démocratie incapable de gérer les crises et d’obtenir de la population l’adhésion aux politiques nécessaires à la préservation de la sécurité de tous et du vivre ensemble ?
Sainte Consorce, le 2 avril 2020.
A suivre…
* Professeur honoraire de l’Université Lyon 2, Président du Haut-Conseil de Timbuktu Institute-African Center for Peace Studies chercheur associé de plusieurs laboratoires et centres de recherches dont, l’ISERL à Lyon, et Dirasset Maghrébines et l’IRMC à Tunis, auteur de ‘‘De l’islam d’hier et d’aujourd’hui’’, éd. Nirvana Editions et Presses de l’Université de Montréal, 2019, ‘‘Pour en finir avec l’exception islamique’’, éd. Nirvana, Tunis 2017, ‘‘Religion et démocratisation en Méditerranée’’, éd. Riveneuve, Paris 2015/Nirvana, Tunis 2016, ‘‘Le politique et le religieux dans le champ islamique’’, éd. Fayard, Paris 2005, ‘‘Islamisme, Laïcité et droits humains’’, éd. Amal, Tunis, 2012 (l’Hamattan, Paris, 1992), ‘‘Les voies de l’islam, approche laïque des faits islamiques’’, éd. Le Cerf, Besançon/Paris, 1996, et d’un livre autobiographique : ‘‘Prison et liberté’’, éd. Mots Passants, Tunis, 2015, Nirvana, 2019.
Donnez votre avis