La Tunisie a fêté, le 6 avril 2020, le 20e anniversaire de la mort de son premier président de la république, Habib Bourguiba, à un moment où elle aurait eu besoin d’un leader… un vrai ! Les hommes d’Etat visionnaires et volontaires ne se bousculent pas au portillon. Nous en sommes, malheureusement, bien loin, pour ceux qui ne se sont pas avérés être des hommes d’Etat d’envergure et que la jeunesse tunisienne pensait candidement vouloir éjecter en 2019… pour ne pas dire «déjecter».
Par Ghazi Mabrouk *
Alors qu’en pleine crise de démondialisation, on commémore les vingt ans de la disparition du nationaliste Habib Bourguiba, celui-ci revient sur le devant de la scène et redevient le curseur du «tout tunisien», devant la déconfiture annoncée de la mondialisation post-coronavirale.
Permettons-nous, tout d’abord, une pensée particulière et compassée pour les jeunes de Tunisie, qui croient encore – et rêvent toujours – d’une véritable incarnation de leurs aspirations, avec tant de constance et de détermination.
Ceci, en dépit des désenchantements successifs de la mondialisation, face à la politique que subissent nos jeunes tunisiens. Ceci également, en dépit des jungles de Calais, des boat-peoples, de l’effritement des pan-mondialisme, pan-arabisme, pan-europisme, pan-africanisme, et autres «pan», qui ont louvoyé, titubé – puis fini par trébucher – dans les méandres de ce qu’ils avaient pensé pouvoir baptiser du mot de «Révolution». Ils auraient tant souhaité façonner leur futur, dans un Etat tunisien à la hauteur de leurs espérances, souverain et libre de ses choix par rapport à l’étranger.
De grandes franges de la génération précédente s’étaient couchées, durant dix ans, devant les manquements qui avaient généré ces désillusions de la jeunesse populaire. En un moment, de surcroît, où les classes moyennes, sont désormais réduites à la portion congrue.
La «Révolution tunisienne» a plus de neuf ans et toutes ses dents sont déjà sorties depuis longtemps !
L’écume des cheveux blancs des dirigeants successifs doit donc se faire humble, devant l’ampleur du tsunami des espérances portées par l’imaginaire des jeunes de cette génération et leur volonté de lutter pour le devenir de leur Tunisie. Cette Tunisie historique, tant glorifiée par le visionnaire nationaliste Habib Bourguiba, en son temps. Pour lui c’était «Non ! à la mondialisation et Oui ! à la Nation tunisienne jalousement gardée, maîtresse de son devenir dans le reste du monde.»
La Révolution tunisienne – continuons malgré tout à l’appeler comme ça – a plus de neuf ans et toutes ses dents sont déjà sorties depuis longtemps ! Les dents acérées de la personne humaine, désormais collective, afin de ne pas laisser tuer l’espoir de manière pernicieuse.
Pourtant ceux qui se déclarent l’incarner ne l’ont pas concrétisée dans les faits. Et les attentes de ceux qui ont véritablement fait la révolution sur le terrain s’interrogent. Sera-t-elle restée inachevée? Les horizons se seront-ils évanouis dans la brume des ambitions des nouveaux venus? Serait-ce en fait une Révolution sans jasmin?
La «calinothérapie» nouvellement pratiquée, à coups d’embrassades et accolades, n’arrive plus à escamoter le sentiment – de plus en plus vivace – d’un risque de confiscation des espoirs des jeunes tunisiennes et tunisiens, engagés dans le sillage de la responsabilité.
Les coups de boutoirs des jeunes des régions et des «damnés de la terre», sont de plus en plus nombreux et virulents… au risque d’accompagner une segmentation de la société civile et du pouvoir.
Mondialisation ? Quelle mondialisation «post-coronavirum» ?
Le révélateur qu’est le coronavirus a fait, qu’après les Pères Combattants de l’Indépendance, nos jeunes sont devenus à leur tour – aujourd’hui – les symboles d’une souveraineté qui doit appartenir à l’ensemble des Tunisiens et non aux facteurs exogènes de l’idéologie mondialisatrice.
Mais méfions-nous cependant de «l’enthousiasme mortel» qu’évoquait déjà Frantz Fanon.
Dans ce contexte, comment la politique étrangère de la Tunisie pourrait-elle rester imperméable au «post-coronavirum»? Comment le destrier de la diplomatie économique de la Tunisie pourrait-il être lancé, tel un étalon conquérant tous crins au vent ?
Comment les approches et stratégies d’influences relationnelles nouvelles et modernes pourraient-elles être préemptées ? Et comment l’image de la Tunisie à l’étranger se refléterait-elle au travers du prisme de sa politique étrangère actuelle ? Un prisme qui se heurte, fatalement, à la multiplicité de ses facettes.
«La bave du crapaud n’atteint pas la magnificence de l’Aigle» !
Pour la Tunisie, avoir une image flamboyante constitue-t-elle réellement une nécessité ? Au vu de ce qui transparaît actuellement, pour certains dirigeants tunisiens du moment, la réponse semblerait s’orienter vers le «Non» !
Mais veut-on vraiment activer les compétences en vase clos, alors que – comme le dit l’adage – «les ratés ne vous rateront pas» ?
Il y a bien des pays qui ne font pas une priorité de leur image, dans leurs approches diplomatiques mais, par-delà son image historique et culturelle millénaire, la Tunisie d’après l’Indépendance s’est avérée fortement liée à l’image qu’elle renvoie d’elle.
Quasiment sans ressources notables et avec des ambitions de développement immenses, le premier Président de la Tunisie moderne avait immédiatement pris la mesure de la portée de l’image que la politique étrangère du pays pourrait susciter en matière de diplomatie économique. Il a, par exemple, ouvert la voie à l’industrie touristique et a ainsi créé une des sources de rentabilité et de développement autrefois quasi-ignorées en masse. Et ceci par-delà sa dimension limitée dans un monde en pleine explosion exponentielle.
Sans aucun complexe, le Combattant Suprême nationaliste Habib Bourguiba, s’était tourné vers l’espace que l’on appelait alors «Le Monde Libre». Il le considérait comme le plus à même de servir les intérêts de son pays. Il a été le premier à comprendre que la Tunisie doit «se placer».
Il a développé un véritable lobbying avant l’heure. Il a été avant-gardiste en la matière. Peu de gens connaissent Cécil Hourani, ce Libanais qui avait été le directeur du Bureau Arabe à New-York, avant de devenir, à l’Indépendance, le conseiller personnel de Bourguiba à Tunis. Et pourtant, il a constitué un relais indéniable entre Bourguiba et la plupart des réseaux d’influence occidentaux.
Bourguiba a su imposer l’image de la Tunisie et lui permettre de passer de l’ombre à la lumière. Qui ne se souvient du panache de la remontée triomphale de l’avenue Broadway à Manhattan en mai 1961 – cinq années seulement après l’Indépendance – en voiture décapotable, suivi d’un cortège officiel interminable ? Un Bourguiba, saluant debout la foule des Américains, massés de chaque côté du parcours. En hommage à notre si petit pays, devenu si grand de par sa politique étrangère. Alors que l’on confondait encore là-bas : Tunisie et Tasmanie.
N’était-ce pas là une image singulière de notre pays, conduit par celui qui appartenait à la Race des Seigneurs, et qui en fait pâlir plus d’un aujourd’hui, en ce moment même ?
Celui dont le Général de Gaule disait dans ses Mémoires : «J’avais, en face de moi, un lutteur, un politique, un homme d’Etat, et un visionnaire, dont l’envergure dépasse les dimensions de son pays» !
Il est vrai qu’il ne pouvait pas dire autrement de Bourguiba, que certains ignares et incultes accusent d’avoir fourni à la France le fer que Gustave Eiffel avait utilisé en 1887 pour construire la Tour. Bourguiba est né 16 ans après ! Mais laissons les imbéciles mourir heureux de leur propre déficience mentale.
A tous ceux-là disons que : «La bave du crapaud n’atteint pas la magnificence de l’Aigle».
Le «soft power» !
L’image de la Tunisie a été portée par sa politique étrangère et par des actions lobbying d’envergure, orchestrées par Habib Bourguiba Junior aux Etats-Unis et par Hédi Mabrouk en France. Cette image de la Tunisie a été symbolisée par des figures comme Madame Mendès-France, Hooker Doolittle et Dag Hammarskjöld, avec lesquels il a été mené une politique d’influence feutrée avant date. Il avait même chez lui – à la maison – un relais auprès des Rois et Emirs du Moyen-Orient, en la personne de Wassila Bourguiba, également proche de Kadhafi. Ce que l’on appelle maintenant le «soft power».
Cette image de la Tunisie a longtemps été incarnée par la présence voulue et préméditée de grands militants, à la tête de nombreuses organisations internationales, tels que Mongi Slim à la présidence de l’Assemblée générale des Nations Unies en 1961, Bahi Ladgham à la présidence de la Mission de cessez-le feu Jordanie-Palestine en 1970, Habib Chatty à la présidence de l’Organisation de la Conférence islamique en 1979, Chedly Ayari à la présidence de la Banque arabe de développement de l’Afrique, Chedly Klibi au secrétariat général de la Ligue Arabe, Habib Boularès, Habib Ben Yahia, Taïeb Baccouche à l’Union du Maghreb Arabe, …et tant d’autres encore
Autant d’ambassadeurs de l’image qui confirment – de par leur position – la place préemptée par la Tunisie sur la scène internationale, pour la porter au firmament des étoiles montantes des Nations libérées.
L’appui à l’indépendance de la Mauritanie, le contingent militaire onusien des Tunisiens au Congo, le discours de Jéricho, l’appui à l’Angola et à l’Erythrée, l’obtention du soutien des Etats-Unis au Conseil de Sécurité de l’ONU dans l’affaire du bombardement de Hammam-Chatt, pour ne citer que ceux-là.
Ce non-véto américain exceptionnel au Conseil de Sécurité de l’ONU, que feu-Béji Caïd Essebsi aurait voulu s’attribuer en exclusivité, mais qui était l’œuvre de Bourguiba en prise directe au plus haut niveau de l’Etat américain.
Il avait fait passer à Ronald Reagan ce message clair : «Je serais extrêmement déçu si vous opposiez un véto et ceci aura indéniablement des conséquences au niveau géopolitique de ma part». Une stratégie d’influence qui relève d’un savoir faire inné du président Bourguiba face au président Reagan.
Dans sa grandeur prémonitoire Bourguiba «irradiait» l’image de la Tunisie, interdisant tout «droit de cuissage» sur notre pays. En opposition avec la méthode, à la fois de Méphistophélès et de Raspoutine. Métaphore terriblement funeste, lorsqu’on la compare maintenant à un système érigé de manière poncepilatienne, dans les arcanes des relais mondialistes à l’étranger. Ponce Pilate lui-même n’aurait pas fait mieux, en matière de duplicité corruptive. Et de plus, ceci passe par ce que nous appellerons pudiquement la «déférence relationnelle».
Rattrapés par la patrouille !
Comme quoi les snipers politiques peuvent être dissimulés dans l’ambulance même des pouvoirs. Mais ils finissent généralement par être «rattrapés par la patrouille»! Et – en tout cas – c’est ce qu’espéraient les révoltés de 2011.
Et la «patrouille» les a-t-elle réellement rattrapés en ce 14 janvier 2011 censé être libérateur ? Ce jour où l’image de la Tunisie a crevé les écrans dans le monde et où sa notoriété et sa popularité ont explosé sur tous les continents. Qu’a-t-on donc fait de cette image ?
La politique étrangère de la Tunisie a ondoyé sur la crête de cette vague porteuse en deux temps : avant et après les élections de 2012. Dans un premier temps, elle a eu droit au clonage de sa politique étrangère sur l’image qu’elle renvoyait, pour passer ensuite à la diplomatie parallèle qui a voulu engager des reconversions géopolitiques en direction des pays du Moyen-Orient, loin des partenaires principaux de l’Union européenne.
C’était comme mettre dans sa propre poche une grenade dégoupillée, loin d’une véritable stratégie d’influence et de lobbying pour la diplomatie économique.
Depuis ce moment, «celui qui n’entend plus parler de lui-même se croit sourd», comme dirait Talleyrand, le Prince des diplomates. Est-ce le cas dans l’œillard, au centre de la meule du pouvoir ?
Mais, comme il y a toujours un «effet caméléon» entre le monde de la politique et celui de la diplomatie. Sauf à «murmurer à l’oreille des chevaux», pour mieux les enfourcher ensuite, sabre au clair. En tout cas, ce sera toujours mieux que d’avoir l’oreille d’un autre type… d’équidé.
La Tunisie aurait eu besoin aujourd’hui d’un Leader… un vrai ! Les Hommes d’Etat visionnaires et volontaires ne se bousculent pas au portillon. Nous en sommes, malheureusement, bien loin, pour ceux qui ne se sont pas avérés être des hommes d’Etat d’envergure et que la jeunesse tunisienne pensait candidement vouloir éjecter en 2019… pour ne pas dire «déjecter».
La couleur du chat importe peu, pourvu qu’il attrape la souris
Mais pouvaient-ils imaginer vraiment le faire seuls ? Dans la mesure où, avec un vélo à plusieurs sièges, on doit pédaler dans le même sens ? Ils ont oublié qu’être tunisien n’est pas seulement une nationalité, c’est aussi un métier lorsqu’on aime sa Patrie !
Il faudra bien finir par sortir de l’optimisme béat quant à l’avenir… sans occulter le pessimisme ambiant et lutter contre la décadence plurielle, même si actuellement «le Roi est nu». Il est vrai que pour certains, la couleur du chat importe peu, pourvu qu’il attrape la souris !
Pour paraphraser le discours célèbre d’un Premier ministre français devant le Conseil de Sécurité de l’ONU à la veille de la Guerre du Golfe, nous pourrions dire comme lui : «Et c’est un vieux pays, la Tunisie, d’un vieux continent comme le nôtre, l’Ifriqiya, qui vous le dit aujourd’hui».
La flèche qui a été décrochée, depuis l’arc tendu à la force des bras par de vrais patriotes est entrée droit dans le cœur du peuple tunisien. Mais elle nous a inévitablement meurtris, par l’évanescence de sa symbolique historique.
La résurgence de cette magnifique œuvre qu’est la Nation tunisienne souveraine, dont la majesté aura vite repris sa place, grâce à cette solidarité unificatrice des citoyens tunisiens et de ceux qui la partagent parmi nous.
Il est impératif de mettre du bleu dans le ciel de cette Tunisie. Il va donc falloir se mettre au service de ce qui est plus grand que soi car, s’il y a un Paradis, c’est justement parce qu’il y a un Enfer. C’est ce que l’on appelle un anti-message «en creux» !
Un miroir sans tain ?
La perte de confiance est latente et l’image de la Tunisie en pâtit. Et, par conséquent, de quelle mondialisation et de quelle diplomatie économique parle-t-on ?
Plus que jamais la Tunisie doit projeter la réhabilitation de son histoire républicaine. Celle de la glorieuse épopée de la lutte pour l’Indépendance. Celle des résistants valeureux aux despotismes. Celle des martyrs de la liberté.
Si les gouvernants veulent distinguer la véritable image que reflète actuellement la Tunisie, il suffirait qu’ils se regardent eux-mêmes dans leur propre miroir… à moins qu’il ne s’agisse d’un miroir sans tain !
*Docteur en sciences politiques de l’Université de Paris, professeur émérite des universités en diplomatie économique et public-affairs, conseiller spécial du secrétaire général de l’Union du Maghreb Arabe et Haut-Représentant auprès ce l’Union Européenne, membre du comité directeur du Cercle Diplomatique, délégué général de l’Observatoire européen du Maghreb à Bruxelles, spécialiste des Fonds souverains…
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