Quels enseignements peut-on tirer de la crise sanitaire qui a contraint à l’enfermement la moitié de l’humanité, taraudée par l’angoisse du lendemain dans un monde devenu de plus en plus compétitif, où l’homme est plus que jamais un loup pour l’homme.
Par Hassen Zenati
«Peut-être détesteriez-vous quelque chose, qui ne vous rapportera finalement que du bien.» Libre traduction d’un verset coranique qui, entre autres, enseigne le relatif. Le coronavirus serait-il ce mal que nous détestons aujourd’hui, mais qui nous procurerait du bien demain ? Oui, est-on tenté de répondre, optimistes. À condition de tirer toutes les leçons de l’effroyable crise sanitaire qui nous affecte dans notre quotidien et nous endeuille en emportant nos proches. La réflexion commence à peine. Elle se développe sur trois axes.
L’Etat est-il le problème ou la solution ?
Le premier axe est de considérer une rupture radicale avec le néo-libéralisme qui nous a été imposé il y a près d’un demi-siècle par des illuminés au nom d’un individualisme forcené. Rejetant toute morale au nom de l’efficience économique, il a élevé la cupidité au rang de vertu. C’est en poursuivant la recherche éperdue de son intérêt individuel que l’homo-economicus contribue au bien-être de la collectivité, enseignaient les classiques aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ils professaient que l’intervention de l’Etat, représentant légitime de la collectivité, doit être réduite au minimum pour ne pas entraver ni perturber le fonctionnement normal du Dieu-marché.
Après deux guerres mondiales et une crise boursière sans précédent en 1929, les Chicago Boys de Milton Friedman sont venus, à la fin du siècle précédent, mettre à bas l’édifice laborieusement reconstruit autour de politiques sociales généreuses, à la base de trois décennies de prospérité connues sous le nom des «Trente Glorieuses».
Traduites concrètement et sans nuance aucune dans les politiques à court terme de Ronald Reagan et Margareth Thatcher, les théories de Friedman, appliquées dans un premier temps par le dictateur Pinochet au Chili, après le renversement de Salvador Allende, se résumeront bientôt en une funeste maxime: l’Etat est le problème, il n’est pas la solution.
Le «nouveau monde» des inégalités et des injustices
L’écrivain américain Dean Koonz synthétise en quelques phrases bien senties la nouvelle philosophie qui pour près d’un demi-siècle va dominer le monde: «Acceptez un instant de voir le monde dans toute son horreur, Jane. Un monde de guerre et d’injustice, de fanatisme et de haine, d’envie et de cupidité. Les codes moraux tels que l’humanité les a conçus et adoptés n’ont jamais produit que des catastrophes. C’est le principe même des codes moraux qu’il faut remettre en cause».
Les dérèglements du monde, tels que nous les vivons, viennent de ce triomphe de la cupidité, assène le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz. Après s’être confronté à la Banque Mondiale et au FMI, les deux institutions financières internationales les plus représentatives du «nouveau monde» en gestation, avec l’Organisation mondiale du commerce (OMC), il a fait du combat contre les inégalités sociales son cheval de bataille contre l’ultralibéralisme, comme en témoigne sa riche bibliographie.
Le monde néo-darwinien dans lequel nous visons depuis s’est peut être enrichi au sommet de sa pyramide sociale, mais il n’a cessé de s’enfoncer dans les abysses de l’immoralité reléguant les plus démunis dans plus de précarité et de pauvreté et soumettant les plus faibles au mépris de vainqueurs. La planète est devenue par la concurrence sans frein, cette guerre de tous contre tous, entre nations et producteurs, encouragés à produire toujours plus, une arène effroyable pour gladiateurs assoiffés de sang qui croient survivre en tuant, mais qui finiront tués à leur tour.
Assistons-nous à la fin du ‘‘capitalisme néolibéral’’ ?
Patrick Artus, un des représentants les plus en vue de ce capitalisme dévastateur, vient de surprendre son monde, en prédisant la fin de ce néo-libéralisme qui aurait atteint son apogée. Dans une note très critique et âprement discutée sur les réseaux sociaux, il écrit: «La crise du coronavirus va très probablement provoquer le retour à des chaînes de valeur régionales, au lieu de chaînes de valeur mondiales […] une hausse durable des dépenses publiques de santé, d’indemnisation du chômage, de soutien des entreprises et la compréhension (même aux Etats-Unis) de ce que toute la population doit bénéficier d’une protection sociale convenable… Tout ceci signifie bien la fin du ‘‘capitalisme néolibéral’’ qui avait choisi la globalisation, la réduction du rôle de l’Etat et de la pression fiscale, les privatisations, dans certains pays la faiblesse de la protection sociale.»
Le deuxième axe de réflexion est de redéfinir les priorités nationales afin de faire entrer la santé, la sécurité alimentaire et l’éducation nationale dans les fonctions régaliennes de l’état, directement liées à sa souveraineté, pour qu’elles échappent à la dictature du marché.
La flambée du coronavirus a en effet mis à nu des systèmes de santé qui étaient présentés comme les meilleurs du monde, mais qui se sont révélés incapables de faire face à l’épidémie dans la sérénité, parce qu’ils ont été d’année en année dépouillés de leurs moyens pour être soumis aux dogmes de la rentabilité néolibérale. Ils ne survivront probablement pas à une deuxième vague de ce virus, inconnu, pour lequel on n’a encore ni vaccin ni remède. Or, c’est une certitude chez les virologues, cette première vague de coronavirus sera suivie d’autres, et elle sera peut être comme la grippe, annuelle.
Pour un système qui passe «la vie avant l’économie».
L’idée progresse de sortir la santé du marché pour rebâtir «coûte que coûte», a dit le président français Emmanuel Macron, relayé par plusieurs autres chefs d’Etat européens, un autre système faisant passer «la vie avant l’économie».
Jusqu’à présent, les autorités sanitaires de nombreux pays s’étaient accommodées que des pauvres s’abstiennent de se soigner faute de moyens et que des entreprises pharmaceutiques décident d’écarter «souverainement» de leur recherche les «maladies rares» qui s’adressent à des marchés réduits, dont elles ne peuvent escompter de marges juteuses. La délocalisation des fabrications, essentiellement en Chine, pour s’assurer de meilleures marges, a mis en danger l’indépendance sanitaire de nombreux pays en Europe.
Le bilan effroyable du coronavirus, qui frappe pauvres et riches, puissants et démunis, a fait le reste. Il a fait prendre enfin conscience que la santé, en plus d’être un des piliers essentiels de la société, n’a pas de prix, et que si elle a un coût, celui-ci doit être partagé par la collectivité et non pas laissé à la charge de chacun individuellement.
Dès que le transport mondial s’est figé, la peur des pénuries s’est soudain saisie des populations confinées, provoquant des émeutes devant les supermarchés dévalisés. Scènes inhabituelles et incongrues de paisibles ménagères se crêpant le chignon pour un rouleau de papier de toilette de plus. Ceux qui le savaient déjà et qui se fermaient les yeux, comme ceux qui ne le savaient pas, se sont soudain rendu compte que les marchandises exposées sur l’étal de la supérette voisine ont fait le tour du monde avant d’arriver là. Alors que l’on pouvait naguère se procurer un poulet élevé localement sur un marché proche, celui qui est proposé désormais a fait des milliers de kilomètres, venant de pays lointains, sans que l’on sache beaucoup de choses sur ses conditions de vie dans des exploitations gigantesques sous contrainte du marché.
C’est la rançon d’une division du travail poussée dans ses ultimes retranchements pour donner naissance à un libre échange sauvage, dont on mesure encore mal les effets sur les êtres humains et l’environnement. «Notre planète brûle et nous regardons ailleurs», disait prémonitoire le président français Jacques Chirac il y a une quinzaine d’années. Malgré des tonnes de résolutions vertueuses et de vœux pieux, très peu de choses ont changé depuis. Or, assurer la sécurité alimentaire du pays est en passe de devenir une obsession pour les gouvernants instruits par l’expérience redoutable du coronavirus. Cela veut tout simplement dire un bouleversement des habitudes alimentaires et des méthodes de production et d’une certaine façon un retour vers cette terre nourricière si longtemps laissée en friche, agressée par le béton, négligée. C’est à ce prix que chacun aura dans son assiette ce qu’il lui faut pour se nourrir et nourrir le siens.
Il y a urgence à repenser le rapport des hommes à leur société
Autre axe de réflexion : comment mettre l’institution éducative au service de son pays et de sa société ? Dans les pays en développement, sous la pression de politiques libérales de l’emploi, elle a muté en usine à diplômés destinés à l’exportation, alors que leur destination première est leur société qu’ils doivent nourrir de leur savoir et améliorer par leur savoir-faire. L’étranger qui les accueille n’aura rien payé pour leur formation entièrement à la charge des contribuables nationaux. Alimentant l’un des paradoxes de la mondialisation : les flux s’étant inversés, ce sont les plus pauvres qui aident les plus riches en leur cédant leurs diplômés sans contrepartie. Cadeau.
Images instructives du coronavirus : alors que les établissements hospitaliers du Sud manquent cruellement de soignants, toutes spécialités confondues, on a vu sur le «front» européen de la pandémie se démener admirablement des centaines de praticiens africains et maghrébins en première ligne. Il serait temps de remettre les choses à l’endroit.
C’est un volet du sombre tableau que nous révèle le coronavirus. Mais rien n’est inéluctable ni irréversible dans ces évolutions. L’histoire n’est pas finie au sens de Fukuyama. L’ultralibéralisme n’est sans aucun doute pas l’horizon indépassable qui a été présenté dès la chute du Mur de Berlin, pour inscrire dans le marbre la victoire définitive et ultime du monde libéral sur le monde communiste. Et, à l’heure où des milliers d’êtres humains se pressent aux portes d’un modèle occidental à bout de souffle, il y a urgence à repenser le rapport des hommes à leur société dans leur quête d’un bonheur individuel et collectif.
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