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Tunisie : Le parlement est-il devenu un lieu de dépravation ?

Evoquer un sujet autre que celui du Covid-19 friserait certainement l’indécence par les temps qui courent. Mais qu’à cela ne tienne. L’altercation entre Abir Moussi, députée Parti destourien libre (PDL) et Iyadh Elloumi, député Qalb Tounes et le torrent de haine qui s’en est suivi mérite qu’on s’y attarde.

Par Adel Zouaoui *

Lors de la séance d’audition du ministre de l’Industrie Salah Ben Youssef, mardi 21 avril 2020, à propos des soupçons du conflit d’intérêt dans la fabrication des bavettes, les deux députés se sont copieusement écharpés sans qu’il y ait de véritable mobile derrière cela, sinon celui de l’inconsistance de la responsabilité politique.

Force est de souligner qu’il ne s’agit pas de se ranger du côté de l’un ou de l’autre, mais d’alerter sur la gravité d’un tel comportement et le danger qu’il présente pour une démocratie fraîchement émoulue.

Surenchère d’injures et d’insultes parmi les députés

Venons-en aux faits d’abord. Comment cet incident s’était-il produit?

D’après les quelques séquences vidéo qu’on a pu visionner, c’est Iyadh Elloumi qui, le premier, a ouvert les hostilités. Présidant l’audition, ce dernier s’est mis à apostropher avec véhémence Abir Moussi l’empêchant ainsi de s’exprimer sur les soupçons de corruption dans ladite affaire. Le motif avancé est que cette dernière a dépassé le laps de temps qui lui est prescrit par le règlement interne. Lequel règlement n’autorise pas, selon lui, des interventions au-delà de 3 minutes. Un prétexte mensonger. Et pour cause, aucune injonction n’oblige qui que ce soit à s’astreindre à de telle contrariété. D’ailleurs tous ceux dont l’intervention a précédé celle de la députée du PDL avaient bénéficié d’un temps de parole plus long, qui s’était même étalé sur 8 minutes.

Ainsi, empêchée de s’exprimer librement, Abir Moussi accuse Yadh Elloumi de tentative de camouflage de la corruption concernant l’affaire des bavettes. Se déclencha alors un charivari où les injures et les imprécations le disputaient aux moqueries mâtinées de machisme.

Toute cette mascarade se déroula au nez et à la barbe du ministre de l’Industrie, Salah Ben Youssef. C’est vous dire le respect que les députés tous azimuts accordent à une autorité gouvernementale. Un spectacle au raz des pâquerettes le moins qu’on puisse dire.

Pis encore, dans cette surenchère d’injures et d’insultes, l’irréparable fut atteint. Abir Moussi, selon aussi ses dires, fut traitée de prostituée par Iyadh Elloumi. Lequel lui asséna contre toute attente que sa place est plutôt à «Abdallah Guech» (nm d’une maison close sise à Tunis). Une première sous la coupole du parlement.

Ce dernier juron n’ayant pas été contenu dans le court enregistrement audiovisuel de cet accrochage devient, à son tour, un autre objet d’accusation mutuelle. Elloumi demanda à Moussi de présenter des preuves de l’insulte, l’accusant par la même de vouloir à dessein salir son image et celle de son parti. Et Moussi, quant à elle, crie au scandale pour avoir été victime d’une pareille infamie.

Du coup c’est la chienlit qui se réinstalle – à nouveau – au parlement, transformée, au lendemain du 14-Janvier 2011, en une arène de combat de coqs où la prévarication sur fond de coteries et de petitesse de travers constitue l’alpha et l’oméga de notre vie politique.

Passons outre cette polémique infructueuse et «débile» de qui a dit quoi, le peu qu’on ait pu visionner nous a dégoûtés outre mesure. C’est à vomir. On a vu un Iyadh Elloumi dans tous ses états, se démenant comme une furie, vociférant des insanités face à une Abir Moussi, acculée, qui se défendait comme elle le pouvait. Ça suintait de part et d’autre la puérilité en même temps que l’arrogance. Une ambiance somme toute qui dénote de la dégénérescence morale.

Vraisemblablement les défenseurs des libertés d’hier ont oublié les vertus d’une démocratie vraie et authentique et pour laquelle ils se sont battus longtemps durant les longues années de braise.

La démocratie a besoin d’un minimum d’esprit de tolérance

Faut-il encore leur rappeler que la démocratie pour éclore et s’enraciner requière un tant soit peu d’esprit de tolérance et de bienveillance, ainsi que d’une grande capacité d’écoute et d’une habilité à défendre son libre arbitre dans le respect total de la différence d’autrui. Quant à l’insulte, c’est l’argument de celui qui ne trouve rien à dire.

Les imprécations qui fusent de part et d’autre toutes les fois qu’on ne réussit pas à trouver un modus vivendi à des questions sensibles jette une lumière crue sur l’incurie et l’inculture, autant que sur la puérilité de nos politiques tous azimuts.

Sous la coupole du parlement où le chaos est érigé en mode d’emploi, on n’est pas dans le dialogue et l’échange constructif et fructueux, loin s’en faut, mais plutôt dans le degré zéro de communication.

Dans l’espoir de renverser la vapeur en sa faveur, Iyadh Elloumi écume les plateaux de télé pour plaider sa bonne foi. Cependant, en s’échinant à jouer la victime, il se perd dans les méandres du sophisme et de circonlocutions. Le député de Qalb Tounes n’imprime pas. Il est plutôt victime de ses propres écarts et de son inexpérience. Il semble avoir oublié qu’en politique les erreurs se payent cash. Et les erreurs, il en avait commis ce jour-là.

Pour conclure, il ne s’agit nullement de défendre qui que ce soit parmi les députés. Tous coupables et tous responsables du délitement actuel du parlement et de la vie politique. Sauf que ce qui est grave c’est que de tels comportements inadaptés, et le fait de recourir à un langage offensant, d’intimidation et à caractère psychologique et sexuel risquent de décrédibiliser la classe politique dans son ensemble aux yeux des citoyens, lesquels finiront, à la longue, à ne plus croire en la capacité de leurs élus à répondre à leurs préoccupations. Ce qui, par ricochet, porterait un grave préjudice à notre démocratie fraîchement émoulue. Car comme, l’avait averti Hanna Arendt (philosophe allemande, 1906-1975), si un peuple ne croit plus en rien, il ne peut se faire une opinion sur quoi que ce soit. Il se trouve alors privé de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et c’est avec un tel peuple qu’on peut faire ce que l’on veut. Cette réflexion est-elle propice à l’évolution de notre démocratie ? Alors indignez-vous !

* Sous-directeur chargé de l’organisation des événements scientifiques à la Cité des sciences de Tunis.

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