En face de l’Europe des mots se dresse l’Europe des maux. Entre les deux, le fossé est loin de se combler au risque de remettre en cause l’idée même d’union.
Par Hassen Zenati
La décision a fait l’effet d’une bombe, dont les échos ont été vite étouffés, dans les allées feutrées des pouvoirs européens: le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe (Allemagne) récuse la politique du «quantitative easing» (planche à billets) de la Banque centrale européenne (BCE), qui a inondé ces derniers mois le marché d’euros-papiers (1.000 milliards d’euros de rachats de dettes, 750 milliards pour la pandémie du Covid-19, en plus d’autres programmes de soutien). L’objectif affiché est de tempérer la récession économique qui s’annonce dès la fin de la crise sanitaire, avec un nombre de chômeurs crevant les plafonds,
L’orthodoxie monétaire européenne mise à mal
Le Tribunal de Karlsruhe a donné trois mois à la BCE pour s’expliquer sur cette politique de rachat des dettes publiques. Celle-ci est à l’exact opposé en effet de la doxa monétaire qui a fondé le mark allemand à la sortie de la seconde guerre mondiale, et qui fonde, en théorie, la BCE, calquée sur la Bundesbank, la banque centrale allemande. Indépendante des gouvernements, sa principale, sinon son unique mission, selon ses statuts, est de veiller à maintenir l’inflation en dessous de 2% dans la zone européenne, sans se préoccuper des autres volets de la politique économique, placés en dehors de ses compétences.
L’imaginaire des citoyens d’outre-Rhin est peuplé de ces images d’Allemands ruinés par l’inflation lors de la crise de 1929, poussant une brouette de papier-monnaie pour acheter un paquet de cigarettes ou une miche de pain. À la fin de la seconde guerre mondiale, les nouveaux dirigeants du pays ont construit leur politique monétaire sur un principe d’airain: la priorité a été donnée au combat contre l’inflation pour prévenir toute nouvelle humiliation et garantir l’épargne des seniors.
Serait-ce le début de la fin de l’Euro ?
Ce même principe, Berlin l’a imposé à la BCE comme condition non-négociable pour apporter son adhésion à la monnaie unique européenne, l’euro. Au-delà des arguties juridiques, c’est ce que les juges constitutionnels de Karlsruhe ont tenu à rappeler aux dirigeants allemands, en assortissant leur rappel d’une claire menace : interdire, pandémie ou pas, à la Bundesbank de participer à la politique de «quantitative easing» de la BCE.
À terme, ce serait la fin de l’euro, décryptent les experts de la construction européenne. D’où l’émotion qui s’est saisie des chancelleries européennes et la campagne de communication tout azimuts déclenchée immédiatement pour atténuer les effets désastreux sur les opinions publiques des attendus des juges de Karlsruhe, qui n’ont pas hésité à déjuger leurs collègues de la Cour de justice européenne de Luxembourg, favorables, eux, à la politique de la BCE.
La digue ne veut pas céder. Les juges de Karlsruhe, s’étaient déjà en 2009, à l’occasion de la crise grecque, démarqués de la BCE, en rejetant le concept de «peuple européen». S’en tenant à celui de «peuple allemand» souverain, ils refusent ainsi de laisser leur pays s’engager plus avant dans un processus de mutualisation des dettes qui aboutirait à faire payer l’épargnant allemand.
Les vertueux ne veulent pas payer pour les dispendieux
Pour la majorité de la classe politique allemande, il n’est pas question en effet que les pays à gestion vertueuse du nord de l’UE, qui ont accumulé des excédents enviables, paient pour les pays dispendieux du sud de l’Europe, accumulant déficit sur déficit, et qu’ils brocardent régulièrement pour leur insouciance, comme des membres du Club Med.
Or pour Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne de Bruxelles, un «danger mortel» guette l’UE, si elle n’est pas plus solidaire face à la double crise sanitaire et économique. Son successeur, le Luxembourgeois Jean-Claude Junker avertit, de son côté, que les pays du sud risquent de se détourner du projet européen s’ils ne bénéficient pas de l’élan de solidarité qu’ils attendent de l’UE.
Le coronavirus, de manière inattendue, impose ainsi son agenda à la construction européenne. Il agit comme un révélateur des maux que l’UE, au-delà des mots convenus sur la solidarité, l’unité, l’harmonie entre pays membres, continue à traîner depuis sa création par le traité de Rome en 1957, à nos jours. Ces maux se résument dans un cruel dilemme: Europe marché, fondée sur la seule concurrence entre biens, capitaux et hommes, une guerre de tous contre tous, ou Europe puissance dotée de tous les attributs de la souveraineté à l’extérieur et à l’intérieur. En particulier un pouvoir régalien chargé de réguler les marchés et d’organiser les territoires.
Partisan d’une pure zone de libre échange, attiré depuis toujours par le «grand large» vers les Etats-Unis, le Royaume Uni, faute d’une réponse claire à ce dilemme, a fini par quitter l’UE à l’issue d’une expérience de plus de quarante ans. Il ne voulait plus avoir à subir les contraintes qui lui étaient imposées, et qui, selon lui, étaient attentatoires à sa souveraineté et à son indépendance.
Quant aux autres membres de l’UE, ils continuent, de crise en crise, à suivre un chemin cahotant, couvrant par des mots d’affichage, tous les maux qu’ils ne parviennent pas à traiter. Le dernier épisode du Tribunal de Karlsruhe sonne comme une nouvelle alarme.
En effet, si elle a réussi au forceps à établir une monnaie commune, l’euro, l’UE n’est toujours pas parvenue résoudre les épineuses questions de l’harmonisation fiscale et de l’harmonisation sociale, figurant dans son agenda depuis sa création. Bien au contraire, ces dernières années, le débat a même marqué un net recul sous la pression des néolibéraux, qui ont pris le pouvoir à Bruxelles. Ils estiment en effet qu’aucune régulation publique ne doit s’opposer aux forces du marché, seules juges.
L’impossible harmonisation fiscale et sociale
Les opposants à l’harmonisation fiscale craignent que les membres de l’UE affichant une forte fiscalité, en raison notamment de dépenses publiques élevées (France, Italie, Espagne), n’en profitent pour protéger leurs intérêts économiques au détriment de pays à fiscalité plus faible (Hongrie, Irlande, Pays-Bas, Luxembourg) rendant leur territoire plus attractif aux investisseurs étrangers. Les plus farouches opposants rejettent l’idée comme répondant à une logique nationaliste. Les plus modérés appellent à son abandon au profit d’un fédéralisme budgétaire, qui, sur le plan institutionnel, ferait faire un bon qualitatif à l’UE. Sauf que le fédéralisme n’a pas bonne presse auprès de la plupart des dirigeants européens, qui sont réticents à céder de nouveaux leviers à la Commission de Bruxelles. Un début d’harmonisation a vu le jour ces dernières années concernant l’impôt sur les bénéfices des sociétés, mais le projet risque d’être freiné par la crise à venir propice au repli.
Concernant, l’harmonisation ou convergence sociale, même si plusieurs avancées ont été réalisées en matière de rapprochement de droits sociaux entre salarié de l’UE, le chemin risque d’être encore plus long encore. Il s’agit en effet d’écarter toute tentation de moins-disant social favorisant les entreprises d’un pays au détriment des autres, de remettre en cause les avantages sociaux acquis et de tirer vers le bas la condition salariale.
Les syndicats dans divers pays bataillent en vain depuis des années pour une plateforme commune d’harmonisation sans être entendus. En face d’eux, les entreprises rejettent l’idée d’une harmonisation qui tournerait à l’uniformisation sociale et qui casserait ainsi les ressorts de la concurrence, seule loi du marché qu’ils reconnaissent. Les plus frileux soulignent que l’harmonisation se fera inéluctablement par le haut et qu’elle aura un coût qui pèsera sur la compétitivité des entreprises en dehors de la zone européenne, alors que la mondialisation rend la concurrence internationale plus acharnée.
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