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L’art tunisien de négocier : Une lecture trans-historique

L’ancien port punique de Carthage: symbole d’une civilisation ouverte sur la mer.

Le don de négociation hérité de leurs ancêtres, qui ont bâti la Tunisie suivant de nombreuses stations et épreuves, témoignant d’un fort attachement à leur terre, les Tunisiens d’aujourd’hui peinent à le retrouver et à le fructifier, pris qu’ils sont dans d’inextricables querelles fratricides.

Par Taha Masmoudi *

Occupant depuis toujours une parcelle réduite de terre, la Tunisie a toujours été la plus petite de ses deux autres grandes sœurs voisines, celles qu’on s’accorde aujourd’hui à nommer Algérie et Libye.

Depuis l’Antiquité, les Romains ont accordé à la Province Romaine d’Afrique, ancienne Carthage et future Africa Vetus puis Afrique Proconsulaire, la contrée la plus restreinte de toutes.

Quelques siècles plus tard, devenu musulman, le Maghreb a conservé, non seulement les principaux aspects de la structure administrative et sociale hérités de l’antiquité tardive, mais aussi sa formation territoriale.

Durant les périodes les plus prospères, les gouverneurs/princes/sultans de la province d’Ifriqiya ont réussi à s’étendre pour atteindre les confins de Tripoli à l’est et celles d’Annaba à l’ouest.

Tout ceci pour dire que, conscients de l’étroitesse de leur champs d’action et par conséquence de leurs ressources, les habitants de ce pays ont vite compris que, pour s’affirmer sur la scène méditerranéenne, à l’époque réel centre d’une «économie-monde», pour reprendre l’expression de Fernand Braudel, il faut miser bien plus sur d’autres moyens, afin de transformer le peu de ressources qu’offre la terre, aussi fertile soit-elle, en une richesse effective, en or et en argent.

Les Carthaginois, acteurs majeurs dans la Méditerranée antique

Héritiers de leurs ancêtres phéniciens, les Carthaginois étaient les premiers à avoir transformé cette petite terre lointaine, qui n’était pas plus grande que leur terre d’origine non plus, en un acteur principal dans la Méditerranée antique, durant leur sept siècles d’existence, puis en un empire qui a tant irrité son rival romain, qui n’a pris son aise qu’en détruisant la rayonnante cité antique qu’était Carthage. Qu’est-ce qui faisait la puissance des Carthaginois et qui a tant indigné les Romains, au point de lui déclarer trois guerres consécutives ?

En effet, le terme empire carthaginois ne fait pas référence à un empire au sens territorial ni politique du terme, mais plutôt au sens commercial. Les comptoirs commerciaux carthaginois s’étendaient sur la quasi-totalité des littoraux de la Méditerranée occidentale. À cette époque, détenir un comptoir signifiait que telle puissance détenait un ancrage dans une région. Sans la nécessité d’y établir un gouvernement ou de contrôler sa population, ces comptoirs servaient de point d’attache pour les commerçants dans la région.

Ainsi, partant d’une superficie infime, qui n’excédait pas celle de la peau d’un taureau, Carthage est devenue une puissance pratiquant tout genre de commerce, de gros ou de détail. Les Carthaginois vendaient aussi bien les produits de leur terre (huile d’olive, blé, etc.) que des produits «importés» tels que l’or, l’argent, le cuivre, l’étain, le plomb, l’ivoire, les esclaves, les épices, pour ne citer que ces exemples, grâce au rôle d’intermédiaire commercial qu’ils jouaient entre l’Afrique subsaharienne et l’Europe.

Le don de «commercer» ou de «négocier»

En fait, dès le VIe siècle, navigateurs et explorateurs carthaginois se sont lancés dans de lointains périples, s’aventurant dans des contrées jusque-là inconnues et «dangereuses» : Hannon a emmené son équipage, nous racontent les sources anciennes, vers les côtes africaines, probablement dans l’actuel Ghana. Himilcon, lui, s’est hasardé en Europe du Nord, vers les îles britanniques.

Vraisemblablement, c’était l’intuition, la persistance et la volonté qui animaient ces deux précurseurs des grandes découvertes géographiques, ces ancêtres de Christophe Colomb et de Vespucci, à bien mener leur odyssée et à traverser la mer des ténèbres, bien avant les Portugais. Mais quelle fut la nature de cette intuition ?

En fait c’était la même qui a poussé leurs ancêtres phéniciens à quitter leur belle cité qu’était Tyr et venir s’installer en Afrique, la même aussi qui a fait la grandeur et la prépondérance de la cité carthaginoise. Cette intuition dont on parle ressemble plutôt à un don. Ce dernier dont étaient munis les colons phéniciens devenus maîtres d’une grande civilisation, s’appelle le don de «commercer» ou de «négocier».

Sans que cela ne représente une surprise, la littérature antique fourmillait de références au sens de commerce qui caractérisait les Phéniciens. L’image d’un peuple aventurier bravant les mers à la recherche des richesses et animé par l’appât du gain véhicule chez les historiens de l’Antiquité.
Toutefois, un commerçant habile est un commerçant qui sait convaincre.

C’est sans doute le talent de persuasion qui fait le génie du commerçant et qui le différencie des autres corps de métier. Ce talent s’est traduit dans ‘‘L’Odyssée’’ d’Homère par le terme «ruse». Racontant l’épisode de son enlèvement par des marchands phéniciens, Eumée accuse ces derniers d’avoir pratiqué la ruse pour distraire sa famille, alors que la servante, elle-même d’origine phénicienne, quitte la maison et l’emmène avec elle.

Justinien, lui, narrant l’épisode de la fondation de Carthage, évoque le talent de négociation ainsi que la subtilité de la princesse Elyssa-Didon qui réussit à transformer une surface équivalant à une peau de bœuf en une «sorte de cité», selon son expression.

Le Tunisien, sagace négociateur à l’image de ses aïeux carthaginois

Qu’est-ce qui a changé plus de 23 siècles plus tard ? Rien ! Si l’or, l’argent et l’ivoire ou les épices constituaient les produits de luxe de l’Antiquité, rapportant les plus hauts revenus commerciaux, l’or noir, le pétrole, représente aujourd’hui la ressource la plus consommée, échangée et convoitée.

Vers le milieu du 20e siècle, les prospections entreprises par les sociétés françaises et européennes ont abouti à la découverte de très importants gisements pétroliers aussi bien en Algérie qu’en Libye, leur permettant d’être parmi les plus gros producteurs mondiaux de la matière. Ironie du sort ? Peut-être. La Tunisie reste sensiblement privée de cette ressource si précieuse, qui lui aurait peut-être permis «d’émerger» et d’avoir un poids plus pesant sur la scène méditerranéenne, arabe ou tiers-mondiste.

Toutefois, le Tunisien, sagace négociateur à l’image de ses aïeux carthaginois, a su néanmoins minimiser l’ampleur du «pétrin» de son pays et vendre ses propres produits. De fait, si l’extraction des matières premières en minerais et en hydrocarbure d’Afrique se fait aujourd’hui directement par les grandes firmes transnationales sans besoin d’intermédiaire nord-africain et si encore les routes commerciales et le commerce de transit sont aujourd’hui mieux contrôlés, les Tunisiens réussissent bon gré mal gré à commercialiser ce qu’ils avaient à vendre.

Dans un monde mondialisé comme le nôtre, où tout se marchandise, les Tunisiens se trouvent, dès la première heure de l’indépendance, face au défi qui leur impose de s’intégrer à cette dynamique mondiale, s’ils ne veulent pas rester à sa marge. Ainsi, le sage et perspicace Bourguiba, au lieu de suivre le même chemin que ses contemporains et lutter pour des causes selon lui perdues (l’unité arabe, le tiers-mondisme rebelle, le socialisme, etc.), a plutôt essayé de «vendre» au monde une certaine image de la Tunisie. Cette image consiste en un pays ayant obtenu son indépendance sans faire couler des rivières de sang, d’un peuple paisible et uni, d’un projet de développement humain qui repose sur l’éducation et la santé, bref un pays de Lumières, qui lutte contre tout genre d’obscurantisme et toutes forces archaïques.

La révolution de 2011 fait renaître le talent de négociant du Tunisien
Encore des années, le régime benaliste fait aussi véhiculer une nouvelle image de la Tunisie. Maintenant que le monde post-guerre froide exige «un enlargement démocratique», pour reprendre l’expression de Bill Clinton, la Tunisie devient bien le pays de la démocratie, des droits de l’Homme et de la liberté d’expression et de communication. La réalité des choses importe peu.

Seulement, le prétendu «vent de liberté» vient de souffler lui aussi en Tunisie depuis 2011, amenant «un printemps» qui vient chasser ce qui s’est avéré être un long automne. Nouveau cycle, nouvelles exigences. La révolution tunisienne fait renaître le talent de négociant du Tunisien. Désormais, parallèlement au commerce parallèle qui envahit le marché national, une multitude d’intervenants eux aussi parallèles les uns aux autres, affluent sur le pays, prétendant chacun détenir la «clé» d’une politique commerciale efficace, qui nous permettra enfin de «décoller».

À cet effet, les nouveaux dirigeants se sont précipités à commercialiser le nouveau produit issu de la révolution de 2011 : la transition démocratique.

Bénéficiant du «succès» tunisien à organiser des élections libres et à éviter le spectre des guerres civiles et des coups d’États militaires, ce qui leur valut le Prix Nobel de la paix en 2015, ils ont essayé d’exploiter leur talent hérité de négociants.

Aujourd’hui encore, neuf ans après la sainte et glorieuse révolution, et dans un contexte marqué par la pandémie mondiale du Covid-19, l’État tunisien, contre toutes attentes, se trouve bien en avance par rapport à plusieurs autres pays dans le contournement du virus. Suite à son dernier passage sur la chaîne française France24, plusieurs journalistes et analystes politiques ont reproché à ce dernier de ne pas être assez efficace dans l’exploitation de la «success story» tunisienne. Ils considéraient qu’une meilleure commercialisation de la réussite tunisienne pourrait procurer autant de bénéfices pour le pays, misant sur la sympathie occidentale avec la réussite tunisienne.

Sans citer tous les exemples, il semble ainsi que le penchant du Tunisien pour le commerce soit inscrit dans son acide nucléique. Les Tunisiens ont essayé de ne rater aucune occasion pour exporter leur modèle au reste du monde. Politique, histoire, football, cinéma… Pour le Tunisien, tout est commercialisable.

Une transition démocratique fortement affectée par des luttes de pouvoir

Cependant, les résultats en disent le contraire. La multiplication des acteurs n’a point amélioré le sort du pays. Au lieu de susciter des profits, elle a engendré un déficit. Autrement dit, la Tunisie n’arrive toujours pas à se positionner et à se relever de son écroulement. Le proverbe tunisien : « كثرة بلا بركة » littéralement «une abondance sans bénédiction» en dit long.

En réalité, s’il y a quelque chose qui manquait et qui entravait la réussite, c’est ce qu’on appelle de nos jours «une politique de marketing» et qui représente une condition sine qua none pour toute opération commerciale réussie. Les négociants tunisiens (hommes politiques et dirigeants) peinent à s’accorder sur la nature du produit à commercialiser. Si certains plaident pour le seul pays arabe à connaître une transition démocratique, d’autres considèrent que c’est la république islamique qu’il faut promouvoir, alors que d’autres prétendent être conformes aux valeurs tunisiennes incarnées par le bourguibisme, autre fonds de commerce préféré dans cette Tunisie postrévolutionnaire.

Certaines de ces images ont réussi à être diffusées. Elles n’ont pas toutefois attiré les acheteurs mais plutôt les spéculateurs. Les représentations de la Tunisie qu’on veut faire circuler sont en effet illusoires. Elles ne reflètent en aucun cas la réalité du pays.

Quelle serait «l’authenticité» d’une transition démocratique fortement affectée par des luttes de pouvoir entre une classe politique corruptible, qui, au lieu de mettre les bases d’une vie démocratique saine, où un combat d’idées et de visions prime, se lance plutôt dans des actes de lynchage public, d’insultes et de dénigrements ? Quelle serait l’utilité de diffuser une image d’un pays «ayant réussi à battre le coronavirus» sans qu’on n’ait aucune explication scientifiquement plausible pour cette prétendue réussite ?

Il faut dire que le don hérité des ancêtres, qui ont bâti le pays suivant de nombreuses stations et épreuves, témoignait d’un attachement à cette terre. Ils comprenaient bien que la réussite personnelle ne vaut rien si elle ne se traduit pas en une réussite collective, celle du pays, de la nation. Nos ancêtres étaient lucides. Ils savaient bien ce qu’ils désiraient et ceux qui ont cherché à vendre le pays, et non les produits du pays, ont toujours fini par perdre. Mais où nos politiciens d’aujourd’hui en sont-ils de leurs ancêtres ? L’Histoire est pleine de leçons, mais seulement pour ceux qui veulent apprendre. À bon entendeur, salut !

* Professeur agrégé et enseignant d’histoire-géographie à l’Ecole internationale de Tunis.

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