Le confinement imposé en Tunisie, pour contrer la Covid-19, a sauvé des centaines de vies humaines, mais sa sévérité disproportionnée et sa mal-gouvernance économique a détruit des centaines de milliers d’entreprises et d’emplois. Aujourd’hui, l’heure est au déconfinement, sur fond de violentes tensions sociales en régions et des soupçons de corruption au sommet de l’État. Elyes Fakhfakh, et certains de ses «visirs» sont pointés du doigt. Déconfinement ou déconfiture?
Par Moktar Lamari, Ph. D.
Une étude récente, menée par des chercheurs de l’Université, pour étalonner, dans un exercice de benchmarking la gouvernance de la Covid-19 de par le monde, nous apprend deux choses au sujet de la gestion de la pandémie du coronavirus en Tunisie.
Un, le modèle de gouvernance du confinement retenu en Tunisie est très sévère, avec une cote de sévérité ayant atteint 87%, sur une échelle de 100.
Deux, les mêmes déplorent que le modèle de confinement retenu en Tunisie ait été plutôt bancal : la sévérité des restrictions imposées n’étant pas accompagnée de suffisamment d’aides publiques et de soutiens aux entreprises, aux investisseurs et travailleurs impactés.
Avec de tels constats, le gouvernement tunisien est averti des enjeux et défis à relever pendant le déconfinement. Contre toute attente, le gouvernement Fakhfakh a multiplié les ratés et les inconduites. Amorcé depuis début juin, le déconfinement a dévoilé de graves infractions éthiques, des décisions économiques contradictoires et des méfaits d’une gouvernance génératrice de tensions explosives : opposant le social au politique, le monétaire au budgétaire et l’économique à l’institutionnel.
Au pouvoir, depuis 120 jours, le chef du gouvernement Elyes Fakhfakh et une partie de sa quarantaine de ministres (excusez du peu !) ont commis trois catégories d’incompétences et d’imprudences.
Exemplarité en politique : Elyes Fakhfakh, un contre-exemple ?
La première, et la plus grave imprudence du gouvernement Fakhfakh est d’ordre éthique et moral. Au lieu de donner l’exemple, Fakhfakh et certains de ses ministres ont joué les contre-exemples. Le tableau des infractions n’est pas rose! Voici quelques cas ayant fait l’actualité et pouvant illustrer le drame de la mal-gouvernance en Tunisie.
Il y a d’abord, le ministre qui a fugué par avion Tunis-Paris en plein confinement (Mongi Marzouk, Energie et Mines, Ndlr), alors que des Tunisiens sont emprisonnés pour avoir enfreint les règles strictes du confinement en passant d’un quartier à un autre de la même ville. Le ministre en question est resté bloqué en France deux semaines durant, salaire payé aux frais des contribuables tunisiens. Aucune démission, aucune sanction, ni pardon, ni même des explications !
Un autre ministre (Anouar Maarouf, Transport et Logistique, Ndlr) est responsable de la destruction de sa deuxième limousine de fonction (200.000DT), dans un accident impliquant sa fille mineure, en pleine crise de la Covid-19. Le pouvoir judiciaire, «indépendant» comme il est, tarde à rendre son verdict, pour pénaliser le ou les fautifs dans ce dommage à un «bien public».
République bananière ou presque ! L’impunité reste la règle avec une couche d’opacité et de complicité du ministre en charge de la transparence et de «bonne gouvernance» (Mohamed Abbou, Fonction publique, Gouvernance et Lutte contre la corruption, Ndlr). Un ministre avide du pouvoir, pas net dans ses promesses politiques et surtout capable de camoufler par de belles paroles toutes les «scènes de crime». Capable aussi d’avaler des couleuvres et de dérober au regard tous les «squelettes dans les placards» de son bureau personnel !
Un autre ministre est impliqué dans un contrat de quelques millions de masques qu’il aurait négocié en catimini (Salah Ben Youssef, Industrie et PME, Ndlr), en «bon-enfant», avec un député pour «lutter contre la Covid-19»… hors la loi et avec l’argent des contribuables.
Les soupçons se multiplient, et les plus récents impliquent le ministre du Tourisme : dont l’agence de voyages privée aurait négocié un juteux contrat pour héberger des étrangers dans des hôtels pour des confinés libyens. Ici aussi, le conflit d’intérêts et le délit d’initié sont mis de l’avant par les médias et l’opinion publique, même si le ministre s’en est défendu et a été aussi défendu par ses pairs voyagistes). Esprit de corps et corporatisme oblige ?
Mais, le pire fait oublier les mauvais! Le scandale impliquant Elyes Fakhfakh constitue la cerise sur le gâteau de la mal-gouvernance. Le ministre de l’Environnement aurait octroyé un contrat de 44 millions de DT a une des cinq entreprises privées de Fakhfakh, et dont le capital social ne dépasse point les 6 000 DT (2000 euros).
Tous ces faits et gestes ont eu lieu pendant le confinement imposé manu militari aux Tunisiens. Qui l’aurait cru que durant le confinement, des membres du gouvernement se servent et se permettent les pires infractions ?
Et dans toutes ces affaires de mal-gouvernance, le chef du gouvernement Elyes Fakhfakh exhibe une mégalomanie déconcertante et dévoile un caractère plutôt arrogant et cavalier. Aucune forme d’empathie avec les victimes de sa mal-gouvernance, pas d’excuses… il s’accroche au pouvoir vaille que vaille!
Une économie aux abois !
La deuxième catégorie d’erreurs est liée aux néfastes impacts économiques d’un confinement disproportionné, mal calibré et géré à l’aveuglette, sans études d’impacts ex ante.
Qu’on le veuille ou pas, le gouvernement d’Elyes Fakhfakh a laissé couler plusieurs milliers d’entreprises et n’a pas apporté suffisamment d’appui à des centaines de milliers d’employés ayant perdu leur gagne-pain. Le tout en laissant faire le FMI et la Banque centrale gérer les crédits bancaires avec des niveaux d’intérêt qui dépassent l’entendement. Des taux en moyenne de 11%, des taux qui enrichissent les banques et leurs actionnaires, sur le dos des investisseurs, consommateurs et épargnants. En Tunisie, le taux directeur est de 6,75%, soit presque 5 fois plus élevé que celui du Maroc (1,5%).
Le 18 mars, Elyes Fakhfakh, lors de son discours pour annoncer le confinement total du pays, pour contrer la Covid-19, a promis trois objectifs qui se résument en trois zéros: zéro perte d’emploi, zéro faillite d’entreprise et zéro citoyen laissé dans le besoin.
Aucun de ces objectifs n’a été atteint : zéro sur toute la ligne!
Le confinement sévère, décrété par des néophytes en politique économique a fait chuter le PIB de 7 à 12% pour 2020. Entre 300.000 et 500.000 chômeurs se sont ajoutés aux 650.000 chômeurs actuels. Plus de 200.000 PME (formelles et informelles) sont en faillite, ayant mis la clef sous la porte! La pauvreté s’est amplifiée, la précarité des personnes vulnérables s’est renforcée.
La déprime se renforce, avec un désenchantement des consommateurs, un coup de frein des investisseurs et une méfiance internationale manifestée par des agences de notation, comme Fitch, Moody’s ou S&P.
La jeunesse désespère et les manifestions se multiplient, avec leur lot de bombes lacrymogènes déversées par la police, et par un ministre de l’Intérieur, Hichem Mechichi, aux ordres des intérêts privés des entreprises multinationales, surtout françaises… celles-ci opèrent majoritairement dans les secteurs gazier et pétrolier au sud de Tataouine.
Tataouine, une région saharienne qui recèle l’essentiel des richesses tunisiennes en pétrole et en gaz! Une région qui procure au pays annuellement des milliards de $US, mais une région meurtrie, où les taux de chômage des jeunes atteignent 50 à 70% (Remada, Dhehiba, Ghomrassen, Douiret, Dechra Ouled Chhida, etc.). Des journaux internationaux (Le Monde, Libération, New York Times, etc.) ont déploré le niveau de violence policière contre des habitants pacifiques et dans une région pétrolifère et stratégique pour la géopolitique de l’Afrique du Nord.
En quatre mois, les maladresses éthiques et économiques commises par le gouvernement Fakhfakh ont asséné à l’économie tunisienne son plus sévère revers depuis des décennies.
Capharnaüm politique : tout faux, tout Fakhfakh!
La troisième catégorie d’erreurs est politique.
Elyes Fakhfakh n’a pas su créer la cohérence et la confiance dans son cabinet de presque 40 ministres. Des tensions internes et des tiraillements sont palpables entre divers agendas politiques cachés et des idéologies politiques aux antipodes. Des ministres qui travaillent chacun pour soi…
On y trouve les religieux de Ghannouchi et leur indifférence face à la création de la richesse matérielle, ici sur terre et maintenant. On y trouve les pseudo-démocrates capables de couvrir les pires corruptions au sommet de l’État, leur objectif c’est de se maintenir au pouvoir, coûte que coûte! On y trouve aussi les représentants attitrés et les courtiers des lobbys internationaux, des multinationales et think tanks d’obédiences franco-françaises, turques ou qataris.
On y trouve aussi et surtout des profanes en économie publique et des néophytes en gestion du bien public et de ses valeurs éthiques.
Le péché originel remonte à la décision présidentielle ayant nommé Elyes Fakhfakh, un golden boy parachuté ex-nihilo en politique, en tant que chef de gouvernement, sans être jamais élu.
Dramatique tournure pour un gouvernement accouché au forceps et constitué par collage, sans ligne politique fédératrice, sans socle éthique convainquant et surtout sans programme économique assorti d’objectifs chiffrés.
La déconfiture politique ternit les horizons de la transition démocratique en Tunisie.
Elyes Fakhfakh doit se retirer, le temps requis pour les investigations des commissions d’enquête au sujet des soupçons de conflit d’intérêts et de délit d’initié qui le concernent personnellement.
Fakhfakh a perdu sa crédibilité et a érodé son capital de confiance en rien de temps! L’économie a besoin de réformes, et ce n’est pas avec un chef de gouvernement aussi affaibli et dont la rectitude politique est mise en cause, que la Tunisie peut relancer son économie et donner de l’espoir à plus d’un million de chômeurs.
Le président de la République, Kais Saied doit assumer ses responsabilités pour aider Fahkfakh à prendre congé, le temps qu’il prouve son innocence et qu’il règle ces soupçons de corruption et de conflit d’intérêts!
Un tel retrait du pouvoir préserve la Tunisie de bien de risques sécuritaires et d’incertitudes économiques qui peuvent dérailler et compromettre la transition démocratique dans son ensemble.
* Universitaire au Canada.
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