Le Liban, l’ancienne «Suisse du Proche-Orient», vit depuis des semaines au bord de l’effondrement, des répliques d’un séisme ancien qui avait mis face à face en 1975 des milices inféodées à des puissances étrangères aux intérêts divergents.
Par Hassen Zenati
L’effondrement du Liban se poursuit dans l’indifférence totale de la communauté internationale, en particulier de ses voisins arabes. Ils le vivent même comme une sorte de vengeance bienvenue à leurs échecs répétés pour se dégager du sous-développement et triompher de leur ennemi déclaré: Israël.
Beyrouth est la seule capitale arabe où retentit encore le cri de «résistance à l’ennemi sioniste» par la voix du parti chiite du Hezbollah. Dans toutes les autres capitales de la région, les dirigeants s’emploient publiquement ou en sous-main à «normaliser» leurs rapports avec Tel-Aviv, sans parler de l’Egypte et de la Jordanie qui, elles, ont déjà sauté le pas depuis longtemps en signant des traités de paix avec l’ennemi d’hier, devenu l’allié du jour et de demain contre les Palestiniens.
Des sanctions américaines maquillées en sanctions internationales
Le Liban reste pour sa part ferme dans sa promesse réitérée d’être le «dernier à signer un traité de paix avec Israël», comme l’ont affirmé à plusieurs reprises plusieurs de ses dirigeants. Il est soumis depuis plusieurs mois à des sanctions américaines maquillées en sanctions internationales, avec pour seul objectif de faire plier genou au Hezbollah. Sans quoi l’ancienne «Suisse du Proche-Orient» est promise à devenir un nouvel Afghanistan, menace Washington.
Le deal a été clairement posé il y a quelques jours par des officiers américains de passage à Beyrouth : «Abandonnez Hezbollah et vous vous porterez mieux», ont-ils dit à des populations clochardisées, qui continuent néanmoins à refuser l’odieux chantage. Récemment devant l’ambassade américaine à Beyrouth, des jeunes protestataires criaient : «Aggravez les sanctions et nous ferons une escalade dans la résistance», en brandissant des portraits du défunt président égyptien Gamal Abdel Nasser, qui reste encore une idole vénérée dans le pays.
Le Hezbollah se renforce avec le soutien de l’Iran
Le 12 juillet 2006, à l’issue d’une guerre qui a duré trente trois jours, battant le record e durée des confrontations militaires israélo-arabes, l’armée israélienne avait renoncé à son objectif affiché de «désarmer Hezbollah» après avoir subi d’importantes pertes humaines.
Sorti vainqueur de la confrontation, le parti de Sayed Hassan Nasrallah n’a fait depuis que se renforcer, avec le soutien de l’Iran, qui lui fournit des armes et de l’argent, en développant ses capacités offensives. Il s’est engagé en contrepartie dans la guerre en Syrie en faveur du régime de Bachar El-Assad, allié de Téhéran, et s’est constitué progressivement en «Etat dans l’Etat» au Liban, avec pour base principale, apparemment inexpugnable, les quartiers sud de la capitale. Quoique minoritaire, il continue à faire la pluie et le beau temps dans les gouvernements qui se succèdent sans proposer de solutions durables aux crises multi-dimentionnelles que traverse le pays.
Washington use de plus en plus des sanctions comme d’une redoutable arme de domination à l’échelle mondiale, après avoir décidé, pour des raisons de politique intérieure, d’épargner la guerre à ses soldats. Elle l’a fait en Irak, en laissant sur le carreau des centaines de milliers de morts et d’handicapés pour la vie. Elle l’a poursuivi en Iran et l’a étendu à la Syrie et au Venezuela. Elle l’applique depuis le début des années soixante à Cuba, qui s’en est relativement bien sortie grâce à une organisation sans faille de la société.
La banque, colonne vertébrale du pays, est désormais frappée au cœur
Au Liban, la cible privilégiée des sanctions est la banque, colonne vertébrale du pays, placée des décennies durant au dessus de la mêlée par les divers protagonistes locaux dans leur course effrénée vers le pouvoir.
Le système bancaire libanais, alimenté par les mandats réguliers de la diaspora libanaise et les dépôts des magnats du Proche-Orient, était jusque-là à la fois le symbole de la permanence du pays et l’instrument de sa croissance dans un océan de pauvreté. Il est désormais frappé au cœur.
La livre libanaise est plus bas que terre: le dollar s’échange sur le marché noir à quatre fois plus sa valeur sur le marché officiel. Les prix flambent poussant les libanais à fouiller les poubelles pour se nourrir et nourrir leurs enfants. L’armée est privée de viande. L’électricité manque. Par désespoir, certains libanais ont opté pour la solution ultime afin d’échapper à leur misère noire : le suicide. On ne compte plus le nombre de chefs de famille qui franchissent le pas pour, dans leur esprit, se laver de la honte de ne plus pouvoir subvenir au quotidien des leurs.
La classe moyenne, naguère chouchou du pays, paie le prix le plus fort à cette dégringolade économique, financière et morale, dont on ne voit pas la fin. Dans les travées des supermarchés, les clients poussent désormais leur chariot en traînant les pieds, souvent sans rien acheter tant les prix sont devenus inaccessibles. «Faire les courses est devenu ma hantise», confie, résignée, sans colère apparente, une veuve sexagénaire, qui vivait bien jusque-là sur la retraite de son mari décédé il y a quelques années. Le cataclysme financier qui s’est abattu au printemps sur le Liban a anéanti son pouvoir d’achat.
Dépréciation de la monnaie nationale et hyperinflation tirent inexorablement le pays vers l’abîme. Nombreux sont ceux qui veulent désormais quitter le pays pour un «ailleurs plus clément». L’Université américaine, incubateurs des élites du Proche-Orient depuis sa création il y a plus d’un siècle, n’échappe pas à la crise. L’appauvrissement de la classe moyenne ainsi que le chômage commencent à tarir sérieusement ses sources de recrutement.
En réalité, la dramatique situation actuelle n’est que la réplique d’un séisme beaucoup plus ancien, lorsque les milices chrétiennes de l’extrême droite libanaise, El Kataeb, avaient provoqué une guerre civile de quinze ans entre 1975 et 1990, dont l’objectif était de se débarrasser des réfugiés palestiniens drainés là par les guerres israélo-arabes de 1948, 1967 et 1973. Elle fut suivie par l’invasion de Beyrouth par l’armée israélienne en 1982, qui avait servi de couverture au massacre des Palestiniens des camps de Sabra et Chatila (entre 800 et 2.000 morts en une seule nuit) et l’exode vers la Tunisie des principaux dirigeants palestiniens. C’est après ce traumatisme national que s’est constitué Hezbollah pour, dit-il, «relever le flambeau de la résistance» antisioniste abandonnée par les dirigeants arabes.
La situation peut «devenir rapidement incontrôlable», prévient l’Onu
Depuis Hezbollah est dans le collimateur des Israéliens, mais aussi des Américains, qui lui reprochent de perturber un «jeu» dont ils se veulent les seuls maîtres. Les sanctions économiques ne sont qu’un nouvel épisode de la guerre implacable qu’ils lui livrent depuis plus de trente ans. Sauf que cette fois, c’est l’ensemble de la population libanaise qui subit les effets de la confrontation comme une «punition collective», rappelant les pires années noires de la colonisation.
Vendredi dernier, 10 juillet 2020, dans une interview à la télévision saoudienne Al Hadath, l’ambassadrice américaine Dorothy Shea n’y est pas allée par quatre chemins. Elle a accusé Hezbollah d’«empêcher toute solution économique» au Liban et d’avoir «siphonné des milliards de dollars qui auraient dû aller dans les coffres du gouvernement», accentuant ainsi la «pression maximale» que son pays a décidé d’exercer sur le mouvement chiite.
Crise insoluble, craignent les uns qui ne peut déboucher que sur le démantèlement du pays. Le Liban en a vu d’autres et peut encore rebondir plaident les autres. Alors que le FMI appelle à l’adoption de réformes douloureuses, dont une majeure partie de la classe politique ne veut pas, l’Onu alerte que la situation peut «devenir rapidement incontrôlable». Pour les Etats-Unis, cependant, le seul remède au naufrage imminent est un gouvernement sans Hezbollah que personne ne peut encore imaginer parmi la classe politique libanaise. La boucle est ainsi bouclée.
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