Il n’y a pas eu et ne peut y avoir de révolution en Tunisie sans le passage à un modèle culturel qui sépare le religieux du politique, le seul qui permette l’émergence d’une société moderne, réellement «civile». Et d’ailleurs cela ne suffira pas non plus, car il est vrai aussi qu’une révolution doit, pour être telle, concerner l’infrastructure économique : la démocratie, on est bien d’accord; la laïcité, sans le moindre doute aussi, mais à quoi servirait une révolution qui ne nourrirait pas ses hommes?
Par Amor Séoud *
Depuis un certain 14 janvier 2011, il est de bon ton d’être en accord avec ce qui passe pour une révolution, et de le paraître. Gare à celui ou celle qui se permet d’en douter ou de la remettre en cause, le cas Abir Moussi en est un parfait exemple.
Je ne suis pas membre de sa formation politique, et pourtant je considère que, dans sa dénégation, la présidente du Parti destourien libre (PDL) et de son bloc parlementaire est plus proche de la vérité objective que tous ses détracteurs, dans leur adhésion béate au discours dominant.
Le passage d’une dictature à une improbable démocratie ne fait pas une «révolution»
Que s’est-il passé en ce mois de janvier 2011 ? Rien qu’un changement de pouvoir, en fait, de régime politique pour être plus précis, c’est-à-dire de la façon dont ce pouvoir est exercé ! C’est ce que retiendront les historiens de métier, au-delà de toute chicane sur les faits. Or, ce changement de régime, même s’il s’agit du passage d’une dictature à ce qui est appelé démocratie, ne fait pas une «révolution» à proprement parler, pas plus qu’une hirondelle ne fait le printemps. C’en est éventuellement une condition nécessaire, mais elle est loin, à mon humble avis, d’être suffisante. En prenant la partie pour le tout, on va vite en besogne, ou bien l’on prend ses désirs pour la réalité, sous peine, dans les deux cas, d’une cécité totale.
Une révolution digne de ce nom suppose que sur le modèle politique, celui de la démocratie, viennent se greffer, à temps, un modèle culturel, et un modèle économique. Pour ce qui concerne la Tunisie, il ne faut pas se leurrer, le modèle culturel ne peut réellement se mettre en place que si le clivage idéologique qui divise le pays en deux, société religieuse contre société civile, est définitivement résorbé. Or c’est loin d’être le cas, car la Constitution fêtée à grande pompe n’a rien résolu du tout, contrairement à toutes les allégations à ce sujet, soutenues en particulier par la formation politique qui en profite le plus : le parti islamiste au pouvoir depuis les débuts.
Ennahdha a évidemment intérêt à faire croire que la question identitaire est dépassée, parce qu’il cherche à acquérir une légitimité politique en dehors de toute étiquette idéologique. En réalité cette question a été soigneusement escamotée par les constitutionnalistes de tous poils, conservateurs comme progressistes, avec le recours au procédé du compromis, à la rhétorique de l’ambiguïté, qui ont donné lieu dans le texte à des affirmations visiblement contradictoires, mais où tout le monde trouve son compte : on se souvient de l’embrassade historique de Mongi Rahoui et Habib Ellouze, qui, montrée par la caméra en gros plan, illustre parfaitement le paradoxe du moment.
Ce texte fait allègrement référence à l’islam comme religion de l’Etat, et présente en même temps la société tunisienne comme une société civile ! Au passage, on y évite savamment d’expliquer ce qu’est une religion d’Etat, et de définir ce que doit être une société civile, laissant croire que celle-ci peut être, ainsi, religieuse et civile tout à la fois ! Alors qu’en fait, et tout le problème est là, une société ne peut réellement être «civile» que si la religion en son sein est reléguée aux affaires privées, donc individualisée; que si, concrètement, ladite société fonde sa juridiction et toute sa législation, l’ensemble de ses codes, exclusivement sur des valeurs temporelles, «civiles», comme son nom l’indique; que si finalement elle est, à proprement parler, «laïque». Reste que la notion de laïcité est partout honnie, et d’ailleurs totalement bannie du langage politico-médiatique; rejet qui ne s’explique, à vrai dire, que parce qu’on a peur des mots.
L’affranchissement des esprits exige l’effacement des religions
Contrairement à ce que tout le monde croit en effet, l’Histoire de la pensée nous apprend que la laïcité n’est pas venue au monde pour contrer la religion, mais pour la protéger. Qu’on en juge déjà par l’article 1 de la fameuse loi de 1905 : «La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes.» Il va de soi que ledit article ne prend pleinement son sens que par rapport à un contexte civilisationnel marqué, en France, par une longue tradition anticléricale, comportant un élément d’aversion insurmontable pour toute Eglise, comme le constate en ces termes l’historien René Rémond… L’idéologie aristocratique faite de mépris pour le clerc et de défiance de l’homme d’épée envers l’homme d’étude, la morale de la bourgeoisie montante s’occupant d’épargne aux dépens des affaires du Ciel, etc., ont bien alimenté cet anticléricalisme «bouffeur de curés», comme l’on peut dire, en reprenant une formule souvent utilisée dans le jargon politique de l’époque pour désigner les Anticléricaux. «Á bas la calotte !», scandaient ceux-ci en désignant satiriquement, et de manière blasphématoire, lesdits curés.
Bien sûr, la philosophie des Lumières (Montesquieu appelant à troquer les lois de dieu contre celles de la nature, Voltaire et sa «lutte contre l’infâme», Diderot, d’Holbach et leur matérialisme antireligieux, etc.), puis un peu plus tard le scientisme ou encore le marxisme introduit en France assez tôt par Jules Guesde, sont passés par là… Et une certaine culture républicaine a fait le reste : comme le note en 1914 M. de Marcère, «à partir du jour où Gambetta, J. Ferry et leurs amis eurent mis la main sur le gouvernement de la France, la caractéristique du régime fut la guerre au catholicisme.» Au bout du compte, on en est arrivé en plein 19e siècle à cette pensée qui, ne pouvant dissocier religion et cléricalisme, considère que l’affranchissement des esprits exige rien moins que l’effacement des religions…
Mais c’est justement à partir de 1905, en France, que ce champ délicat des idéologies va peu à peu s’apaiser et se stabiliser, au profit de la condition civile de la société bien sûr, mais en même temps – et c’est cela qu’il ne faut point perdre de vue – au profit des religions elles-mêmes et du libre exercice des cultes.
Il ne peut y avoir de révolution sans une séparation définitive entre le religieux et le politique
En Tunisie, tant qu’on n’aura pas intégré cette vérité, conduisant à séparer le religieux du politique, le privé du public, il n’y aura aucune stabilité. Et voilà que, sur la scène politique, la bipolarisation renaît de ses cendres – mais c’est la bonne nouvelle des dernières semaines : à l’occasion de la discussion parlementaire sur la question de l’ingérence en Libye, avec en toile de fond le rôle de la Turquie, on a bien vu le paysage se redessiner à la faveur du clivage idéologique que produit l’islam politique. Ce qui devait arriver arriva de nouveau. Une photo instantanée montrant, pour une grande Première, des représentants du bloc moderniste autour d’une table, et donnant à l’événement une dimension historique, a largement circulé sur les réseaux sociaux : la voie est ouverte à une longue bataille camp contre camp. Derrière, le sondage du mois est tombé, révélant que la bipolarisation, revenant en force, met au coude à coude les islamistes et leurs grands adversaires modernistes du moment.
Nous y revoilà, et tant mieux, car, pour ainsi dire, l’abcès doit bien être crevé – sachant que la question n’est pas, en l’occurrence, qui va finir par l’emporter (on sait par une grande loi de l’histoire qu’on avance toujours vers le meilleur des mondes possibles, en dépit des crises et même grâce à elles), mais quand et à quel prix (on sait aussi qu’en politique il n’y a pas beaucoup de place pour de la morale).
Morale de la fable : on a beau dire, il n’y a et ne peut y avoir de Révolution sans le passage à ce modèle culturel qui sépare le religieux du politique, de la chose publique, le seul qui permette l’émergence d’une société moderne, réellement «civile». Et d’ailleurs cela ne suffira pas non plus, car il est vrai aussi qu’une révolution doit, pour être telle, concerner l’infrastructure économique : la démocratie, on est bien d’accord; la laïcité, sans le moindre doute aussi, mais à quoi servirait une révolution qui ne nourrirait pas ses hommes? La question est beaucoup moins consensuelle, et ce n’est pas le lieu ici d’en parler; elle n’est évoquée que pour montrer, sans vouloir jouer au rabat-joie, à quel point il est abusif de parler de révolution pour le moment, alors que le tiers du chemin n’est pas encore fait, et que ce qui reste à faire est encore très long, souvent miné, et toujours tortueux…
* Professeur à l’université de Sousse.
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