Nous reproduisons ci-dessous l’hommage rendu par un avocat à sa collègue Radhia Nasraoui, grande militante des droits de l’homme sous la dictature de Ben Ali, souffrante depuis un an, et auquel le président de la république Kaïs Saïed a rendu visite hier, jeudi 13 août 2020, à l’occasion de la Journée nationale de la femme.
Par Me Mohamed Ali Gherib
C’était le premier dossier, la première affaire, mon client est accusé du vol d’une motocyclette. J’avais tout fait pour éviter l’épreuve de la plaidoirie en inventant tous les prétextes pour ne pas accepter le dossier, j’ai même exigé pour les décourager, des membres de la famille de l’accusé, des honoraires que je croyais élevés, mais je ne sais pourquoi sans me connaître ils tinrent coûte que coûte que je le défende.
La veille de l’audience j’eus du mal à fermer l’œil de la nuit implorant le bon Dieu et tous les saints de Tunis qu’un incendie ravage le palais de justice.
Mes prières ne furent pas exaucées et le palais de Bab Bnet était encore là lorsque à 8h30 j’y fis mon entrée à la surprise de ses premiers occupants habitués à des avocats plutôt retardataires, je mettais ma robe en discutant avec la famille du client en affichant une fausse assurance alors que j’étais tétanisé par la peur. Je pris place sur le banc des avocats de la salle numéro cinq où siégeait la quatrième chambre correctionnelle, préparant dans les moindres détails ce qui allait être ma plaidoirie.
Les confrères habitués des lieux commencèrent à affluer, ils prirent soin de m’apprendre que la Cour était présidée par le sinistre R.B ce qui n’a pas contribué comme on peut facilement le deviner à me rassurer.
Quoique inexpérimenté j’ai remarqué ce jour-là une certaine nervosité chez les agents de l’ordre qui filtraient avec beaucoup de zèle l’accès à la salle d’audience. Lorsque les dossiers furent amenés et installés et que les accusés détenus firent leur apparition, je vis arriver une avocate brune aux cheveux bouclés, à la démarche sûre et rapide portant d’une manière altière sa robe, faire son entrée dans la salle d’audience en interpellant celui qui s’avérera son client (visiblement un intellectuel tant il tranchait avec les mines patibulaires qu’il côtoyait), elle lui dit des mots rassurants et s’assit, cette assurance qui contrastait avec la peur qui m’habitait acheva de réduire à néant le peu de confiance en moi qui me restait avant d’affronter mon destin.
La sonnerie annonçant la Cour retentit peu après 9h00 car R.B était ponctuel, et il était à l’image de ce qu’on m’avait rapporté, un grand gabarit, des moustaches fournies et un air extrêmement sévère. Il s’est assis scrutant du regard la salle debout et silencieuse qui attendait religieusement qu’il lui donne l’autorisation de s’asseoir, curieusement notre avocate était déjà assise discutant à haute voix avec les confrères encore debout. Dans mon extrême naïveté j’eus peur pour elle, mais le président ne releva pas (j’ai compris par la suite qu’une audience c’est de la tactique, de la provocation, de la déstabilisation…) et appela le premier dossier, celui du client de mon idole du jour et les événements à venir n’allaient pas me décevoir.
Je compris de l’interrogatoire que le président menait d’une manière expéditive et péremptoire que l’accusé était un syndicaliste et que son affaire avait un aspect «politique». Notre «irrespectueuse» avocate interrompit à plusieurs reprises le juge, s’adressant à la cour en arabe dialectal avec dédain, parfois même avec mépris lui rappelant au passage le respect qu’elle se devait de manifester à l’accusé.
Il est évident que notre amie n’a pas attendu qu’on lui donne la parole pour se manifester et commencer sa plaidoirie en s’attaquant avec une virulence inouïe au ministère public, à la police judiciaire puis au juge ouvertement accusé de connivence avec l’exécutif appelé «votre Ben Ali», le tout avec la bénédiction du client qui jetait à son avocate des regards furtifs pleins de satisfaction. Le président essaya d’interrompre mon héroïne et le ton monta encore d’un cran atteignant des sommets de courage que je croyais impossible en ce début de l’année 1995. Après avoir eu le dernier mot elle se tut et la salle d’audience fut pour quelques secondes plongée dans un silence total et surtout éloquent, le silence que seuls les arguments poignants et bien dits savent provoquer, le silence qu’il ne faut surtout pas gâcher par la phrase de trop. Toute en sueur elle enleva sa robe en pleine audience, remballa son dossier sous le regard surpris de R.B à qui elle s’adressa calmement l’informant qu’elle ne fera pas l’honneur à la Cour de continuer à plaider.
Assis dans mon coin et impressionné par la performance de mon idole de ce jour-là, je demandais du bout des lèvres au confrère assis à mes côtés l’identité de la consœur car le tumulte ayant accompagné sa plaidoirie m’empêcha de capter son nom, «c’est Me Nasraoui» me dit-il étonné que je ne la connaisse pas.
J’aurai tout le temps par la suite et chemin faisant dans la profession de la connaître, dans les assemblées générales des avocats, dans les affaires politiques puis en tant qu’adversaire dans l’affaire des directeurs de la sûreté de Ben Ali notamment lorsqu’elle s’interposa de son corps pour empêcher que les familles des victimes agressent les avocats de la défense dont je faisais partie.
Radhia est aujourd’hui très malade et d’elle je ne veux garder que l’image de l’héroïne.
À travers ce récit je voudrais l’embrasser comme on le faisait du temps de Ben Ali lorsque la saluer seulement relevait du courage politique et comme je l’ai toujours affectueusement fait depuis cette fameuse audience où elle avait démystifié la cour en me donnant un courage dont je me croyais incapable.
Puisse Dieu faire en sorte que d’elle ne reste que l’image de l’avocate «irrespectueuse».
* Ce texte est post Facebook publié le 7 décembre 2019.
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