En divulguant certaines données et en passant sous silence d’autres ainsi que les scores des indicateurs primordiaux de performance, les responsables de l’Université Tunis El Manar ont failli à leurs obligations qui imposent une analyse objective de l’ensemble des résultats sans tomber dans l’autosatisfaction triomphaliste qui nuit à la qualité de l’enseignement supérieur et à la réputation de nos institutions. Malheureusement, ce danger existe quand une ambition politique démesurée pousse les responsables d’une université à vouloir «paraître plutôt qu’être» car la mission universitaire est utilisée comme un tremplin pour arriver à leurs fins personnelles.
Par Oum Kalthoum Ben Hassine *
Depuis les années 2000, la performance des universités est mesurée par des systèmes de classement internationaux. Parmi ces systèmes, les plus populaires et donc les plus influents sont l’Academic Ranking of World Universities (ARWU) ou classement de Shanghai, le Webometrics Ranking of World Universities ou Webometrics, et le Times Higher Education World University Rankings, qui établissent, chaque année, le classement d’un nombre d’universités dans le monde. Ce nombre varie d’un système à un autre, soit environ 1800 universités pour ARWU, 30.000 pour Webometrics et 1400 pour le Times Higher Education World University Rankings.
Ces systèmes de classement utilisent différents critères et indicateurs qui varient d’un système de classement à un autre, ce qui implique la conjonction de leurs résultats afin de mieux apprécier la place d’une Université donnée dans l’environnement mondial de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique.
Ainsi, le classement ARWU (ou Shangai) est basé sur une méthodologie qui accorde une place importante à la recherche scientifique en tenant compte du nombre de lauréats des prix Nobel et des médailles Fields, le nombre de publications dans les deux revues scientifiques ‘‘Nature’’ et ‘‘Science’’, le nombre de chercheurs parmi ceux qui sont les plus cités et le nombre d’articles indexés dans le Science Citation Index. Toutefois, dans le système ARWU, le classement d’une institution est fortement lié au nombre de ses enseignants-chercheurs.
En effet, contrairement aux autres systèmes de classement qui ajustent leurs résultats pour tenir compte du nombre des enseignants-chercheurs des établissements, l’ARWU qui n’effectue pratiquement aucun ajustement dans ce sens, utilise, de plus, un critère «Performance académique» en rapport avec la taille de l’institution, ce qui génère un classement des établissements fortement lié à leur taille (plusieurs institutions universitaires françaises ont fusionné dans les années 2010 pour pouvoir figurer ou monter dans le classement Shangai. De ce fait, ce classement favorise les Universités de grande taille mais aussi les sciences exactes, notamment la médecine et la biologie où les enseignants-chercheurs publient plus d’articles dans les revues indexées que ceux en sciences sociales, en lettres ou en droit. D’ores et déjà, nous pouvons donc avancer qu’avec ses deux grandes et anciennes Facultés des Sciences et de Médecine, l’Université Tunis El Manar aura une meilleure place dans le classement Shangai que les autres universités tunisiennes.
En outre, certains critères utilisés dans ce classement comme le nombre de prix Nobel et de médailles Fields et le nombre de publications dans les deux revues scientifiques ‘‘Nature’’ et ‘‘Science’’ éliminent de fait les universités des pays en développement car pour pouvoir aspirer à ces récompenses, il faut disposer de moyens technologiques et financiers permettant de réaliser une recherche de très haut niveau.
D’ailleurs, en décortiquant le fonctionnement du classement de Shanghai, plusieurs spécialistes sont arrivés à relever les paradoxes de la méthode utilisée par ce système de classement et à qualifier les critères utilisés de «non pertinents». Ainsi, dans un article publié en 2009 et intitulé «Should you believe in the Shanghai ranking?», J-C. Billaut, D. Bouyssou et Ph. Vincke considèrent que «le classement de Shangaï, malgré la grande couverture médiatique qu’il reçoit, n’est pas un outil pertinent pour juger de la ‘‘qualité’’ des institutions académiques ou promouvoir des réformes du système d’enseignement supérieur».
Quant au classement Webometrics, il mesure, à l’aide d’une analyse quantitative, la présence (volume et impact de l’information) et la visibilité (nombre des liens externes uniques) sur le web des universités et des centres de recherche. Les paramètres déterminants qui influencent ce classement sont surtout les publications scientifiques en libre accès (open access).
La méthodologie du Times Higher Education World University Rankings est basée, pour le classement global, sur l’analyse de 13 indicateurs de performance qui sont groupés en cinq domaines primordiaux: Enseignement (environnement d’apprentissage); Recherche (volume, revenus et réputation); Citations (influence de la recherche); Perspectives internationales (personnel, étudiants et recherche); et revenus de l’industrie (transfert de connaissances). Sur la base de ces indicateurs, le classement Times Higher Education World University fournit un classement global de 1400 universités de 92 pays dans le monde. En outre, ce système publie les classements «Times Higher Education Impact» de 768 universités dans 85 pays sur la base de critères appartenant à trois domaines : la recherche, la sensibilisation et l’intendance. Ceci permet de mesurer le succès des universités mondiales dans la réalisation des objectifs du développement durable des Nations Unies.
De plus, un autre classement, concernant 414 universités qui ont 50 ans ou moins d’existence, permet de fournir les meilleures «Times Higher Education Young Universities» où les universités sont jugées sur l’ensemble de leurs missions de base (enseignement, recherche, transfert de connaissances et perspectives internationales) avec un ajustement des pondérations afin de donner moins de poids à la réputation.
Nous donnons ici quelques indications sur la place des Universités tunisiennes dans les dernières éditions des classements ARWU, Webometrics et Times Higher Education (THE) publiés en 2020 et ceci par comparaison aux universités maghrébines, africaines et arabes.
Analyse des données du classement de Shanghai (ARWU) 2020 :
Dans sa dernière édition parue en août 2020, le classement de Shanghai (ARWU) des 1000 meilleures universités du monde sur les 1800 évaluées ne comporte qu’une seule Université tunisienne, celle de Tunis El Manar qui se place à la position 901 – 1000 de ce classement. Sur le plan national, ce résultat, comme nous l’avons déjà évoqué précédemment, est attendu étant donné que l’Université Tunis El Manar comporte les plus grandes et les plus anciennes institutions universitaires du pays et abrite de ce fait le plus grand nombre de chercheurs et enregistre donc le plus grand nombre de publications. Or, en n’ajustant pas le nombre de publications au nombre de chercheurs comme dans les autres systèmes de classement, l’ARWU introduit un biais dans l’analyse qui permet à ce type d’universités de supplanter dans le classement les plus petites et les plus récentes institutions universitaires.
Sur le plan régional, l’Université Tunis El Manar est devancée dans ce classement par 10 Universités arabes et 13 Universités africaines dont certaines (saoudiennes, égyptiennes, sud-africaines) sont nettement mieux classées sur le plan mondial.
Dès la parution de ce classement, la présidence de l’Université Tunis El Manar (UTEM) a mené, avec un triomphalisme qui frise l’indécence, une large campagne de communication et d’information autour de cette position dans le classement de l’ARWU allant jusqu’à la considérer comme un fait unique dans l’histoire des universités tunisiennes et oubliant curieusement que l’Université Tunis El Manar avait une meilleure position dans le classement de 2019 puisqu’elle était classée en position 801 – 900. Ainsi, cette nouvelle place (901 – 1000) dans l’édition 2020 de l’ARWU laisse entrevoir une évolution régressive du classement de l’UTEM. Or, au lieu de s’inquiéter et d’analyser les causes de ce recul, la présidence de l’université a préféré, en affichant avec arrogance sa prétendue réussite, donner une large audience à ce classement à coup de communiqués de presse dont certains comportent des informations erronées comme par exemple le titre du communiqué du 18 août 2020 où il est énoncé «pour la troisième année consécutive, l’Université Tunis El Manar fait partie du Top 1000 des meilleures Universités du monde selon le fameux Shangai Ranking pour l’année 2020» alors que la consultation du site de ce système de classement révèle que l’UTM est absente du Top 1000 jusqu’en 2018 et n’est donc présente que depuis deux ans (en 2019 et 2020).
Visiblement l’ambition politique, qui sous-tend ces opérations de communication des responsables de l’UTM, surpasse la mission universitaire qui impose de prendre garde à ne pas tomber dans l’écueil de l’autosatisfaction triomphaliste car le triomphalisme risque de ralentir voire même empêcher l’accomplissement des efforts nécessaires pour améliorer la situation et est donc dangereux.
Analyse des données du classement Webometrics 2020 :
Quant au classement Webometrics, sa dernière édition, publiée en juillet 2020, révèle qu’aucune université de notre pays n’est présente dans les 1000 meilleures universités du monde sur les 30.000 Universités évaluées par ce système.
Parmi les universités tunisiennes, la première qui figure dans le classement global est celle de Sfax à la place 2611, suivie par celle de Tunis El Manar à la place 3016.
Dans le Top 20 des universités maghrébines figurant dans le Top 100 des universités africaines du classement Webometrics 2020, l’Université de Sfax est précédée par 3 universités marocaines et 7 algériennes alors que l’Université Tunis El Manar se place après 5 universités marocaines et 10 algériennes.
Dans le Top 100 des universités arabes figurant dans le classement global Webometrics 2020, l’Université de Sfax se place en position 76 et celle de Tunis El Manar en position 98.
En outre, dans le Top 100 des Universités africaines figurant dans le classement global Webometrics 2020 , l’Université de Sfax se place en position 71 et celle de Tunis El Manar en position 92.
Curieusement, l’UTEM a passé sous silence ces résultats qui pourraient pourtant, en les confrontant à ceux des autres systèmes de classement, l’éclairer sur la qualité de sa mission.
Analyse des données du classement Times Higher Education 2020 :
L’examen de la dernière édition du classement Times Higher Education, publiée en avril 2020, montre qu’aucune Université tunisienne ne figure dans les 1000 meilleures Universités mondiales sur les 1400 universités évaluées.
Sur la base des scores obtenus par les Universités tunisiennes dans les domaines primordiaux de performance, les premières places nationales sont occupées par l’Université de Sfax pour les domaines Enseignement et Recherche, l’Université de Manouba pour le domaine Citations et l’Université de Carthage pour les domaines Revenus de l’Industrie et Perspectives Internationales.
Quant au classement mondial «Impact Rankings» qui n’intéressent que 768 Universités et ne s’appuient que sur 3 domaines, c’est l’Université de Tunis El Manar qui, avec un rang mondial 301 – 400, occupe la première place sur le plan national alors qu’elle est devancée, sur le plan maghrébin, par l’Université marocaine de Ibn Tofail, qui occupe la position 201 – 300 dans ce classement. L’UTEM est aussi précédée dans ce classement par plusieurs universités africaines et arabes.
Pour le classement «Young University Rankings», l’Université de Sfax, avec un rang mondial 251 – 300, occupe la première place en Tunisie.
L’Université de Sfax est devancée, au Maghreb, par les deux universités algériennes de Sétif (Ferhat Abbas) et de Béjaïa et par l’Université marocaine Sidi Mohamed Ben Abdellah mais aussi, sur le plan régional, par plusieurs Universités africaines et arabes.
Il est clair que les résultats d’un seul système de classement ne suffisent guère pour évaluer l’accomplissement des missions des Universités et la qualité de leur enseignement et de leur recherche. En effet, seule l’analyse comparative des résultats fournis par différents systèmes de classement permettent d’apprécier les forces et les faiblesses d’un système d’enseignement supérieur national. En effet, cette analyse doit constituer le point de départ pour la mise en place des réformes et des initiatives nécessaires.
C’est pour cette raison que le choix ciblé, par les responsables d’une Université, de certains résultats au détriment d’autres moins favorables pour leur Université est contraire à l’esprit de changement et d’amélioration du fonctionnement et des objectifs de l’Université, à moins que ce soit pour servir à concrétiser l’ambition des responsables qui cherchent principalement, à travers leur mission académique, à briguer un poste politique important comme celui de ministre.
Ainsi, en divulguant, via différentes communications, certaines données comme par exemple le résultat du classement de l’«Impact Rankings» du Times Higher Education Rankings et en passant sous silence d’autres comme le rang mondial du classement global (qui exclue l’UTEM du Top 1000 des meilleures Universités mondiales) ainsi que les scores des indicateurs primordiaux de performance de ce même système de classement qui ont plus d’influence sur le classement global et qui intéressent un nombre beaucoup plus important d’Universités que l’Impact Rankings ou en négligeant de considérer le recul de l’institution dans le classement de Shangai (ARWU) ou en donnant des informations erronées, les responsables de l’Université Tunis El Manar ont, de ce point de vue, failli à leurs obligations qui imposent une analyse objective de l’ensemble des résultats sans tomber dans l’autosatisfaction triomphaliste qui nuit à la qualité de l’enseignement supérieur et à la réputation de nos institutions. Malheureusement, ce danger existe quand une ambition politique démesurée pousse les responsables d’une Université à vouloir «paraître plutôt qu’être» car la mission universitaire est utilisée comme un tremplin pour arriver à leurs fins personnelles.
* Professeur universitaire émérite.
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