Quatre ans après la Loi instituant l’indépendance de la Banque centrale de Tunisie-BCT (Loi 2016), les critiques et les ressentiments se multiplient, mettant en cause les méfaits de la politique monétaire en Tunisie. Depuis une semaine, c’est le chef du gouvernement tunisien et divers leaders politiques sortent de leur réserve, décriant à leur tour l’orthodoxie monétariste de la BCT et son indifférence aux contingences liées à la relance d’une économie mise à genoux par l’instabilité politique, par les déficits budgétaires, par l’endettement et la pandémie du Covid-19! De quoi s’agit-il et quels sont les reproches formulés à l’égard de la politique monétaire et particulièrement la BCT?
Par Moktar Lamari, Ph. D.
Six types de reproches sont aujourd’hui exprimés et de manière constructive pour amener la BCT à se défaire de son «orthodoxie monétariste» et à repenser sa politique monétaire, pour la rendre plus efficace, plus transparente et mieux arrimée aux contingences du pays.
Regardons ensemble les raisons de la colère manifestée à l’égard de la politique monétaire menée par la BCT… On fera référence à plusieurs rapports et opérateurs concernés.
Confusion entre indépendance et souveraineté
Depuis que la Loi sur la BCT a été votée en 2016, les politiques monétaires ont pris une tangente monétariste totalement désarticulée des politiques budgétaires.
En s’émancipant de la tutelle gouvernementale, la BCT s’est placée de facto sous le parapluie des institutions du Breton Wood, à savoir le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM). Depuis 2016, la BCT s’est progressivement distancée des soucis gouvernementaux et a tourné le dos à des besoins de financement criants. Les liens de concertation et les arrimages requis entre politiques fiscales et politiques monétaires se sont relâchés.
En se dotant de l’indépendance décisionnelle face au gouvernement tunisien, la BCT donne l’impression, qu’elle a «changé d’équipe», en abandonnant sa vocation d’institution souveraine, mais solidaire du gouvernement et de l’intérêt public. Plus que jamais avant, la BCT fait allégeance aux diktats des bailleurs de fonds internationaux. Une telle attitude est motivée par l’accès aux crédits internationaux. Une telle approche incarne des amalgames qui ont lourdement endommagé l’aura de la BCT et érodé sa crédibilité au sein de l’État et surtout dans l’opinion publique.
Taux d’intérêt directeur, une panacée de la BCT!
La politique monétaire menée ces 3 dernières années s’est polarisée autour du taux d’intérêt directeur (TID), considéré comme solution à tous les problèmes. Le TID a été augmenté plusieurs fois, passant de 4,5% à 7,75%.
De telles décisions ont fait flamber les taux d’intérêt bancaire pour les opérateurs économiques, avec des niveaux variant entre 10 et 15%. Ces décisions ont fait fondre la capacité à investir des PME, insécurisé les industriels du tourisme, de l’agroalimentaire et des régions déshéritées.
L’investissement productif est passé de 23% du PIB à moins de 8% en l’espace de quelques années.
Toutes ces augmentations du TID ont été décidées sans évaluation d’impacts, ex ante ou ex post… La capacité analytique des impacts factuels (et contrefactuels) est plutôt limitée au strict minimum.
On sait seulement que les grands gagnants de ces TID plafonnés sont les banques (et leurs actionnaires) qui engrangent des profits colossaux, alors que l’économie est en récession gravissime -21% pour le deuxième trimestre de 2020. Des impacts contradictoires et récessifs sont déplorés à ce sujet.
Aujourd’hui et malgré les récentes baisses du TID, celui-ci reste cinq fois plus élevé que celui du Maroc et autres pays comparables.
Inflation, un arbre pour cacher la forêt!
Toutes les augmentations du TID ont été «justifiées» par une lutte acharnée contre l’inflation. La BCT considère que son principal et unique mandat consiste à combattre l’inflation.
Un working paper, publié il y a 3 semaines, et signé par des chercheurs affiliés au FMI, montre, avec des chiffres et analyses empiriques à l’appui, qu’en Tunisie post-2011, la variation du TID n’explique que 13% de la variance de l’inflation. La même étude montre que 40% de la variation de l’inflation est expliquée par le taux de change et donc par la dévaluation du dinar. L’étude dévoile ainsi le faible impact de la variation du TID sur la maîtrise de l’inflation.
L’étude portant le titre «Tunisia Monetary Policy Since the Arab Spring: The Fall of the Exchange Rate Anchor and Rise of Inflation Targeting» et cosignée par M. Khatat, N. End & R. Kolsi (autorisée par Chris Geiregat du FMI) reproche à la politique monétaire en Tunisie son retard en matière de ciblage de son action anti-inflation (inflation targeting), et ce avec des indicateurs et un cadrage précis et axé sur les résultats.
Ces chercheurs respectés par la rigueur de leurs investigations empiriques ont montré que les augmentations successives du TID en Tunisie, prétendument pour réduire l’inflation, ont eu un impact dévastateur sur le PIB réel : «We find that a shock on the policy rate of one standard deviation (+0.2 percentage points) leads to a decrease of real GDP growth of about 0,4 percentage points after six quarters». Traduction: «Nous trouvons qu’une augmentation du TID d’un écart-type (0,2 points de pourcentage) fait chuter le PIB réel de 0,4 point de pourcentage». Par extension, on peut penser qu’une augmentation de 1 point de pourcentage du TID, on ampute le taux de croissance de 2 points de pourcentage.
Un résultat qui en dit long sur les dégâts économiques collatéraux créés par une manipulation hasardeuse et démesurée du TID. Et en impactant négativement la croissance du PIB, ces augmentations successives du TID ont ruiné l’investissement et la création de l’emploi.
Les chercheurs affiliés au FMI (sans refléter la position officielle du FMI) confirment ce que beaucoup redoutaient depuis un moment! L’impact de la manipulation du TID percute plus négativement, et presque deux fois plus le PIB réel (récession) que le taux d’inflation, comme tel.
Pilotage à vue, sans ciblage ni évaluation
Les critiques de la politique monétaire de la BCT déplorent aussi l’opacité de la gouvernance de la BCT. Les auteurs cités précédemment déplorent que la BCT n’ait pas le réflexe d’une gestion axée sur des résultats ciblés, annoncés d’avance et vérifiables à postériori. Ils écrivent expliciement: «The CBT is not a traditional monetary targeter… A transparent and credible inflation objective in turn helps anchor inflation expectations and provides a simple and transparent benchmark against which to measure performance. The inflation objective needs to be both achievable and, over time, achieved to be credible». Traduction: «La BCT n’est pas traditionnellement portée à cibler ses actions monétaires avec définition d’objectifs transparents et crédibles en matière d’inflation, et ce afin d’ancrer les anticipations de l’inflation et procurer un simple et transparent étalon (benchmark) qui permet de mesurer les performances. Un objectif d’inflation a besoin d’être atteignable dans le temps et réaliste pour être crédible.»
À cet égard, plusieurs experts avertis des nouvelles politiques et bonnes pratiques monétaires n’en reviennent pas que la BCT concentre tous ses efforts sur la lutte contre l’inflation, sans donner aucun objectif à atteindre dans le court et les moyens termes.
Les observateurs, tout comme les auteurs cités, reprochent à la BCT son incapacité de mener des évaluations rigoureuses des impacts des décisions monétaires engagées. Le tout pour apprendre des erreurs et pour mieux faire.
Communication discrétionnaire et lacunaire
Plusieurs observateurs et analystes reprochent à la BCT ses carences en matière de communication. Des décisions stratégiques et lourdes de conséquences sont prises derrière des portes closes, et communiquées souvent de manière tronquée, lapidaire et dans un langage hermétique et incompréhensible par 80% des Tunisiens et Tunisiennes! La communication en langue française et le jargon conceptuel utilisés par la BCT ne sont pas toujours digestes pour le citoyen lambda.
Rien pour rassurer, rien pour amadouer les récalcitrants et les trésoriers d’un marché informel qui gère 40% du PIB et 60% de la devise en circulation.
Deux exemples pour tout comprendre. Un : quand le conseil d’administration décide de la majoration du taux d’intérêt, il l’explique sans donner le détail des analyses ni les indicateurs monétaires justifiant les décisions et précisant leurs objectifs quantitatifs à atteindre. Deux : quand les décisions sont votées, on ne dit pas si elles étaient décidées à l’unanimité, à la majorité, combien de voix contre…
Le CA de la BCT ne semble mesurer correctement l’ampleur des méfaits de ses décisions sur des milliers de PME, à des centaines de milliers de ménages et des centaines d’investisseurs majeurs qui lorgnaient la Tunisie, si le climat des affaires s’améliorait!
L’opacité de la BCT sur les véritables motivations, enjeux et objectifs encadrant ses décisions monétaires suscite l’indignation des milieux d’affaires, des investisseurs et voire même des membres du gouvernement… ou encore les syndicats.
Gouvernance peu éclairée par les données probantes
La gouvernance actuelle de la politique monétaire est marquée par un acharnement inspiré par la pensée monétariste orthodoxe, qui a été abandonnée, de par le monde, depuis la crise 2008. Les banques centrales de par le monde ont engagé des politiques contre-cycliques, basées sur des taux d’intérêt proches de zéro.
Mais, la BCT s’enferre dans une démarche plutôt contraire, en maintenant un taux directeur élevé et en fermant les yeux sur les méfaits de TIDs élevés sur la croissance, l’investissement et la création de l’emploi.
Les auteurs cités précédemment notent l’importance de développer les compétences des analystes et économistes de la BCT, notamment pour «upgrad the CBT’s analytical capacity and macro-forecasting models». (Traduction : rehausser la capacité analytique de la BCT en matière de modélisation et prospective macro-économique).
Dans la même veine, le gouverneur de la Banque centrale a été très mal noté dans le cadre d’un classement international des gouverneurs des banques centrales. Il a été sanctionné par un C, soit sept crans plus bas que le gouverneur de la Banque centrale marocaine ou celui égyptien qui ont obtenu des A (l’échelle de notation s’échelonne de A, A-, B+, B, B-, C+, C, C-, etc.).
* Universitaire au Canada.
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