Dans cette « Lettre ouverte d’un citoyen à Mmes et MM. les juges », l’auteur appelle les juges en grève à mettre en sourdine momentanément leurs revendications matérielles, « afin que les dépenses de l’État soient consacrées aux secteurs prioritaires en ce moment, ceux de la santé, de l’emploi et des affaires sociales en particulier.
Par Mohamed Ridha Bouguerra *
Vous venez d’annoncer, Mesdames et Messieurs les juges, ce vendredi 4 décembre 2020, après trois semaines d’arrêt de travail, que vous entamez, désormais, une grève ouverte. Celle-ci s’annonce longue apparemment au vu du peu d’échos que votre action revendicatrice a rencontré jusqu’ici auprès des autorités de tutelle.
C’est un citoyen ordinaire qui s’adresse à vous, aux sages d’entre vous en particulier, sans avoir l’intention de se prononcer sur la légitimité ou non de votre grève et sans entrer dans les détails des motifs à l’origine de votre mouvement de protestation. Seul, ici, le timing est contesté.
Vous n’êtes sûrement pas sans savoir que votre grève n’a rencontré que mécontentement et incompréhension, non seulement auprès de justiciables dont les affaires restent ainsi si longtemps pendantes devant les tribunaux donc sans solution; non seulement auprès de vos vis-à-vis du barreau que vous condamnez à l’inaction; mais même auprès de citoyens ordinaires scandalisés de voir une certaine élite du pays prendre la justice et les justiciables en otage.
Mesdames et Messieurs les juges, notre pays est en train de traverser la période, fort probablement, la plus difficile de son histoire récente. Et je n’ose pas vous faire l’injure de vous en dresser un exhaustif et sinistre tableau.
Pourrait-on, néanmoins, passer sous silence les ravages causés par la pandémie qui frappe en ce moment les plus démunis parmi nos concitoyens auxquels l’État doit assistance en premier ? Il s’agit de tous ces employés du secteur touristique qui viennent de perdre leur emploi. Tous ces cafetiers, serveurs, personnels d’hôtels, de restaurants, d’agences de voyage et de location de voitures, tous ces artisans de nos souks qui, du jour au lendemain, sont tombés dans le besoin et sont venus grossir les rangs des chômeurs qui se comptent par centaines de milliers maintenant dans notre pays.
Pourrait-on passer sous silence, encore, les dépenses imprévues jusqu’ici dans le budget de l’État et qui doivent impérativement être effectuées au profit de notre système de santé dont l’état déplorable, qui n’est plus à décrire, connaît en ce moment une très grave détérioration due à la pandémie ? Des patients mais, aussi, des médecins et des soignants font quotidiennement les frais de cette situation et nombreux parmi eux y ont laissé leur vie. La liste des membres du personnel médical qui ont déjà payé un tribut au coronavirus ne cesse de s’allonger. Et personne n’est actuellement en mesure, hélas, de prédire la fin de leur calvaire.
Pourrait-on passer sous silence, encore et de nouveau, le prix déjà payé par le personnel éducatif à la Covid-19 sans avoir à évoquer ici, en même temps, les risques qui guettent nos élèves dans des écoles où font défaut les moyens les plus élémentaires pour assurer l’hygiène nécessaire à opposer au virus mortel, eau courante et latrines dignes de ce nom.
Pourrait-on passer sous silence, enfin, ces dizaines de diplômés chômeurs qui réclament un poste de travail et que la détresse pousse, ici, à couper une route ; là, à arrêter la production de telle usine ou, encore, à fermer telle vanne de pétrole ?
Certes, Mesdames et Messieurs les juges, nos vénérables palais de justice sont bien loin d’être des palais ! Ils sont à l’image, hélas, de toutes nos infrastructures, de nos pauvres institutions éducatives, de l’école à la faculté, de tous nos établissements hospitaliers, du dispensaire au CHU, et n’ont rien à leur envier !
Certes, Mesdames et Messieurs les juges, il y va, aujourd’hui, de votre image et, même, par temps de coronavirus, de votre vie. Mais pas plus que de l’image et de la vie de nos éducateurs et de leurs élèves. Pas plus que de l’image et de la vie de nos soldats en blouse blanche en train d’affronter la mort, médecins, infirmiers et tous les techniciens de la santé !
Alors, Mesdames et Messieurs les juges, faites preuve, s’il vous plaît, de davantage de modestie et d’humilité, sinon de compassion par ces temps très durs pour tous.
Participez à l’effort commun exigé de toutes et de tous ! Unissez vos efforts à ceux de l’État afin que la guerre contre la pandémie soit la moins coûteuse en vies humaines pour nos concitoyens.
Mettez momentanément une sourdine à vos revendications, surtout matérielles, afin que les dépenses de l’État soient consacrées aux secteurs prioritaires en ce moment, ceux de la santé, de l’emploi et des affaires sociales en particulier.
Rentrez en vous-mêmes et pensez à tous ceux et celles qui ne jouissent pas des privilèges que vous avez déjà, qui ont perdu leur emploi ou qui aspirent à en avoir un.
Ayez une pensée pour tous ceux et celles qui peinent à joindre les deux bouts et dont la pandémie a encore aggravé la situation.
Ayez une pensée pour tous les hommes et femmes de culture, artistes, solistes, comédiens, danseurs réduits au chômage et qui attendent impatiemment l’aide de l’État !
Craignez la malédiction des petites gens qui crèvent de faim et qui ne survivent que grâce aux maigres subsides de l’État que vous risquez de leur enlever de la bouche !
Toute autre attitude sera considérée comme égoïsme de classe et de nantis. Comme manque de solidarité de la part d’une corporation soucieuse de défendre ses intérêts spécifiques aux dépens de l’intérêt général. On vous imputera une tache morale, celle de vous être désolidarisés de tous les vôtres par temps de crise. Et, surtout, de manquer de cœur !
Écoutez plutôt le cri du cœur du poète :
«Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au cœur du commun combat».
* Docteur honoris causa de l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand.
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