Tout comme on avait exigé des Morisques d’abjurer l’islam afin d’obtenir le droit de vivre en Espagne au XVIe siècle, on exigerait maintenant des musulmans de démontrer leur volonté de vivre en Europe en expurgeant leurs textes sacrés de ce dont les chrétiens ne voudraient pas, de reconnaître le caractère faux de leur Livre, ce qui revient au même.
Par Dr Mounir Hanablia *
Des voix s’élèvent en France, en Europe et ailleurs, après cette série d’attentats rattachés aux caricatures de ‘‘Charlie’’, pour réclamer une censure du Coran, une véritable abrogation des versets considérés comme appelant à la violence et à la haine contre les autres communautés. La justification de cette exigence est qu’une part non négligeable des musulmans aurait approuvé l’exécution rituelle, en pleine rue, à Paris, du professeur Samuel Paty.
L’islam possèderait en effet le triste privilège parmi toutes les religions de considérer l’homicide comme un acte méritoire obéissant à la volonté divine dont la récompense, un plaisir sensuel infini et éternel, susciterait des inclinations naturelles au recours aux violences les plus extrêmes.
Si tel est bien le cas, il faudrait envisager l’hypothèse que l’islam trainât cette image désastreuse, depuis fort longtemps. Et dans ce cas les véritables persécutions que ses propres fidèles subiraient dans des pays de cultures différentes de celles de l’Europe, en Inde et en Chine particulièrement, auraient ce qui les justifiât, et seraient paradoxalement un élément à charge.
Pourtant c’est en effet bien l’Occident qui, depuis la naissance de l’islam, s’est construit de lui une image des plus élaborées, sans que l’on puisse en ignorer le contexte, celui de siècles d’affrontements militaires, que les polémiques de natures doctrinales n’ont fait que conforter.
En effet, ce sont les chrétiens vivant dans le système de tolérance de l’islam, appelé «dhimma», autrement dit sous occupation, qui les premiers ont senti la nécessité de résister, face à l’érosion constante de leurs communautés, soumises au système de la «dhimma», où la conversion à la foi du vainqueur était devenue le moyen le plus courant pour y échapper, pour peu que la supériorité de la civilisation et de la langue du conquérant ne constituât pas un stimulant puissant à le faire.
Ce sont donc les communautés chrétiennes du Levant, grecques orthodoxes et syriaques, qui les premières ont commencé à propager une vision polémique de la nouvelle religion, et les écrits de Jean Damascène, un chrétien syriaque qui assuma des hautes fonctions dans l’appareil d’Etat omeyyade, en ont constitué la première référence, qui allait faire florès en Occident chrétien. Selon Jean Damascène, l’islam n’était que la somme de toutes les hérésies du christianisme, et Mohamed rien de plus qu’un faux prophète. Et les écrits issus de Byzance, en guerre contre les Arabes, ne le démentiraient pas.
L’affrontement islamo-chrétien fut de loin plus soutenu et intense en Espagne partagée entre d’une part au sud un territoire sous domination arabo-musulmane, et au nord un autre latino-chrétien, dont l’étendue fluctuait au gré des fortunes des batailles. L’Andalousie par le biais de la cohabitation forcée des communautés religieuses différentes et rivales vit donc la floraison des écrits polémiques chrétiens pour les mêmes raisons. C’est que l’héritage culturel espagnol se référait déjà aux écrits d’Isidore de Séville, le grand penseur chrétien du VIIe siècle qui avait vécu avant l’arrivée des Arabes dans la péninsule ibérique, et qui, se référant à la Bible et aux écrits d’Augustin d’Hippone, avait, dans son œuvre encyclopédique, classé les Arabes en tant qu’ismaélites, une nation qui «lèverait la main contre les visages de tous, et tous lèveraient la main contre le sien», la deuxième caractéristique étant avant l’islam leur idolâtrie.
Une mémoire collective occidentale hostile à l’islam
Les Chrétiens espagnols vivant sous domination arabe, et qualifiés de mozarabes, allaient donc essayer de séparer les différentes communautés en qualifiant les musulmans de suppôts du diable, dont le teint foncé porterait la trace indélébile. Le terme «mauro» désignant les Arabes et les Berbères qui en a résulté ne signifiait en réalité que celui de «negro» qui serait utilisé plus tard en Amérique et en Afrique du Sud. Les Mozarabes essaieraient également d’insuffler un esprit de résistance aux membres de leurs communautés, en suscitant des vocations au martyre. C’est ainsi qu’une cinquantaine de chrétiens, hommes et femmes, les fameux martyrs de Cordoue, iraient provoquer les autorités musulmanes en injuriant publiquement le nom du prophète Mohamed, ce qui leur vaudrait des exécutions publiques.
Les reliques de l’évêque Euloge de Cordoue, exécuté en 859 pour les mêmes raisons, ainsi que ses écrits, faisant l’apologie des martyrs, seraient plus tard transférés à Burgos, capitale du Leon, et contribueraient à légitimer les prétentions des royaumes chrétiens du nord à libérer la totalité de l’Espagne de l’occupation arabe et à sa restitution selon eux à ses propriétaires légitimes, les Wisigoths.
Un certain nombre d’historiens, tels Rodrigo Jimenez de Rada, et Lucas de Tuy, se chargeraient d’historiciser par leurs écrits les prétentions politiques des souverains de Castille et d’Aragon, à la Reconquête des territoires perdus. Mais la survenue des Croisades, entre le XIe et le XIIIe siècles allait insuffler aux écrits polémiques anti-musulmans un nouveau souffle, d’abord par Pierre dit le Vénérable, abbé de Cluny, un ecclésiastique français qui, résidant à Tolède, allait constituer au XIIe siècle, en plein moyen-âge, une équipe internationale de théologiens, dont Robert de Ketton, un anglais, et Herman de Croatie, se chargeraient de traduire le Coran en Latin, et Pedro Alfonso, un renégat juif converti au christianisme, traduirait une œuvre polémique majeure issue de Bagdad, la Risalat El Kindi.
C’est ainsi que le Corpus de Tolède réunirait la majeure partie des écrits anti- musulmans; diffusé à travers les réseaux de l’église catholique, il allait conférer pendant des siècles à l’ensemble de l’Europe occidentale chrétienne une mémoire collective indélébilement hostile à l’islam. Mais les ordres monastiques franciscains et surtout dominicains tenteraient de convertir les musulmans à la foi chrétienne en développant la rhétorique nécessaire. Les dominicains en particulier étudieraient ainsi le Coran et la Sira dans leur langue d’origine, l’arabe, afin d’en retirer les arguments rationnels prouvant selon eux l’imposture de l‘islam et la véracité de la doctrine chrétienne. Ricold de Monte Croce, un dominicain, irait ainsi vivre à Bagdad. Mais en fin de compte cet effort missionnaire allait se conclure par un échec. Les musulmans, tout autant que les juifs, tributaires des chrétiens en Espagne, depuis le début de la Reconquista, refuseraient de se convertir au christianisme, et à l’accusation d’hérésie, allait s’en adjoindre ainsi une autre, celle d’être réfractaires à la raison, c’est-à-dire aux arguments «rationnels» de leurs adversaires dans leur tentative de les convertir.
Persistance de la polémique antimusulmane en Europe
L’échec définitif des croisades, après la chute d’Acre, ainsi que la conversion des Mongols ilkhanides à l’islam, ruineraient complètement les espoirs entretenus quant à sa disparition proche. Mais le Corpus de Tolède de Pierre le Vénérable allait constituer la forme définitive et accomplie de la polémique antimusulmane dans laquelle l’Europe chrétienne irait puiser à chaque fois qu’elle serait confrontée à l’islam. Ce n’est en effet point l’Evangile, qui imprégnerait la vision des orientalistes européens du XIXe siècle, chargés de légitimer idéologiquement la colonisation des territoires musulmans.
L’islam eut néanmoins quelque cheminement inattendu en Europe, en devenant un objet de polémique théologique entre catholiques et protestants. Certains mêmes, comme les unitariens, en défendirent le crédo, ce qui leur valut parfois de monter sur le bûcher, à l’instar du Catalan Michel Servet, brûlé vif à Genève à l’instigation de… Jean Calvin. Les philosophes s’en serviraient également dans leur polémique contre l’église. Et des destins historiques tels Cromwell ou Bonaparte seraient comparés plus tard à celui de Mohamed.
Islam et chrétienté : une histoire de méfiance et de suspicion mutuelles
De fait, et eu égard à tout ce qui précède, la relation qu’entretient l’islam avec la chrétienté s’est révélée toujours complexe, elle est toujours tributaire d’un passé directement issu du moyen-âge, malgré le concile Vatican II, et n’a jusqu’à présent été marquée que de méfiance et de suspicion mutuelles, les séquelles de la colonisation n’ont pas contribué à l’apaisement. Et ce lourd passé imprègne toujours les mentalités. Cela est clair du côté des musulmans, et on en leur fait d’ailleurs grief. Cela l’est moins du côté européen, qui prétend avoir séparé politique et religion.
Cependant l’acharnement des journalistes danois et surtout parisiens dans l’affaire des caricatures présente des similitudes frappantes avec celui des martyrs de Cordoue des années 840. Face au sentiment d’invasion, engendré par l’immigration, les vieux réflexes resurgissent. Et en fin de compte, au-delà de la défense de la liberté et de la laïcité, cet acharnement qui paraîtrait de prime abord stupide et inutilement provocateur trouverait sa justification logique. Et c’est dans cette mesure aussi que, indépendamment du caractère horrible des homicides, ces attentats aient suscité autant de réactions antimusulmanes, sous couvert de lutte contre l’islamisme, il faut bien l’avouer. Cette prétention à une censure du Coran n’est ni conjoncturelle, liée au terrorisme, ni objective, elle fait partie de la polémique. Tout comme on avait exigé des Morisques d’abjurer l’islam afin d’obtenir le droit de vivre en Espagne au XVIe siècle, on exigerait maintenant des musulmans de démontrer leur volonté de vivre en Europe en abandonnant leur foi, c’est-à-dire, en expurgeant leurs textes sacrés de ce dont les chrétiens ne voudraient pas, de reconnaître le caractère faux de leur Livre, ce qui revient au même.
En 1986, Paris avait été le théâtre d’une série d’attentats particulièrement sanglants liés à la politique pro-irakienne de la France. Le ‘‘Canard Enchaîné’’ n’avait pour autant pas brocardé la religion des mollahs. Mais depuis 2001, et les attentats de New York, le terrorisme est devenu le nouvel avatar de la politique américaine pour le contrôle des ressources mondiales en énergie, et que le président Bush avait franchement qualifiée de Croisade. Or Al-Qaida et plus tard l’Etat islamique (Daêch) ne sont pas nés de la génération spontanée, mais d’une mobilisation qui n’aurait pas été possible sans les armes, l’argent, et surtout la collaboration internationale, autrement dit une participation des Etats.
Les centaines de jeunes tunisiens à qui des imams, dont certains sont devenus aujourd’hui des députés du peuple, ont récité dans la mosquée la sourate Al-Anfal n’auraient pas pu aller se battre en Syrie sans les avions, les passeports leur permettant de franchir les frontières, les camps d’hébergement en Turquie, les armes, la nourriture et les salaires fournis par les Etats du Golfe. Et le Printemps arabe, salué au départ, n’a finalement abouti qu’à l’installation de régimes islamistes, répondant parfaitement à l’image que l’Occident, instruit par le Corpus de Tolède, se fait des musulmans, incompétents, corrompus, et rétrogrades.
En 2018 un débat au Congress américain avait conclu que la participation des Frères musulmans au pouvoir dans leurs pays était un facteur positif empêchant la propagation du terrorisme. Dans la réalité, néanmoins, la scène politique tunisienne prouve bien qu’une telle opinion n’est pas corroborée par les faits. On a utilisé les bombes et les avions contre Mouammar Kadhafi, Saddam Hussein, et même Bachar Assad, on ne l’a jamais fait contre les potentats du Golfe, et à fortiori contre Recep Tayyip Erdogan ou Rached Ghannouchi. Pour autant, si on s’en tient aux chiffres bruts, les musulmans représentent selon le président Macron 80% du nombre total de victimes du terrorisme. On pourrait ajouter, qu’en France, le nombre de victimes n’a pas dépassé 300, ce qui signifie que si la deuxième religion de France compte 6 millions de fidèles, le risque d’être victime d’un attentat terroriste pour un Français n’excéderait pas annuellement 1/100000, soit nettement moindre que celui d’être victime d’un accident d’anesthésie sur un lit d’hôpital.
Évidemment la participation au débat d’intellectuels laïques issus des pays musulmans peut choquer d’une certaine manière puisqu’elle reprend les thèses extrémistes européennes sur la nécessaire autocensure du texte sacré musulman. Une figure médiatique tunisienne bien connue a récemment dans une tribune essayé de la justifier en arguant de ce que le christianisme avait résolu le problème de la violence dans le texte sacré en recourant à l’allégorie, alors que le judaïsme l’avait fait grâce au Talmud, cette compilation des sages qui avait dû trouver des solutions à sa communauté aux problèmes posés par l’exil. Selon elle, mise à part la voie soufie, qui insiste sur l’amour du divin et du prochain, rien de semblable n’a pu être entrepris dans la religion musulmane du fait de blocages inhérents à la vision de la parole de Dieu comme immuable.
Ces coupes sombres dans le texte sacré seraient donc l’inévitable démarche sans laquelle l’islam demeurerait une religion de parias sur la scène internationale, si on l’en croit. Outre que cette opinion ne tient pas compte du contexte historique précité, dans la réalisation de cet objectif ultime, celui du retour dans le concert des nations civilisées, elle est simplement contredite par les faits. Des remises en cause du texte sacré, il y en a eu, et pas que sur le plan des opinions. Elles ont abouti, ou à la constitution de communautés hétérodoxes véhiculant des croyances très éloignées du credo monothéiste (ismaéliens, druzes, alaouites, qadianis), ou à des schismes consacrés (Baha’is).
Quant au soufisme, sa rencontre avec la bhakti hindoue a contribué à la création de la religion sikhe. Loin d’être la foi monolithique ne s’accommodant que peu de toute remise en cause, l’islam a au contraire démontré une capacité d’adaptation et de syncrétisme remarquable. Il existe en Inde des lieux de dévotion populaire communs aux musulmans et aux hindous. La naissance du Wahhabisme au XVIIIe siècle, cet islam intolérant qui a abouti aux deux formes modernes de l’islam politique, le salafisme et les Frères musulmans, a été d’ailleurs justifiée par ses fondateurs par la nécessaire préservation de l’islam, en butte à des schismes et à des syncrétismes sans fin. La création d’un Coran expurgé ne serait donc qu’une justification de leurs théories et ne ferait que renforcer la légitimité de leur combat contre toute forme de sécularisation. Nul n’aurait besoin de cela. Pour autant, il n’existe pas d’autorité dans l’islam ayant la légitimité nécessaire pour imposer une telle mesure. Celle qui aurait pu le faire, le califat, appartient désormais à l’Histoire, et on ne voit pas de quelle manière cette institution pourrait être rétablie eu égard à la profonde division du monde musulman.
Enfin, on ne comprendrait pas dans l’absolu de quel droit une autorité, quelle qu’elle soit, pourrait censurer ainsi un livre sacré. Et personne n’a un jour osé censurer l’Ancien Testament dans son apologie de l’entreprise d’extermination des Cananéens telle que rapportée dans le Deutéronome et le Livre de Josué, qui fut le modèle suivi par les Sionistes lors de la première guerre de Palestine pour vider le territoire de ses habitants arabes; ni d’ailleurs le Nouveau, pour ses allusions foncièrement antisémites qui ont abouti à la Shoah.
Dans des pays occupés par des idéologies islamistes dont s’accommode bien le nouvel ordre international, il faut évidemment lutter par l’éducation et la culture, pour se débarrasser de tous ceux qui nous imposent un ordre soi-disant divin dont ils sont les premiers à retirer de substantiels avantages économiques.
La montée de l’islamisme et la trahison des clercs
La montée actuelle du populisme dans tous les pays de la planète, ainsi que la victoire de Joe Biden aux élections américaines, rend cependant illusoire la perspective de débarrasser le champ politique des cheikhs qui l’occupent, avec la complicité d’Etats infiltrés jusqu’aux plus hautes marches du pouvoir. On a vu comment un homme comme Béji Caid Essebsi, peu suspect durant toute sa vie d’islamisme, avait mis les pieds à l’étrier du pouvoir au parti Ennahdha.
Pour nous en prendre à nous-mêmes, si aujourd’hui l’islamisme nous entoure et nous étouffe, s’il nous mène à la catastrophe économique et à la régression sociale, ce n’est pas à la lecture du Coran que nous le devons, mais plutôt dans une certaine mesure à la trahison de nos clercs, et à la confusion entretenue par nos faux prophètes mêlant politique et religieux. Celle-ci disparaîtra quand il sera devenu patent, qu’elle ne pourra mener qu’au désastre national.
À titre comparatif, dans l’absolu, et sans vouloir manquer de respect à la grandiose civilisation de l’Inde, il n’y a pas une religion pire au regard d’un monothéiste que celle des Hindous, parce que, en plus de son polythéisme multiple et des pratiques qu’elle engendre, elle consacre l’inégalité la plus inacceptable dès la naissance, par le biais d’un système de castes omniprésent. Pourtant le fait que l’Inde soit aujourd’hui devenue une grande puissance, malgré les odieuses pratiques politiques et intercommunautaires, prouve à tout le moins que le développement n’a que peu à voir avec les pratiques sociales ou les croyances religieuses. Au contraire, l’hindouisme a d’abord sécrété une élite nationaliste, occidentalisée dans une large mesure, et a réussi à fondre en une seule nation une multitude de peuples qu’à priori rien n’aurait jamais dû réunir.
Ceci nous renvoie finalement à la place que devrait occuper le Coran, dans notre société, celui de référent éthique dans les relations sociales, et d’espérance pour ceux qui croient en l’au-delà.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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