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La Tunisie en état terminal

Rached Ghannouchi, Kaîs Saïed et Hichem Mechichi.

Quand il a lancé les négociations avec la Coordination d’El-Kamour, M. Mechichi, lâché par tous les acteurs politiques, n’avait aucune marge de manœuvre, et échouer pouvait simplement signifier son éviction et son remplacement, mais sa supposée «réussite» dans la gestion de ce dossier brûlant, a pris la forme d’une reddition de l’Etat et ouvert la boite à Pandore des protestations sociales.

Par Dr Mounir Hanablia *

Une contestation sociale radicale et généralisée est en train de conclure le chemin de croix d’un gouvernement moribond. Cela fait déjà une dizaine d’années qu’on prévoyait et qu’on redoutait le jour où un peuple désillusionné descendrait dans la rue pour tenter d’arracher ce dont il jugerait avoir été privé, la dignité, le pain, la liberté, que de dangereux démagogues lui avaient promis. Mais jusqu’à présent, nonobstant celle se rapportant au phosphate, désormais mis en coupe réglée par la mafia des camionneurs, la contestation, malgré une dégradation continue du pouvoir d’achat et des conditions de vie, n’avait été que sporadique. Mais il y a eu l’affaire d’El-Kamour, la fameuse patate chaude dont l’ancien chef du gouvernement Youssef Chahed, adonné totalement à ses ambitions présidentielles, avait jugé prudent de se débarrasser en signant un accord sans en avoir pris connaissance, ainsi qu’il vient de le reconnaître, et dont ont hérité les gouvernements d’Elyès Fakhfakh, puis de Hichem Mechichi.

Le modèle de la Coordination El-Kamour fait florès

En fin de compte, c’est ce dernier qui a été contraint de passer sous les fourches caudines de la Coordination de la vanne de pétrole, en se pliant à ses conditions, sous peine de voir le pays privé de carburant, et paralysé. C’était à prendre ou à laisser. Mais au lieu d’adopter un profil bas, le chef du gouvernement a annoncé que cette capitulation sans conditions était en fait un nouveau modèle de résolution des problèmes régionaux qui serait étendu à tous les gouvernorats. Comble de l’ironie, l’un des membres de la Coordination qui ont négocié avec le gouvernement s’est révélé être recherché par la justice; plus tard arrêté lors d’un contrôle d’identité, il aurait été relâché parce que l’accord signé garantissait l’immunité aux négociateurs. Il n’en fallait pas plus pour que plusieurs villes importantes de l’intérieur du pays voient l’éclosion de coordinations n’hésitant pas à prendre des gages sur la bonne volonté de l’Etat, lors de futures négociations.

Conséquences prévisibles : des routes ont été coupées, des usines occupées, des recettes des finances saccagées, des grèves de l’électricité et de la distribution du carburant sont annoncées. Il semble qu’on en soit revenu 10 années en arrière, juste après le départ de Ben Ali.

La troublante attitude du président Kaïs Saïed

Le modèle El-Kamour a donc fait florès et il ne pouvait de toute manière pas en être autrement. Il demeure néanmoins beaucoup de zones d’ombre dans cette affaire. On ne sait pas pourquoi l’armée, qui occupait le champ pétrolier, a laissé le passage libre aux hommes de la Coordination pour prendre le contrôle de la vanne. Evidemment elle n’avait pas reçu les ordres nécessaires, mais cela ne répond pas à la question. C’est le président de la république qui est le chef suprême de l’armée, et c’est à lui qu’incombait la responsabilité de s’opposer ou non à ceux qui voulaient obtenir la satisfaction de leurs revendications en se donnant les moyens de paralyser le pays. Or le chef de l’Etat a laissé faire, ce qui laisse supposer que l’alternative, celle d’empêcher le passage des manifestants par la force, était, à ses yeux, plus lourde de dangers. Pourtant il aurait été facile d’y parvenir, de couper les routes accédant au champ pétrolifère, et d’entourer les lieux de barbelés, ou même de champs de mines. Cela aurait dissuadé quiconque de s’en approcher.

Apparemment rien de tout cela n’a été fait, et on a même permis aux manifestants de recevoir toute la logistique ainsi que le ravitaillement, nécessaires au succès de leur entreprise. Le fait que les lieux fussent situés à 40 km de la frontière libyenne ne peut que difficilement justifier un éventuel choix de la prudence. En s’assurant les moyens nécessaires on aurait en effet pu contrôler les manifestants sans pertes en vies humaines et sans craindre une insurrection du Sud.

Saïed et la dangereuse fiction de démocratie directe

En fin de compte, les forces de police, qui avaient été engagées quelques mois auparavant à Ben Guerdane, d’une manière que beaucoup avaient jugée critiquable, ont été cette fois maintenues à l’écart. Le plus troublant dans l’attitude du chef de l’Etat, c’est qu’elle renvoie au projet politique qu’il caressait, lors de sa campagne présidentielle, alors qu’il était soutenu par les jeunes du facebook qui se qualifiaient d’Armée rouge électronique, celui de démocratie participative ou directe, allant jusqu’à prôner le renvoi des députés élus et des partis politiques qui ne seraient pas estimés travailler pour l’intérêt du peuple.

Le président Saïed s’était heurté plusieurs fois aux mêmes formations du parlement qui avaient réussi à détourner de lui le second chef du gouvernement nommé par ses soins, après avoir eu la peau du premier, à savoir Ennahdha, Qalb Tounes et Al-Karama. Il avait comme le ferait le président Trump tenté de mobiliser la rue en invoquant des ennemis, des traitres, des corrompus. Finalement, quand M. Mechichi a été négocier avec la Coordination d’El-Kamour, le couteau sous la gorge, il n’avait aucune marge de manœuvre, et échouer pouvait simplement signifier son éviction et son remplacement, ce que apparemment, il voulait, par-dessus tout, éviter.

M. Mechichi a donc «réussi», mais ce faisant, il a ouvert la boite à Pandore. Son projet de loi des finances a été repoussé deux fois, confronté au refus de la Banque centrale de l’approuver, et ce fut pour lui un nouvel échec, mais les partis politiques, toujours calculateurs, ne voulurent pas y voir une raison de réclamer sa démission. Et l’UGTT s’est retrouvée dans l’opportunité de récupérer et d’encadrer un mécontentement populaire de grande ampleur à travers tout le pays, touchant même les juges, les journalistes et les médecins. La pandémie Covid 19 n’a pas amélioré les choses.

Le parti Ennahdha tire les ficelles

Abstraction faite de la politique néolibérale adoptée depuis la disparition de la dictature, ne tenant aucun compte des besoins de l’écrasante majorité de la population, qui n’a attiré que peu d’investisseurs, sans créer d’emplois, la situation actuelle s’explique autant par la politique ambiguë du parti islamiste Ennahdha, le premier du pays, sous la houlette de Rached Ghannouchi, se bornant à tirer les ficelles de la vie politique sans vouloir assumer les responsabilités de la présidence du gouvernement, que par celle des présidents de la république successifs, prétendant nommer aux postes de chefs de gouvernements, non pas les personnalités représentatives issues de partis politiques ayant obtenu le plus de voix aux élections, et disposant des appuis de coalitions parlementaires majoritaires, mais celles dénuées de tout passé ou prestige politiques, qu’ils pourraient manipuler à leurs guises. Nous avons ainsi eu l’ambitieux Youssef Chahed qui a passé son mandat à essayer de se défaire de la tutelle de Béji Caid Essebsi et à s’accrocher au pouvoir avec l’appui d’Ennahdha, et nous avons maintenant Hichem Mechichi qui a ouvert les vannes de l’enfer parce qu’il n’a pas eu le courage politique, en démissionnant, d’obliger le président de la république à faire le choix entre l’Etat, à la tête duquel il a été élu pour en être le garant, et la révolution, dont le rêve semble l’obséder, au point de tourner au cauchemar pour le pays.

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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