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De la médiocratie en Tunisie

L’Assemblée et son président Rached Ghannouchi incarnent aux yeux de beaucoup de Tunisiens la médiocratie de leur classe politique actuelle.

Marx disait que les événements historiques se produisent d’abord sous forme de tragédie, puis de farce ou de comédie. En Tunisie, nous avons l’impression que le comportement de certains de nos politiques appartient plutôt au registre du tragi-comique.

Par Jamila Ben Mustapha *

Il arrive parfois aux Tunisiens de comparer leur situation d’après l’indépendance, à la situation actuelle. Ils opposent alors, sur le plan de l’apparence, l’élégance des premiers hommes politiques, au manque de charisme de beaucoup de politiciens actuels; celle des femmes venant saluer le président Habib Bourguiba sur d’anciennes photos, à son absence totale chez certaines députées actuelles; plus sérieusement, la bonne formation des instituteurs, des bacheliers, des diplômés universitaires du passé ( ces derniers ayant souvent fréquenté les grandes écoles françaises et non nos institutions du savoir encore balbutiantes), au niveau plus que contestable de leurs successeurs.

La quantité remplace souvent la qualité

Comment expliquer cela ? Bien entendu, par la nécessaire démocratisation du savoir qui a rempli les classes, fait appel à un besoin urgent de beaucoup d’enseignants plus ou moins bien formés, et n’a pas été sans provoquer une baisse du niveau, la quantité ayant souvent suppléé à la qualité.

Aux premiers temps de l’indépendance, c’était surtout l’élite issue de la classe bourgeoise et en nombre limité, qui occupait les postes relevant de l’enseignement et des professions libérales. Il était donc normal que les premiers instituteurs, professeurs, médecins aient, sur le plan de l’apparence, une élégance et, au niveau de la formation, un degré de savoir faisant souvent défaut, actuellement.

La nostalgie vis-à-vis du passé est une attitude humaine persistante et universelle. Comment l’expliquer ? On pourrait faire l’hypothèse qu’il s’agit d’une fuite vis-à-vis de la complexité des problèmes que pose le présent, vers un passé idéalisé jouant alors le rôle psychologique de refuge. Or, il n’y a pas de passé que l’on pourrait retrouver tel quel, encore moins d’âge d’or qui n’est le produit que de notre imagination et de nos désirs, mais un présent avec lequel il est impossible de fuir la confrontation.

C’est de cette façon que l’on peut caractériser la démarche des Frères Musulmans qui, voulant affirmer leur spécificité par rapport à un Occident devenu de plus en plus puissant, ont constitué une idéologie politique orientée vers le passé et qui, loin de la cantonner au domaine privé, considère non seulement la religion comme le fondement de la politique, mais la prend telle que l’ont exercée ses premiers représentants, les «salafs» (ou anciens), et surtout pas en la passant au crible de l’examen critique pour qu’elle soit adaptée à la modernité.

D’une situation problématique à une autre

Cette démarche a pourtant caractérisé les grands réformateurs en Occident dès la Renaissance, mais aussi quelques intellectuels musulmans du XXe siècle qui ont payé très cher leur attitude novatrice, comme Ali Abderraziq, condamné par l’université d’El-Azhar pour son livre publié en 1925 : «L’islam et les fondements du pouvoir»; Tahar Haddad, mort en 1935 dans l’isolement le plus total pour ses positions très avancées concernant la nouvelle lecture possible du Coran et la situation de la femme; ou Mahmoud Mohamed Taha, théologien et penseur soudanais accusé d’apostasie pour sa volonté de réformer l’islam, et exécuté en 1985.

Si on passe du domaine du savoir et de l’enseignement à celui des institutions politiques, on pourrait prendre l’exemple du parlement tunisien tel qu’il était sous l’ancien régime, et qu’il fonctionne depuis le nouveau régime établi après le départ de Zine El Abidine Ben Ali. Y a-t-il eu confirmation de ce qu’on pourrait appeler cette tendance à la dégradation dans certains domaines de l’histoire récente de la Tunisie ?

On ne peut pas dire, à ce propos, que c’est le pire qui a gagné; mais force est de constater que ne s’est produite qu’une amélioration toute relative puisqu’on est passé d’une situation très problématique à une autre qui l’est moins, et différemment.

Liberté, agressivité et vulgarité

Le parlement, sous la dictature, était composé surtout de députés issus du parti unique, qui n’avaient pas la liberté de parole. Dans les dernières années du régime de Ben Ali, quand il a fallu accepter l’existence de partis d’opposition, leurs représentants à l’Assemblée étaient tout, sauf virulents. Ils jouaient plutôt le rôle de paisible caution. Dans ce régime présidentiel, le parlement dans son ensemble était une institution formelle qui était là comme un décor et ne remplissait aucunement son rôle.

Actuellement, beaucoup de Tunisiens ont conscience que l’une des plaies du nouveau régime semi-présidentiel instauré depuis 2014 est constituée par le parlement et le niveau lamentable de certains de ses députés, aussi bien sur le plan intellectuel que moral. Il y a eu des situations à propos desquelles on s’est demandé s’il fallait en rire ou en pleurer.

Citons à titre d’exemples, les attitudes excentriques et scandaleuses de Sonia Ben Toumia, d’Ibrahim Kassas dans l’Assemblée Constituante, de Mohamed Affès et Jamila Ksiksi dans le Parlement actuel et rappelons la photo du geste de cette députée adressé, au début de décembre 2019, à Abir Moussi et à ses collègues du Parti destourien libre (PDL), faisant tourner sa main droite fermée en position verticale dans l’autre, paume ouverte et signifiant «Rage, rage, rage !», comme le font les enfants entre aux !

On est passé aussi des discours convenus et lénifiants des députés sous la dictature, à l’extrême violence de leurs successeurs actuels qui, visiblement, ne font pas encore la différence entre l’insulte et la critique, un peu, à un niveau populaire, comme certains lecteurs commentateurs d’articles de journaux électroniques, réfugiés derrière leurs pseudonymes, rivalisant d’agressivité et quelquefois de vulgarité, et prenant la liberté pour le fait de dire n’importe quoi.

Les députés ont récemment atteint un sommet dans le déchaînement de cette agressivité en passant de la violence verbale à la violence physique; le 7 décembre dernier, Samia Abbou a été projetée à terre et Anouar Bechahed a reçu un coup sur son visage devenu tout ensanglanté.

Si on passe du pouvoir législatif au pouvoir exécutif, dans certains cas, on ne s’éloigne pas du domaine de la médiocrité, et cela s’explique par l’apparition d’une nouvelle classe politique souvent inexpérimentée.

En Occident, les politiciens n’arrivent aux postes suprêmes qu’après avoir eu une longue carrière qui les y a amenés progressivement et leur a permis d’accumuler une grande expérience.

En Tunisie, en 2011, beaucoup de membres de la nouvelle classe politique, issus de l’opposition, venant de l’étranger où ils étaient réfugiés sous la dictature, donc connaissant mal le pays et sans expérience politique concrète préalable, ont couru vers les postes de décision. Les Tunisiens ont amèrement réalisé alors que l’opposition ayant accédé au pouvoir pouvait être aussi critiquable que les hommes politiques du passé.

Une caricature de démocratie

On a ainsi souvent eu l’impression, sous la coalition de la «Troïka», la coalition conduite par le parti islamiste Ennahdha qui a gouverné de 2011 à 2014, devant certaines bévues affirmées par le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères d’alors, Hamadi Jebali et Rafik Abdessalem, le comportement parfois ridicule du président Moncef Marzouki, que la comédie tunisienne ‘‘Le maréchal’’ inspirée du ‘‘Bourgeois Gentilhomme’’ de Molière, se déroulait sous nos yeux.

La démocratie, chez nous, n’existerait-elle que sous forme de caricature ? Certes, les Tunisiens s’extériorisent maintenant, mais reste à faire en sorte qu’ils domestiquent cette expression pour qu’elle conserve sa virulence dans le fond mais soigne sa forme afin de passer du stade de l’invective et de l’injure où elle se place souvent actuellement, à celui de la critique argumentée.

Marx disait que les événements historiques se produisent d’abord sous forme de tragédie, puis de farce ou de comédie. Chez nous, nous avons l’impression que le comportement de certains de nos politiques appartient plutôt au registre du tragi-comique.

* Universitaire et écrivaine.

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