C’est le 10e anniversaire de la Révolte du Jasmin! Une fête endeuillée par un État en quasi-faillite et des tensions sociales explosives. En meutes, partis et élites politiques plaident mordicus pour un énième Dialogue national (DN), espérant pouvoir désamorcer la grogne et imposer le statu quo. En face, les acteurs économiques fustigent les jasettes et les «girouettes», exigeant illico presto des réformes structurelles! Entre deux, le citoyen est désemparé avec au moins deux questions : Faut-il croire ces jasettes et girouettes politisées à l’extrême ? De quoi dialoguer et à quelles conditions?
Par Moktar Lamari, Ph. D.
Jasettes de salon… et discussions byzantines?
Après dix ans de transition démocratique, le tableau est sombre : l’économie est à genoux, les contestations sociales culminent, l’opinion publique dénonce pêle-mêle les politiciens, notamment ceux qui parlent des deux coins de la même bouche, chacun coin contredit l’autre.
Pis encore, parmi les adeptes du prochain round de DN, on retrouve presque les mêmes élites et partis, qui lors des précédents dialogues et coalitions, ont tenu des promesses de réformes, qu’ils n’ont pas tenus. Tous ou presque ont sacrifié les réformes économiques au profit des dividendes politiques et des rentes privées des hommes et femmes politiques.
La valeur de l’arbre se mesure à ses fruits! Plusieurs DN et plusieurs coalitions politiques ont mené le pays à perte. Cinq chiffres résument les résultats obtenus depuis que la Révolte du Jasmin a mis en scelle un nouveau régime avec ces partis et nouvelles élites :
- le Tunisien moyen a perdu presque 25 % de son pouvoir d’achat réel entre 2010 et 2020. Les données de la World Bank illustrent, sans ombrage, ce constat par la mesure du PIB per capita (en $US);
- le taux de chômage atteint les 30-40% dans les régions intérieures, celles qui ont, par leur insurrection, permis de mettre à la porte l’ancien régime et sa nomenklatura;
- les services publics ont reculé de presque 20% (dépenses per capita en santé, en éducation, etc.), entre 2010 et 2020, alors que la pression fiscale est passée de 22% du PIB, en 2010 à 33% aujourd’hui (World Bank 2020);
- la politique monétaire a érodé le dinar (perte de 40%), augmenté les taux d’intérêt, pour au final atrophier l’investissement de presque 50% (en % PIB), et autoriser les banques à pomper des profits exceptionnels (12 à 20% du chiffre d’affaires), alors que les taux croissance sont en moyenne proche de zéro;
- la dette publique est passée de 38% du PIB en 2010 à quasiment 112% en 2020 (secteur public et sociétés d’État). Une dette gérée avec opacité et discrétion, hors de tout contrôle. Une dette pour payer des salaires d’une bureaucratie pléthorique et inefficace.
Les élites et les partis politiques ayant gouverné le pays depuis 2011 doivent assumer ce lourd bilan et comprendre pourquoi ils ont miné le concept du DN, érodé la rhétorique liée : feuille de route, ceinture politique, entente-programme, unité nationale…!
Dialogue de sourds… et myopie économique !
Les précédents DN s’apparentent à des dialogues de sourds! Et pour deux raisons. Primo, ces DN ont été pervertis et instrumentalisés par les partis et lobbies politiques. Avec une épaisse couche d’amateurisme dans l’organisation logistique et la communication associée. Par exemple, le précédent round de DN n’avait pas fixé d’avance un agenda précis identifiant les enjeux prioritaires et les vraies problématiques à arbitrer.
En conséquence, les DN passés ont été plutôt des discussions «byzantines», intéressées par le «sexe des anges», que les enjeux de survie de l’économie!
Des discussions qui ont évité les vrais enjeux, pour occulter les arbitrages douloureux, les trade-offs incontournables et les vraies réformes. Des discussions et des communiqués fondés sur du wishfullthinking, avec toujours plus d’inchallah et toujours moins d’économétrie mesurant les objectifs à atteindre, les moyens à mobiliser et qui fait quoi?
Secundo, les précédents dialogues n’ont pas pris la peine de travailler à partir de statistiques fiables, de documents crédibles et de constats issus d’évaluations sérieuses permettant de dresser un véritable état des lieux des enjeux : déficits, dette, corruption, chômage, politique monétaire, etc.
L’évaluation, le principe de la reddition de comptes et la gouvernance éclairée par les données probantes ne font pas partie du lexique de ces promoteurs du DN, et du gouvernement dans son ensemble.
Pire encore, aucun document officiel (digne de ce nom) n’est aujourd’hui archivé de manière sérieuse pour documenter et informer les chercheurs au sujet des précédents dialogues, présentés injustement comme salvateurs pour l’avenir de la démocratie en Tunisie.
Le citoyen lambda ne peut plus croire ces DN improvisés et manipulés par des amateurs, où tous les partis et lobbies cherchent à optimiser sa part du gâteau, sans reddition de compte et sans imputabilité.
Pour un éventuel prochain DN, la marche est haute.
Le pays ne doit pas mettre la charrue avant les bœufs. Initier un vrai DN, c’est commencer par se doter d’un agenda recensant la dizaine d’enjeux et de questions à traiter et à arbitrer. Et cela doit se faire d’avance et à la lumière d’un bilan rigoureux et des évaluations fondées sur des données probantes et constats factuels. C’est un minimum pour débattre et décider en connaissance de cause.
Cinq enjeux à arbitrer
Pour dialoguer sérieusement, les parties prenantes tunisiennes doivent s’entendre au préalable au sujet d’un agenda précis posant les questions auxquelles répondre de façon rigoureuse et assorti d’engagements et des objectifs à atteindre.
Au moins cinq enjeux méritent des réponses consensuelles et des engagements fermes.
Le rôle de l’État. Le premier concerne les missions de l’État pour les prochaines étapes. Et pour cause, l’État tunisien est techniquement en quasi-faillite, avec deux constats majeurs : i) le budget 2021 est financé à 40% par une dette toujours à rechercher (avec un minimum de 10% de taux d’intérêt); ii) l’État sort de son rôle, en se dispersant, prenant la place du secteur privé dans plusieurs secteurs à fort potentiel de création d’emplois.
L’État doit se recentrer sur ses missions essentielles et sortir de sa volonté de tout faire, pour ne rien faire au final. Les partenaires doivent choisir entre deux choix :
- soit l’État autant que nécessaire et le marché autant que possible,
- soit l’État autant que possible et le marché autant que nécessaire.
Ce choix implique recentrage de l’État sur ses missions essentielles. Cela imposera aussi un délestage, une impartition, une privatisation et une mise en partenariat public-privé de toutes les activités à portée privée et/ou la gouvernance actuelle de l’État a fait chou blanc (terres domaniales, sociétés d’État, banques publiques, etc.). L’objectif ultime consiste à sortir l’État de son cafouillage, de son épuisement et de son inefficacité dans la prestation du service public (santé, éducation, infrastructure, services sociaux, etc.).
Sanctuarisation. Le deuxième enjeu concerne la sanctuarisation des secteurs de production des ressources naturelles et stratégiques (phosphate, gaz, pétrole, eau, etc.). Partis, élites et syndicats doivent adopter une position commune bannissant et criminalisant le blocage des secteurs économiques stratégiques.
Une telle position doit être assortie d’engagements politiques qui interdisent la défection et qui pénalisent le double langage jusqu’ici tenu par plusieurs partis et élites politiques. Les syndicats doivent de leur côté s’engager à respecter une telle sanctuarisation des secteurs de production de biens et services essentiels à l’économie et aux ménages. Une liste de secteurs et d’unités de production doit être arrêtée pour indiquer les entreprises et les activités à ne pas bloquer par des grèves ou des perturbations quelconques.
Déficit zéro. Le troisième enjeu concerne l’endettement du pays, par ces coalitions pipées et débats boiteux, engagés par l’establishment politique ayant gouverné le pays depuis 2011. La dette cumulée et les prêts contractés pour payer les salaires et la consommation sont catastrophiques pour les équilibres macroéconomiques du pays.
Le prochain DN doit s’exprimer sur les dérives de la dette publique et doit revenir aux fondamentaux économiques. Depuis des siècles, l’économiste Ricardo a démontré l’équivalence entre déficit public-dette collective-désinvestissement privé.
Sortir la Tunisie de l’impasse économique où le pays se trouve, requiert une discipline budgétaire et une responsabilité envers les payeurs de taxes d’aujourd’hui et de demain (générations futures).
Les partenaires du DN doivent considérer l’équilibre budgétaire, par le déficit zéro comme une règle (loi?) sacrée pour la gouvernance publique (règle et pas une exception).
Investissement. Pour sortir du cercle vicieux de la débâcle économique en cours, la Tunisie doit créer de la croissance et travailler davantage pour plus de productivité et de compétitivité. Mais cela ne va pas sans un considérable plan d’investissement privé et public. Ici, les taux d’intérêt doivent être ajustés et la Banque centrale doit donner la preuve que ses taux directeurs excessifs n’ont pas pénalisé le PIB et les investissements. Le taux d’intérêt directeur doit retrouver sa valeur normale entre 3 et 4%. Les partenaires de ce DN doivent se positionner et décider comment relancer l’investissement et avec quelles compressions dans les dépenses publiques ou incitatifs aux secteurs privés. L’État détient en friche plus de 650.000 hectares en terres domaniales bloqués pour incompétences en gestion et en économie. Des terres à louer et à privatiser aussi, pour créer la richesse et créer de l’emploi productif et durable. Une vingtaine de mégaprojets en partenariat public-privé sont bloqués par ces errements idéologiques des partis et bureaucratiques au sein de l’État.
Le prochain DN doit trouver les moyens de relancer sérieusement l’investissement productif, et faute de quoi la débâcle économique ne peut que s’empirer.
Évaluation et données probantes. Pour dialoguer de façon crédible, les concernés doivent disposer de tous les constats évaluatifs élaborés par des experts (pas de politiciens). Des évaluations qui montrent où sont les échecs, comment les expliquer et comment les éviter à l’avenir.
Pour l’histoire et pour restaurer la confiance du citoyen envers les partis politiques, les prochains DN et concertations doivent appuyer leur discours sur des données probantes, des chiffres et des constats qui aident à prendre les bonnes décisions.
Le citoyen est rationnel, quoi qu’on en dise et quoi que pensent les élites, les médias ou les partis. Ils constatent les dégâts occasionnés par cette gouvernance à l’aveuglette, initiée par les partis et la dizaine de gouvernements qui gère le pays depuis 2011.
Les discussions et les débats publics à initier dans le cadre du prochain DN doivent disposer de vrais chiffres, de vrais constats pour débattre en connaissance de cause et arrêter la rhétorique, les jasettes et les gesticulations passionnées et négationnistes des vrais enjeux économiques et risques qui planent sur le pays. Un pays techniquement en quasi-faillite, selon des sources bien informées citées par le journal ‘‘Le Monde’’, le 16 septembre dernier.
Le temps presse, et si on continue à noyer le poisson avec ce type de jasettes et girouettes, le pays va droit dans le mur du défaut de paiements. Avec toutes les incertitudes qui vont avec! La Tunisie mérite mieux!
* Universitaire au Canada.
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