Les économistes tunisiens ne s’entendent pas au sujet de quoi faire, ou pas faire, pour sortir la Révolte du Jasmin de l’impasse économique où elle se trouve, dix ans après. Si l’opinion publique s’insurge contre le marasme économique, ces économistes se déchirent, amplifiant les risques: chacun sa paroisse, chacun sa théorie et chacun sa rhétorique. En jeu, les réformes structurelles à initier et le partage des sacrifices liés. Gros plan sur une communauté divisée et instrumentalisée…
Par Moktar Lamari *
Ont-ils compris l’économique de la Révolte du Jasmin ?
À l’évidence non! Les concepts et les outils empiriques ne sont adaptés aux enjeux du Printemps arabe. L’économiste américain, James C. Davies, a, depuis les années 1960, dévoilé les liens révoltants entre crises économiques et bien-être des peuples. Davies explique que les révoltes populaires, à l’image de celle de la Révolte du Jasmin, surviennent après une longue période de croissance économique, suivie de récession brusque, inattendue et brutale.
Cet économiste ajoute que pour réussir la post-révolution, les pays concernés doivent restructurer en profondeur les systèmes productifs, pour impérativement créer de la richesse et générer le bien-être collectif.
Plusieurs révolutions sont passées par là! En Europe,en Amérique latine et en Asie. Mais aucun pays dans du monde arabo-musulman. La Tunisie ouvre la voie, mais en trébuchant, et avec des économistes pas toujours avertis de l’importance des réformes structurelles pour rallumer les bougies d’une économie qui ronronne et qui manque de tonus. Pour sortir du guêpier de l’islam politique, l’économie doit se restructurer : l’esprit d’entreprise, les gains de productivité, l’investissement tous azimuts, la compétitivité et le progrès technologique.
La Révolte du Jasmin en Tunisie (2011) est née après une gestation marquée par une longue période de croissance (2000-2007), suivie par une abrupte crise économique mondiale de 2007-2009 (crise des subprimes). Mais, l’après Révolte du Jasmin, et dix après, a eu tout faut et les indicateurs sont tous au rouge. Quelques exemples pour la démonstration.
Le Tunisien moyen a perdu presque 25% de son pouvoir d’achat réel entre 2010 et 2020. Les données de la World Bank illustrent ce constat par la mesure du PIB per capita (en $US). Le taux de chômage atteint les 30-40% dans les régions intérieures, celles qui ont, par leur insurrection, permis de mettre à la porte l’ancien régime et sa nomenklatura.
Les services publics ont reculé de presque 20% (dépenses per capita en santé, en éducation, etc.), entre 2010 et 2020, alors que la pression fiscale est passée de 22% du PIB, en 2010 à 33% aujourd’hui (World Bank 2020). La politique monétaire a écrasé le dinar (perte de 40%), augmenté les taux d’intérêt, pour atrophier l’investissement de presque 50% (en % PIB), et autoriser les banques à siphonner des profits exceptionnels (12 à 20% du chiffre d’affaires), alors que les taux croissance sont en moyenne proche de zéro.
La dette publique est passée de 38% du PIB en 2010 à quasiment 112% en 2020 (secteur public et sociétés d’État). Une dette gérée avec opacité et discrétions, hors de tout contrôle. Une dette pour payer des salaires d’une bureaucratie pléthorique et inefficace.
Les politiques économiques initiées depuis 2011 ont échoué et avorté la tendance de la courbe ascendante de la courbe J.
Chapelles théoriques et paroisses politiques
La communauté des économistes tunisiens est fragmentée et divisée comme jamais! Une communauté qui dit tout et son contraire, à quelques jours près, sur les ondes de radios concurrentes. Une communauté incapable de dire de manière consensuelle quelles sont les réformes économiques à initier pour créer de la richesse et honorer les promesses de la Révolte du Jasmin.
Les outillages conceptuels, hypothèses de travail et compétences empiriques de nombreux de ces économistes sont questionnables et l’arbre se mesure à ses fruits.
Des confusions patentes et des discours inquiétants. Certains miroitent le spectre de l’«économie de rente» comme principal problème de l’économie tunisienne, alors que le problème, dans ce cas, est plutôt un problème de défaillance de concurrence libre et démocratique (monopole, oligarchie, dysfonctionnement du marché, corruption des fonctionnaires, etc.). Les rentes et les rentiers ne sont que des symptômes du problème de l’imperfection de la concurrence.
Autre exemple, pointer le secteur parallèle comme le problème à solutionner, alors que celui-ci n’est rien d’autre que le produit des lourdeurs et tracasseries bureaucratiques, et finit par menacer les emplois de 40% de la population active occupée en Tunisie.
En économie, confondre le problème avec ses symptômes (ou ses causes) est un péché majeur. Cette confusion fausse les remèdes prescrits. Comme si pour soigner une hémorragie intestinale aiguë, on se limite à baisser la fièvre. La fièvre est un symptôme du problème.
Pour ne pas se mouiller, beaucoup de ces ingénieurs, avocats, gestionnaires et experts-comptables, qui se présentent comme économistes en Tunisie, considèrent implicitement la crise économique du pays comme une crise conjoncturelle et passagère n’exigeant pas plus que des mesures cosmétiques.
C’est pourquoi de nombreux économistes tunisiens passent sous silence les réformes économiques structurelles, celles qui sont impopulaires, mais très porteuses pour sortir l’économie de sa paralysie.
Ceux-ci ne veulent surtout pas toucher aux enjeux brûlants tels que la réduction des effectifs des fonctionnaires, l’abolition des monopoles, la libéralisation des initiatives, la réduction des taux d’intérêt, la rémunération au rendement, la privation des entreprises publiques, l’assainissement du climat des affaires, etc.
Les désaccords manifestés par les économistes sur les ondes des radios et télévisions ont au moins trois conséquences.
Un, le discours discordant n’aide pas le citoyen à comprendre les enjeux économiques et à se préparer pour les conséquences.
Deux, l’absence de consensus entre ces experts ajoute de l’incertitude et du risque qui démobilisent les acteurs économiques (investisseurs, épargnants, producteurs, etc.).
Trois, ces dissonances brouillent l’action gouvernementale et arrivent même à mettre en cause la pertinence de ce qui est fait ou à faire.
Dualisme, asymétrie et aliénation !
Deux «clans» dominent l’arène de l’«expertise économique» en Tunisie. De plus en plus organisés en réseau, ils s’opposent frontalement au sujet des réformes économiques à initier pour sauver la Révolte du Jasmin de sa déchéance économique. Comme si la science économique n’est pas une science sociale à part entière, un champ de connaissance fondé sur des théories, des modèles et des évidences qui transcendent l’histoire et la géographie. C’est pourquoi l’économie est la seule sociale qui est récompensée par le Prix Nobel.
Économistes du sérail. Premier clan et le plus dominant est celui des économistes du sérail. Il s’agit d’un grand nombre de ces «experts économistes» qui occupent les ondes et les plateaux et qui se permettent de dire la chose et son contraire, au gré des contingences et des consignes des sponsors institutionnels (privés, publics, académiques, partis, alliés internationaux, etc.).
Melting-pot. Ce clan compte plus d’experts-comptables (très professionnels dans leurs domaines comptables), d’ingénieurs de grandes écoles (ayant suivi au mieux deux cours en économie), de banquiers politisés, d’hommes d’affaires, de gestionnaires d’entreprises, d’avocats d’affaires, que d’économistes! Avec seulement très peu d’économistes patentés et ayant à leur actif des analyses économétriques et publications scientifiques avec arbitrage par les pairs.
La plupart de ces «économistes» mis en scènes ont aujourd’hui parrainés par l’Institut arabe des chefs d’entreprises (IACE), un think-tank proche des entreprises, avec beaucoup de proximité avec les partis dominants ayant gouverné le pays depuis 2011. L’IACE arrive facilement à passer ses messages par ces «experts économistes», indépendants, mais mobilisables pour la cause.
Pour beaucoup de ces experts, les problèmes économiques de la Tunisie d’aujourd’hui sont perçus comme des problèmes conjoncturels, qu’on peut solutionner par un «trait de crayon», par la création de commissions, le vote d’une loi, la mobilisation de comités… qui généreront à leur tour d’autres comités et commissions.
Un clan qui ne propose rien de substantiel et qui tient la route au regard des réformes structurelles attendues en Tunisie et par ses partenaires internationaux (IMF, WB, etc.). Des économistes qui évitent de froisser les partis politiques au pouvoir.
Pis, beaucoup de ces économistes carriéristes veulent se positionner dans l’échiquier politique, espérant pouvoir occuper des postes ou récolter des dividendes de situation. Ils ont les médias dominants en poche, et peuvent ainsi parader sur les plateaux de télévisions et radio, pour parler, débiter les mots clefs, sans rien dire au final.
Économistes outsiders. Deuxième clan, un ensemble d’économistes qui publient sur les réseaux sociaux, sur les journaux électroniques et conférences internationales pour proposer leurs points de vue.
Très présents et très actifs sur les réseaux sociaux (avec des pages qui comptent des milliers d’abonnés), ces économistes n’ont rien à perdre, et rien à gagner. Ils s’installent en outsiders qui veulent débusquer les manœuvres et briser l’asymétrie d’information économique.
Ils sont sur Facebook pour s’exprimer de manière volontaire et libre. Ces économistes des réseaux sociaux communiquent des infos, commentent des statistiques, sans présenter nécessairement d’analyses empiriques et porteuses de recommandations capables de parcourir toutes les étapes de la prise de décision.
Un autre groupe de ce même clan publie dans des revues internationales. Ceux-ci sont employés comme experts par des organisations internationales et interviennent dans des conférences internationales, en pointant sans détour les réformes structurelles que le gouvernement tunisien doit engager dans les plus brefs délais. Des réformes souvent impopulaires et des réformes qui peuvent menacer les pouvoirs établis et les partis ayant gouverné depuis 2011.
Ces économistes reconnus à l’international sont plutôt boycottés par les médias de l’estalishment politique et médiatique et politique. Ceux-ci, souvent inspirés par la pensée Public choice et ses ramifications (new public management notamment) vont droit au but, pour proposer des réformes structurelles et pour raisonner en «dehors du cadre» et du mainstreaming imposés par les médias et leurs relais dans du premier clan, décrit précédemment.
Ce clan d’économiste propose une réduction drastique de la taille de l’État, une libéralisation totale des conditions d’entrée dans les filières bloquées par des lobbies ayant mis main basse sur plusieurs pans de l’économie et des centres décisionnels au sein des ministères clefs responsables de l’octroi des licences et autorisations diverses.
Ce clan fustige la mal-gouvernance du secteur public et incriminent les passe-droits des acteurs dominants (banquiers, sociétés d’État, syndicats, et monopoles économiques).
Les économistes de ce groupe sortent du wishfulthinkings et se démarquent du fatalisme omniprésent chez plusieurs économistes proches du pouvoir exécutif, ou à la merci des partis dominants.
Les deux clans d’économistes tunisiens ne s’entendent pas toujours au sujet des problèmes économiques et leurs solutions. Les estimations, les opinions et les recommandations avancées par chacun de ces clans et «écoles de pensées» sont très disparates et témoignent de l’importance d’organiser la profession d’économistes dans un pays où l’opinion publique a besoin de savoir quels sont les tenants et les aboutissants des réformes économiques structurelles à initier pour sortir le pays de son marasme économique.
* Universitaire au Canada.
Donnez votre avis