Ce 2e jour de janvier 2021, ma chambre au 18e étage de l’Hôtel Africa m’offre une vue imprenable : un ciel bleu pourpre, un soleil magnifique et une vue latérale sur la mer méditerranéenne. Mais, dès qu’on traverse la porte-tambour de l’hôtel, l’Avenue Bourguiba nous balance et en pleine figure, l’ampleur de la crise traversée par la Tunisie, 10 ans, presque jour pour jour, après la Révolte du Jasmin. Délabrement avancé d’immeubles, barricades, barbelés, hommes en armes, pancartes syndicales, piétons aux traits tirés, mendiants et détritus par terre… seuls les édifices bancaires arborent la «richesse», même si, à leurs portes, des trafiquants de devises harcèlent les rares touristes! Ambiance…
Par Moktar Lamari, Ph.D. *
Natif de Tunis des années 1950, je ne reconnais plus ma ville natale, même si je reviens au pays, au moins deux fois par an. Ce matin, j’ai parcouru à pied et tranquillement les 1500 mètres séparant la sortie de la Médina jusqu’au côté TGM (gare du train blanc liant Tunis-Goulette-Marsa).
Un condensé de la crise… en 40 minutes de marche
Et tout est là pour me demander pourquoi un tel délabrement, pourquoi ces élites et gouvernements ne font rien pour réhabiliter Tunis, anciens et vieux quartiers, et pourquoi la société civile ne bouge pas pour contrer la déchéance de cette ville, ayant trois mille ans d’histoire et de civilisation.
Tous les quartiers et rues attenants à l’Avenue Bourguiba sont balafrés par ces immeubles mal entretenus et quasiment insalubres et dévastés par le manque d’entretien (peintures fanées, balcons fracassés, toits enfoncés, persiennes en lambeaux, murs dégoulinants, etc.). Un problème de mal-gouvernance, une carence de gestion et un jeu de spéculateurs fonciers seraient à l’origine de ce craquèlement de la ville. En cause, des problèmes d’occupation illégale, des litiges qui s’éternisent au sujet de l’appropriation, un désinvestissement dans le bien public, le bien indivisible, pris en otage par un système de justice désuet et incapable de raisonner la propriété en termes économiques (juges, avocats, spéculateurs, entre autres). Ces immeubles ont été désertés par leurs propriétaires français à l’indépendance et depuis, c’est le laisser-aller et c’est le délabrement à petit feu!
Tout ou presque donne l’impression que Tunis est aujourd’hui laissée pour compte! Les immeubles de la ville moderne, créée entre 1880 et 1955, craquent et se craquellent au vu et au su de tout le monde. Dans l’indifférence totale! La saleté des trottoirs ajoute une autre couche aux malheurs de la ville et de ses fans.
Autre image déplorable de Tunis d’aujourd’hui, a trait à ces barricades installées sur les trottoirs (de l’ambassade de France au siège du ministère de l’Intérieur), pêle-mêle, dans les passages piétons, avec des sacs de sable et des guérites en béton armé, abritant des policiers en armes, près à tirer. Pour te promener, tu frôles plusieurs fois l’épaule d’un policier armé et au regard sévère, sombre et inquisitoire. Bonjour l’accueil!
À cela s’ajoutent toutes ces pancartes mal écrites, mal conçues qui bloquent les accès de l’Hôtel International (600 lits, 10 étages, 300 employés et plus 600 mètres de trottoirs). Une scène qui montre combien les revendications et contestations syndicales détruisent des emplois productifs et rongent vicieusement la création de richesse et du bien-être.
Banques imposantes… trafic de devises au grand jour
Dans ce centre-ville célèbre et connu pour ses manifestations du Printemps arabe, on se demande souvent où sont les édifices des grandes entreprises nationales, sociétés d’État, entreprises industrielles, celles des services et du commerce international. Les banques ont tout écrasé à leur passage, elles ont défiguré cette artère et démultiplié leurs succursales ou sièges sociaux.
Un miroir reflétant la physionomie de la crise économique de la Tunisie d’aujourd’hui. Des banques, publiques, privées, arabes, internationales… et points de place pour le reste. L’argent pour l’argent!
La prospérité de ces banques s’est renforcée les dernières années, avec des taux d’intérêt excessifs et pratiques peu concurrentielles édifiées et entretenues par les politiques monétaires, sous l’égide de la Banque centrale, qui se trouve à 10 min à pied de l’avenue Bourguiba. Des politiques monétaires dévastatrices pour l’investissement, handicapantes pour le marché libre et peu soucieuses de la création des richesses matérielles.
Mais, chose étonnante, en plein de l’avenue la plus policée de la Tunisie, les vendeurs à la sauvette et les trafiquants de devises pullulent dans chaque coin de rue. Ils paradent au grand jour, en vous apostrophant : «Sarf, sarf, sarf… dollars, euros…» Va savoir, où vont ces sommes colossales de devises détournées au grand jour au cœur de la ville de Tunis.
Marché central : un îlot de la Tunisie généreuse et productive
À moins de 500 mètres de l’avenue Bourguiba se dresse le marché central de Tunis, un espace de quelques centaines de mètres carrés, pas plus! En vedette les poissons et fruits de mer… tout y est, des produits frais, des produits bio, des couleurs, des odeurs… dans un décor sublime et une ambiance sociale et humaine unique. Du mérou à 22 dinars le kg, des pieuvres à 30 dinars le kg, des crevettes royales à 22 dinars le kg…
Les légumes, les fruits, les plantes, les fleurs, les fromages, du pain traditionnel, de l’huile, des olives… pour pas cher et très beaux à voir!
C’est une preuve de la Tunisie profonde, la Tunisie qui travaille en silence, une Tunisie qui produit et qui honore, encore et encore, son image de marque : le grenier de Rome!
Et, pas pour rien, la crise économique que traverse la Tunisie post-2011 est atténuée, un tant soit peu, par l’augmentation exponentielle des exportations de ces produits de terroir, ces produits agroalimentaires qui font encore la richesse et le bonheur des acheteurs et vendeurs qui se croisent dans cet espace économique par excellence : le marché libre, le marché où se croisent l’offre et la demande, par la magie de la main invisible de la régulation du couple prix-qualité.
Honnêtes gens et attitudes : le capital humain en question!
Une impression qui ne trompe pas. Lors de ma sortie matinale, de ce 2 janvier 2021, je m’arrête un moment devant la statue d’Ibn Khaldoun, un natif de Tunis de 1332 (mort dans son exil au Caire en 1406). Et je ne peux m’empêcher de penser aux écrits de ce fondateur de la sociologie moderne, et notamment à ses explications et théories au sujet des déterminants de la grandeur et la déchéance des nations.
Et dans ma réflexion, je regarde les barricades et les policiers en arme protégeant l’ambassade de France et les blocs de béton qui balafrent le paysage et bloquent la très belle rue de Jamel Abdennacer (du nom du célèbre leader de la pensée politique panarabe et ex-président de l’Égypte). Pas besoin de vous dire que le carré est plein de paradoxes, riche d’enseignes et d’enseignements…
Juste après, je m’engouffre dans le célèbre café L’Univers (en plein avenue Bourguiba), à deux pas de la statue d’Ibn Khaldoun, pour me remettre en sirotant un expresso et un verre d’eau (médication quotidienne oblige). Il était presque 10 heures du matin, et étonnamment, il y avait des clients qui étaient à leur énième Celtia, la bière locale. Seul, chacun dans son coin, rien à dire, pas de journaux entre les mains et encore moins de livres à lire chez cette quinzaine de clients attablés, et aux regards livides, sans projets, sans sourire… Que des hommes évidemment! Une image déchirante, une image de déchéance humaine, grandeur nature!
Cette image renvoie aux visiteurs étrangers l’image d’une frange de population, jeune et moins jeune, qui n’a pas de projets et dont la productivité, comme la valeur ajoutée sociale, est plus dans la zone négative que dans la zone positive. Une frange qui n’a rien à voir avec la Révolte du Jasmin, une frange qui a baissé les bras, rien à faire, rien à dire…
J’ai dû en fin de matinée m’entretenir, tour à tour, avec deux grands amis autour d’une table discrète dans le bar de mon hôtel : un PDG d’une grande société d’État et un professeur d’économie dans une célèbre université d’économie et de gestion à Tunis. Faces masquées, distanciation sociale en règle, mes deux interlocuteurs m’ont expliqué leur lecture de la crise économique actuelle. J’ai retenu deux phrases qui en disent long sur leur engagement pour sortir l’économie tunisienne de l’emprise politique et des carcans religieux qui écrasent le sens du travail et bloquent les ambitions du bien-être collectif.
Le PDG me dit : «On travaille fort pour sortir la Tunisie de sa crise économique et pour trouver des marchés internationaux au Canada et aux Etats-Unis…» et il ajoute : «Les querelles politiques doivent arrêter, les émigrés doivent nous épauler et nous soutenir dans nos efforts». Le professeur universitaire me dit du haut de ses 65 ans : «Le pays est en quasi-faillite, même les animaux du zoo du Belvédère meurent de faim aujourd’hui. Le gouvernement doit agir pour réduire ses gaspillages… Moi, tant et aussi longtemps que je suis en santé, je vais enseigner et former mes étudiants au doctorat, je dois beaucoup de choses à ma Tunisie…».
* Universitaire au Canada.
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