Pour faire face aux flux de migration clandestine, les pays européens tentent de renvoyer les délinquants étrangers vers leur pays d’origine. Cette pratique lugubre remonte aux origines des puissances coloniales. La déportation et les sévices étaient le lot des bagnards.
Par Mohsen Redissi *
La série d’assassinats perpétrés par des immigrants fraîchement arrivés en Europe pointe le doigt accusateur vers les réseaux versés dans le trafic d’êtres humains et pose la question essentielle suivante : sont-ils des tueurs à gages infiltrés ? Ou bien se sont-ils fait laver le cerveau en eaux troubles ou à l’eau de mer le temps d’une traversée ? Difficile de se prononcer. Difficile également de remonter la piste dans ce genre de cas. Brahim Aouissaoui, un tunisien âgé de 21 ans, l’assaillant de la basilique Notre-Dame de Nice le 29 octobre 2020, arrivé le matin même dans cette ville du sud e la France, est le nouveau modèle de tueur «Blitzkrieger», un tueur éclair : non affiché, il surgit de nulle part. Il est venu, il a vu, il a tué. Une fracture profonde et une facture très salée pour les pays des deux rives de la Méditerranée.
Des victimes fauchées à cause de leur conviction : Samuel Paty parce qu’il croyait en la liberté de la presse, les autres à cause de leur foi. Toutes tombées sur leur lieu de culte : le professeur d’histoire- géographie dans le périmètre du lycée où il enseignait, les autres à l’intérieur de leur église, où à genoux priant le même Dieu que l’assaillant.
Le renvoi de délinquants vers le pays d’origine
Le ballet de hauts émissaires européens en Tunisie reflète bien la nouvelle attitude de l’Union européenne (UE) face à cette nouvelle vague de violence sans précédent. Le renvoi de délinquants étrangers vers le pays d’origine avec l’accord préalable de leurs pays respectifs devient la principale demande formulée par une Europe meurtrie.
Les puissances coloniales des siècles derniers telles que la Belgique, la France, le Portugal et le Royaume-Uni ne sont pas à leurs premiers forfaits. Dans le passé, elles ont déporté des leaders nationalistes encombrants et ont fait assigner à résidence surveillée bien d’autres. Elles se sont attaquées aux représentants légitimes des pays colonisés.
Monseigneur Mohamed Moncef Bey, l’avant-dernier bey de Tunis, est destitué en moins d’une année de règne à cause de ses positions nationalistes et ses tentatives de s’éloigner du régime de Vichy. Manque de peu et manque de Pau (1), il meurt de chagrin en exil en France loin du royaume qu’il chérissait et qu’il défendait farouchement auprès du Résident général français en Tunisie l’amiral Jean-Pierre Esteva.
La déportation pour mater les endurcis
Ces puissances coloniales d’antan n’y allaient pas de main morte avec leurs repris de justice. EIles leur faisaient subir les pires sévices, les enrôlaient de force sur les bateaux en partance vers le Nouveau monde ou vers leurs colonies. Les candidats à l’émigration, clandestine ou légale, à l’époque ne se bousculaient pas devants les officines. Les travaux de champs encore en friche manquaient de bras comblés par les forçats, employés aussi dans le traçage des routes, la construction, et l’éternelle quête de l’or.
Papillon
Les bateaux français, les cales pleines de prisonniers de tous bords, droit commun et prisonniers politiques surtout, en partance pour le bagne de Cayenne en Guyane, changent de cap et font parfois escales au port d’Alger. Les prisonniers endurcis et les politiciens sont acheminés à bord, alourdis par les chaînes s’agrippant au bastingage. Selon les années, entre 20% et 60% des bagnards transportés en Guyane viennent des colonies du Maghreb (2). Les forçats de l’Afrique française se joignent au groupe pour une traversée des plus périlleuses. Si le bateau coule, il sombre corps et biens. La dépouille de celui qui meurt en mer est immergée de peur des épidémies avec une cérémonie funéraire tenue au strict minimum.
Cayenne, une prison multiraciale, un patchwork qui reflète la mosaïque des colonies françaises. Les conditions dans les baraquements étaient inhumaines, le taux de mortalité anormalement élevé. Les sévices sexuels, les châtiments corporels et les privations multiples étaient le pain quotidien des détenus.
La prison était à l’époque un moyen de répression. La France avait un double objectif à cela, se débarrasser de tout élément perturbateur qui dérange le pouvoir en place ou la quiétude de la population en l’éloignant à jamais sans espoir de retour en premier lieu, et peupler des contrées éloignées inhabitées en deuxième lieu. Après avoir purgé leur peine, les condamnés à l’exil sont assignés à résidence en Guyane pour un temps équivalent à la peine, cherchant ainsi à briser en eux toute velléité et tout espoir de revoir la Métropole ou retourner vivre auprès des leurs le reste de leur âge(3). Une double peine bien avant l’heure tant redoutée par une France moderne en ces temps de tension maximale. Certains galériens se voient offrir un lopin de terre pour les inciter à ne plus rêver du retour et de rester travailler leur lopin en toute tranquillité en Guyane. Certains trouvent l’âme sœur et s’installent définitivement sur le sol de leur grande souffrance.
Sale Hasard (4)
La Révolution des Œillets au Portugal en 1974 a mis fin à la fois à la dictature salazariste et à la fermeture définitive de la tristement célèbre colonie pénale de Tarrafal, symbole de la répression du régime de Salazar, sur l’île de Santiago dans l’archipel du Cap Vert et qui perdura de 1936 jusqu’à 1956. Le camp de la mort lente pour ses pensionnaires selon les légendes urbaines. Ses pensionnaires sont triés sur le volet et ne sont sélectionnés que les prisonniers jugés hautement dangereux et les opposants au régime autoritaire instauré par António de Oliveira Salazar. Les déportés entrent et ne sortent que dans un corbillard.
Les tacticiens pénitentiaires portugais se sont longuement penchés sur la conception de ce camp de concentration qui va accueillir les plus durs des impénitents. Un camp en dehors des frontières nationales du Portugal, une sorte de TOM, Territoire Outre-mer. Ses miradors scrutent les eaux, toute approche est signalée et les mouvements suspects sont étouffés. Son éloignement des terres fermes décourage toute tentative d’évasion. Les cris et les souffrances des pensionnaires se noient dans les eaux tourmentées.
Après quelques années d’inactivité, le camp de concentration de Tarrafal rouvre ses portails en 1962 pour accueillir un nouveau genre de pensionnaires, des anticolonialistes africains. Dans les années 60 les mouvements nationaux et de révoltes contre les puissances coloniales se sont multipliés avec la naissance du Mouvement des non-alignés, enfanté par la guerre froide. Plusieurs personnalités africaines sont parmi les pères fondateurs. Ce mouvement appelle les pays dominés à s’unir et à rejeter l’occupation et la domination. Certains des leaders sont devenus les premiers présidents ou les premiers ministres de républiques africaines fraîchement libérées du joug colonial. On en cite le ghanéen Kwame Nkrumah, le guinéen Ahmed Sékou Touré ou le tanzanien Julius Kambarage Nyerere. D’autres y ont échappé, mais ont malheureusement fini sous le feu des balles tel le Che Guevara africain Amilcar Cabral, lui dont le père originaire de l’Île de Santiago même. À cette époque, il ne faisait pas bon d’être un défenseur de la liberté. Au total, plus de 500 personnes détenues, dont 340 antifascistes et 230 anticolonialistes ont été détenus dans cette prison (5). Son destin est scellé en 1974 avec la Révolution des œillets.
Le sort s’est acharné sur les pensionnaires, sévices sexuels, paludisme, torture… mais pas sur le camp de concentration sauvé de l’oubli à jamais. Gravé dans la pierre, il est classé patrimoine culturel national par l’Unesco en 2014 grâce à son architecture unique pour effacer son passé peu glorieux et redorer son blason. Il devient en 2016 le nouveau Musée de la Résistance. Entre la torture, la violation des droits de l’homme les plus élémentaires et l’habit de lumière il n y’a qu’une geôle à franchir.
King of the Damned (6)
Le Nouveau monde a été peuplé de repris de justice et d’aventuriers sans foi ni loi selon ce modèle. La société britannique du 18e siècle croyait dur comme fer que les criminels étaient génétiquement mauvais, toute tentative de les réhabiliter étant vaine. Deux solutions s’opposaient : les tuer ou les exiler. Après la perte de son premier dépotoir, l’Amérique, la découverte de l’Australie bien loin du brouillard londonien vient à point nommé : elle était à l’époque à six mois de navigation des Iles britanniques. Le rêve… «américain» ou plutôt océanien. Aucun espoir de retour. La New South Wales, le Nouveau Pays de Galles du Sud, est une colonie pénitentiaire créée spécialement pour absorber le nombre croissant de repris de justice candidats à l’exil forcé. Au cours de ses 80 ans d’activité plus de 160 000 condamnés, au lieu de l’échafaud, ont été embarqués pour l’Australie du sud (7), le pays en contrebas (land down under). Les quelques évadés sont condamnés à rester sur place et à se mélanger aux populations autochtones, à savoir les kangourous et les aborigènes. Comme en Guyane, les bagnards travaillaient dans les champs et dans les grands travaux d’aménagement, des fois chez les particuliers à la demande. Ils recevaient en fin de peine quelques acres leur seule planche de salut.
Le rock du bagne
Une mention spéciale pour les Etats-Unis. L’administration américaine a trouvé un subterfuge juridique. Ses prisonniers sont retenus dans des prisons en «zone franche» sur des terres qu’il occupe militairement suite à une intervention ou par bail : Bagram, base militaire américaine en Afghanistan, Guantanamo, concession à Cuba, Abou Ghraib, complexe pénitentiaire en Irak. Toutes ces prisons sont hors de la juridiction des tribunaux américains. Abusés sexuellement, torturés, privés de sommeil, le but de leurs tortionnaires était de les avilir, leur faire cracher le morceau l’indice qui conduira à la capture de Ben Laden (8). Mort ou vif, plutôt mort que vif.
Des vidéos de prisonniers nus, en laisse, abusés, dominés par des soldats femmes, ont fait plusieurs fois le tour de la planète. D’ailleurs, les Etats-Unis ne reconnaissent pas la Cour pénale internationale (CPI) évitant ainsi à ses ressortissants criminels de guerre d’être poursuivis.
La prison est en général un réservoir de mains d’œuvre, mais aussi un laboratoire d’essai et de maltraitance. La ségrégation raciale, la violence physique et mentale est le pain quotidien de ses pensionnaires. Les barreaux protègent les tortionnaires contre toute atteinte et contre toute intrusion venue de l’extérieur. Sont soumis à la déportation et l’exil ceux qui osent s’opposer à l’ordre préétabli. Des crimes odieux sont commis pour mater les insoumis. Les déportés subissent les affres de l’éloignement et par-delà les régimes politiques, les mêmes châtiments et les mêmes privations. La peine ne suffit-elle pas assez ? La sentence prononcée autorise-t-elle les sévices commis contre ces prisonniers ? Ou sont-ils laissés à l’appréciation et au sadisme de l’agent de surveillance ? À l’autre bout du monde loin de tous les regards ce qui se passe dans le pénitencier doit rester dans le pénitencier.
* Ancien fonctionnaire international.
Notes :
(1) Pau, la ville d’exil où décède Moncef Bey.
(2) Coquet, Marine. 2019. « Bagnards, «arabes » et porte-clefs en Guyane : Naissance et usages d’un rôle pénal et colonial (1869-1938) ». L’année du Maghreb 20 /2019 : 77-92.
(3) Du Bellay, Joachim. «Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage».
(4) Jeu de mots entre ‘sale hasard’ et le dictateur António de Oliveira ‘Salazar’
(5) Unesco. «Camp de concentration du Tarrafal».
(6) ‘‘King of the Damned’’, film britannique réalisé par Walter Forde, 1935
(7) Sood, Suemedha. ‘‘Australia’s penal colony roots’’. BBC, 26 January 2012.
(8) Référence faite à ‘‘Zero Dark Thirty’’, film réalisé par Kathryn Bigelow, 2012.
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