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Tunisie : Piratage d’une révolution et hameçonnage d’un président

«Islamiste, RCDiste, gauchiste, populiste, imposteur…» le Kaïs Saïed basching n’a pas manqué depuis les élections de 2019 d’étiquettes et d’épithètes. Quand la violence du discours atteint une telle dimension, il serait superflu et même perte de temps que de chercher à comprendre ou à vérifier la véracité et la pertinence de telles invectives.

Par Moncef Ben Slimane *

Cette avalanche de critiques et autres accusations, enseigne davantage sur leurs auteurs que sur leur cible dont le référentiel idéologique reste indéfini à ce jour aux contours, sinon hermétique pour certains.

«Ils» n’aiment pas Kaïs Saïed

Qui sont donc ces hérauts du sauvetage et du salut d’une Tunisie en crise? «Ils» sont en vérité, «les garants» et les gestionnaires du système politique actuel et «les parrains» de la transition démocratique.

Primo : «ils» sont certains de nos députés et autres dirigeants de partis dont les «candidats-favoris» ont été balayés par cet outsider et ce malgré leurs experts en communication, les campagnes télévisuelles et autres manifestations surdimensionnées.

Secondo : «ils» sont certains journalistes, chroniqueurs et autres animateurs de plateaux télé, qui semble-t-il ne portent pas Kaïs Saïed dans leur cœur.

Au cours de ces dernières années, le quatrième pouvoir a institué un rite immuable: à savoir l’invitation de personnalités et d’autres acteurs de la scène politique, aux fins inavoués de dénicher et dévoiler, au grand public, les failles et autres fêlures.

À l’inverse, les journalistes s’affichent connaisseurs en virologie, droit, climatologie, démocratie, économie et j’en oublie.

La classe politique se plie volontiers à ce rite de la «peopolisation», consciente qu’elle est du grand des masses-médias et que son «destin national» peut se jouer en partie en quelques minutes de visibilité sur telle ou telle chaîne de télévision.

Le défaut ou l’avantage du président Saïed, vient du fait qu’il n’est pas prisonnier de cette logique de «la communication-manipulation» qui accorde aux médias le privilège de faire ou défaire les carrières des hommes politiques.

Tertio : «Ils» sont certains de ses collègues, les universitaires de la même spécialité que lui et qui, durant une décennie, ont occupé différents postes de responsabilité et de commande : ministres, conseillers, PDG…

Exclus, sans pour autant émerger sur la scène politique nationale, de cet ascenseur sociopolitique actionné depuis 2011 par les parrains de la transition démocratique, «ils» voient, soudainement, l’assistant du droit constitutionnel de la faculté de l’Ariana devenir président de la république !

Rien de plus naturel donc que cet événement surprise, suscite jalousie, amertume et autres ressentiments humains inavoués.

Piratage de la révolution

La leçon à retenir du plébiscite de M. Saïed c’est le refus du peuple de continuer à subir les conséquences d’un piratage de sa révolution.

Les voix de l’urne ont tonné une alerte et un avertissement pour toute la classe politique.

Le vernis de la construction juridico-politique qui a servi d’emballage à la transition a largement perdu de sa brillance académique.

Ceux qui se sont servis de la révolution et de la démocratie comme fonds de commerce, craignent, cela va de soi, le sit-in, les grèves, barrages et toutes manifestations de colère des habitants du «bled el-hogra» qu’ils tentent d’amadouer par leurs discours et leurs promesses toujours renouvelées et sans cesse repoussées à des lendemains meilleurs.

Qualifier la transition de 2011 de piratage de la révolution n’est pas un excès de langage. Rappelons que c’est Ben Ali qui le 13 janvier 2011 annonce des réformes politiques. Son successeur confirme cette décision et donne suite en instituant une Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique (Hiror). Ses membres : partis, personnalités, syndicats, juristes et activistes… Tous ont été des spectateurs d’un soulèvement dont les véritables acteurs pour tous les exclus de ce pays jeunes de l’intérieur comme de la périphérie des grandes villes.

L’élection de Kaïs Saïed a ressuscité l’espoir des ghettos de l’exclusion et de la désolation. Son discours, son style et son comportement choquent les adeptes de l’union nationale, de la conciliation, du «Tawafuq» (consensus) à la mode depuis une décennie.

C’est un président qui n’obéit pas aux normes du système et n’est donc pas rassurant pour la classe politique, ses dirigeants et ses acolytes.

Tout simplement : Kaïs Saïed dérange parce qu’il ne «leur ressemble pas».
Ses détracteurs lui reprochent d’avoir ignoré les «us et coutumes» politiques habituels et institutionnalisés par la transition démocratique. Kaïs Saïed est invisible aux réceptions d’ambassades, plateaux télé, et lieux huppés de la banlieue où on croise jet set les grands figures de la politique des affaires de la presse, de l’intelligentsia et j’en passe.

Le président et les tentatives d’hameçonnage

La politique du bâton ne donne pas les résultats escomptés puisque les derniers sondages positionnent toujours M. Saïed grand favori des prochaines élections présidentielles.

On passa donc à la politique des louanges en faisant savoir les qualités du président et la confiance placée en lui pour sortir le pays du marasme total et général dans lequel il est englué.

Le désir inavoué des élites dirigeantes est que Kaïs Saïed mette la main à la pâte en s’impliquant dans les tractations, combinaisons et marchandages politiciens à l’œuvre depuis une décennie avec les résultats que l’on sait.

De cette manière, il rejoindrait la troupe des fabricants et gérants du système dont il s’est jusqu’à présent démarqué et contre lequel il s’est positionné.

Que cherchent exactement les admirateurs récents du président, ses détracteurs d’hier : leur but est que son image de dirigeant politique intègre et sincère soit entachée; que l’opinion publique le range enfin parmi les manipulateurs, les profiteurs et les rhéteurs de la transition.

Ces tentatives d’«hameçonnage» cherchent à le transformer en un Sisyphe tunisien traînant le boulet de la crise avec ses interminables dialogues, pactes, «tawafuq», gouvernement d’union nationale puis de technocrates puis du salut, etc.

En mordant à l’appât, Kaïs Saïed perdrait son capital de confiance et la classe politique abordera les élections présidentielles de 2024 avec un président affaibli et peu crédible.

Soliloque politicien et dialogue citoyen

Il ne s’agit pas dans cette phase difficile que traverse notre pays de tirer à boulets rouges sur le président ni de l’encenser.

Le crédit de la transition démocratique est largement épuisé et la myopie politique et intellectuelle de ses défendeurs ne leur permet plus de voir que des millions de tunisien(ne)s sont depuis une décennie confinés dans la précarité et frappés d’indignité, «el-hogra.»

Quand le président de la république déclare à chaque discours qu’il est là pour servir le peuple et défendre les victimes du système, on ne peut que le croire.

Face à lui, il y a l’«autre Tunisie», celle de la corruption, malversation et manipulation idéologique, politique et médiatique.

Et si à la tête de notre pays, il y a un dirigeant qui considère que l’éthique précède la politique, on ne peut que dire que c’est une chance pour notre pays car il s’agit d’une exception par les temps qui courent. La classe politique actuelle ne veut pas d’un dialogue mais d’un soliloque. Elle rêve d’une sorte Haute Instance version 2021, capable de reproduire le scénario de 2011.

Le vrai dialogue commence par le rétablissement de la vraie liberté d’expression confisquée depuis 2011 par les parrains de la transition.

Les exclus, les jeunes, les chômeurs, les activistes de la Tunisie «d’au-delà des plaques» ont été jusqu’à présent habilement bâillonnés. C’est à eux de s’exprimer et c’est le devoir du président de les écouter.

Si le président Saied quitte le Palais de Carthage en direction des régions oubliées pour dialoguer avec les «sans voix» d’hier et d’aujourd’hui d’une manière organisée, sereine et responsable, loin des calculs et des manœuvres politiciennes en usage; l’espoir venait de voir enfin la petite lueur de la révolution de la dignité au bout du tunnel de la transition, de la précarité.

* Président de l’association LamEchaml.

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