L’Etat d’Israël veut forcer la main aux Etats arabes qui ne l’ont pas encore fait, afin qu’ils se joignent au processus dit «accords d’Abraham» inauguré par les Emirats arabes unis et le Bahreïn, dans le but de régler définitivement la question palestinienne et d’assurer à Israël le marché économique nécessaire à sa prospérité. Les pressions internationales exercées actuellement sur la Tunisie, sur le thème du remboursement des biens des juifs, n’ont pas d’autre objectif. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres.
Par Dr Mounir Hanablia *
On a évoqué récemment sur les ondes d’une radio privée de Tunis la procédure entamée par l’Etat d’Israël contre l’Etat tunisien en vue de l’obtention le remboursement des biens des juifs de Tunisie. La somme réclamée serait considérable, dépassant les 200 milliards de dollars US. Il fallait certes s’y attendre.
En Tunisie, la cause palestinienne est toujours aussi populaire, et en général l’opinion publique lui exprime son attachement d’une manière attardée, dans des termes proches de ceux ayant eu cours dans tout le monde arabe au temps du nassérisme et du panarabisme, sans pour autant verser dans les outrances de la Voix du Caire ou de Ahmed Choukeiri. Cela signifie bien dans la pratique un anti-sionisme invétéré que le temps n’a pas altéré, mais qui se nourrit désormais des images de la répression, issus des territoires palestiniens occupés, sur la chaîne qatarie Al Jazeera en particulier, ou les réseaux sociaux.
Un antisionisme de principe
Avec l’avènement de la démocratie en Tunisie cet antisionisme de principe est verbalement instrumentalisé par divers partis politiques et syndicats en tant que garant d’un nationalisme et d’un patriotisme sans taches, que les faits ne confirment que rarement.
Récemment encore le candidat à la présidence Kais Saied, qui serait plus tard élu avec 73% des voix, avait, au cours de la campagne électorale, qualifié toute normalisation éventuelle avec Israël de trahison. Des partis politiques populistes, à l’instar de la coalition Al-Karama que certains ont qualifiée de bras politique du terrorisme, avaient présenté un projet de loi criminalisant toute normalisation avec l’Etat hébreu. Il avait été rejeté, le parti Islamiste Ennahdha qui possède de nombreux amis au sein des milieux sionistes américains, ayant toujours refusé de le cautionner.
Il faut d’abord savoir que cet antisionisme essentiellement politique et électoral en Tunisie n’a jamais entraîné aucune conséquence notable pour les juifs locaux. Le millier de membres qui vivent toujours dans le pays ne sont en réalité que les derniers représentants d’une communauté qui comptait au temps du protectorat français près de 20.000 membres. La plupart ont émigré, généralement en France, en deux vagues, la première au temps des accords de l’indépendance en 1956 alors que la majorité des juifs avaient acquis la nationalité française et s’inquiétaient de la tonalité musulmane du nationalisme tunisien et du Néo-Destour, et il est vrai que seul le parti communiste tunisien avait politiquement réuni les musulmans et les juifs sur un pied d’égalité complète, à la notable différence près qu’il était demeuré sous la tutelle du Parti communiste français, lui-même membre du Komintern.
La seconde vague d’émigration juive surviendrait plus tard à la suite de la grande peur issue de la guerre des Six jours de juin 1967 et des manifestations anti israéliennes qu’elle avait entraînées, quand quelques commerces juifs avaient été attaqués au centre de la capitale, avant que les autorités ne rétablissent rapidement l’ordre et ne viennent à bout des émeutiers.
L’humoriste juif tunisien, Michel Boujenah, fils du médecin pneumologue Jojo Boujenah, conviendrait des années plus tard que si lui et sa famille ont bien émigré en cette occasion, il était finalement incapable de dire pourquoi ils l’avaient fait. Et effectivement, les juifs tunisiens ont émigré, quelques-uns ont vendu dans l’urgence leurs biens avant de partir, et le reste allait faire partie des biens français demeurés sous séquestre jusqu’à la conclusion de l’accord final sur leur devenir entre les deux Etats français et tunisien, au milieu des années 90.
Un accord entre deux gouvernements souverains
Il y a donc à partir de là plusieurs faits indéniables qu’il est nécessaire de rappeler. Le premier est que les juifs tunisiens ont émigré en France, mais sans aucune justification sérieuse, dans le sens où il n’y a pas eu de persécution ou d’agressions ou d’actes antisémites les poussant à le faire. Le second est qu’ils l’ont fait en tant que citoyens français. Le troisième est que leurs biens n’ont pas été expropriés mais ont été conservés en tant que biens français. Le quatrième est que ces biens ont fait l’objet d’un accord entre deux gouvernements souverains, selon le principe de l’autorité de la chose jugée, le gouvernement français ayant eu qualité à agir au nom de ses citoyens français concernés.
Dès lors il est à priori patent que l’Etat d’Israël ne possède aucune qualité pour réclamer quoi que ce soit à propos de ces biens qui ne lui appartiennent en aucune façon, même s’il se présente en sa qualité d’Etat des Juifs pour le faire. Et s’il estime toujours être partie prenante, ce serait plutôt à l’Etat français qu’il devrait s’adresser, plus de 25 ans après la conclusion de l’accord franco-tunisien réglant définitivement la question, ou même le cas échéant à la Cour internationale de justice, pour peu qu’il l’eût reconnue. Mais Israël n’a jamais reconnu la justice internationale ou les conventions de Genève sur les lois de la guerre, sous le prétexte que sa propre législation en incluait les articles. Sa contestation excluant donc tout recours au droit international, c’est sur le terrain diplomatique et politique qu’elle se portera inexorablement, là où elle a toujours pu compter sur le soutien indéfectible du poids lourd américain.
En effet, c’est ce soutien qui lui avait permis de récupérer tous les dépôts bancaires juifs en Suisse effectués durant la seconde guerre mondiale, et dont les propriétaires étaient décédés. Les banques suisses avaient obtempéré lorsque les Américains les avaient menacées de fermer toutes leurs succursales aux Etats-Unis et de ne plus traiter avec elles si les Israéliens n’obtenaient pas satisfaction. Il est vrai que ces biens n’avaient pas fait l’objet d’accords inter étatique, la Suisse n’en ayant signé aucun en ce sens avec quel qu’état que ce soit.
Par son incurie, la Tunisie a bon dos
Nonobstant l’accord conclu avec la France, il est donc hors de propos que l’Etat tunisien en butte à une crise économique et sanitaire plus que préoccupantes, et à la recherche désespérée de crédits, puisse résister à une campagne dans la presse internationale le ciblant et mettant en exergue des faits réels ou imaginaires dont les juifs tunisiens auraient été les victimes. Il avait déjà démontré son incurie dans l’échec de la procédure de restitution des biens de l’ancien président Ben Ali et de sa famille, puis dans l’affaire de la Banque franco-tunisienne (BFT); des précédents qui ne peuvent qu’encourager toutes les ambitions que notre pays peut susciter, à ses dépens.
Evidemment les mobiles de l’Etat israélien sont évidents, il s’agit de forcer la main aux Etats arabes qui ne l’ont pas encore fait, afin qu’ils se joignent au processus dit «accords d’Abraham» inauguré par les Emirats arabes unis et le Bahreïn, dans le but de régler définitivement la question palestinienne et d’assurer à Israël le marché économique nécessaire à sa prospérité. En ce sens, Israël se retrouve en concurrence directe avec l’ancienne puissance métropolitaine au Maghreb, la France.
Les Grecs avaient dû, pour rembourser leurs dettes à la communauté européenne, vendre certaines de leurs îles à des intérêts privés, ou les hypothéquer. Se pourrait-il que la Tunisie vende ou hypothèque l’île de Djerba pour satisfaire des exigences israéliennes infondées?
Mais plus que la Tunisie, le pays qui intéresse Israël au Maghreb ne peut être évidemment que l’Algérie, fort de son immensité, sa population, et ses ressources minières et en hydrocarbures. Des réclamations contre l’Etat tunisien, à propos de biens juifs, n’épargneraient pas l’Algérie où ils sont bien plus importants, alors que le Maroc a normalisé ses relations avec l’Etat juif en obtenant la reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara Occidental.
Il semble donc bien que le gouvernement de Benjamin Netanyahu se prépare à l’éventualité d’un soutien moins inconditionnel de la part de la nouvelle administration américaine, en forgeant les instruments diplomatiques lui permettant d’obtenir satisfaction dans le sens qu’il juge conforme à ses intérêts, hors des éventuelles pressions exercées par son allié. Il est probable qu’à plus ou moins brève échéance, les deux Etats tunisien et algérien finissent par normaliser leurs relations avec Israël et à rejoindre tous les Etats arabes signataires de la paix, parce qu’ils ne peuvent objectivement pas faire autrement. L’autorisation de survol accordée aux avions de la liaison aérienne Tel Aviv-Casablanca en constitue l’une des prémices.
Les accords de paix ne signifient pas une paix véritable
Il n’empêche ! La signature des accords de paix quels qu’ils soient ne signifiera pas la paix véritable pour la rue arabe, qui ne pèse pas lourd dans les choix des décideurs internationaux, tant que les populations palestiniennes ne disposeront pas d’un Etat conformément au droit International, continueront de subir la botte de l’occupation militaire israélienne, leurs enfants enfermés derrière de hauts murs, tombant sous les balles, ou croupissant dans les prisons, avec leurs maisons, leurs rues et leurs villages exposés à des opérations militaires nocturnes, des irruptions de soldats dans le but de terroriser, ou des destructions en tant que punitions collectives.
L’impossibilité de bâtir un Etat palestinien ne fera que pérenniser l’occupation avec son cortège de haine, de terrorisme et de représailles, et l’exclusif institutionnel et politique au bénéfice des seuls juifs interdira toujours aux Arabes des Territoires occupés de devenir de plein droit des citoyens israéliens.
Alors que l’organisation israélienne des droits de l’homme, B’Tselem a qualifié à juste titre pour la première fois la politique de son gouvernement dans les territoires occupés d’apartheid, les fondamentaux de toute paix véritable conforme au droit international demeurent bien la reconnaissance des droits nationaux des deux peuples palestinien et israélien, dans les limites de leurs Etats respectifs.
Néanmoins, et conformément à la tradition d’accueil de notre pays, dont avaient bénéficié les juifs andalous au temps de la Reconquista, il serait utile que l’Etat tunisien installe dans les hôtels désertés de Djerba, près de la grande synagogue de la Ghriba, les rescapés juifs des camps de la mort nazis, qui aujourd’hui, victimes de l’âge et de l’oubli, croupissent dans la misère et la pauvreté en Israël. Ce geste, outre son caractère humanitaire évident, aurait en tous cas le pouvoir de démystifier le diktat exercé par l’Etat israélien, pour s’assurer des bénéfices économiques, politiques, et stratégiques, au Maghreb.
* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.
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