«Taht el yasmina fi lil…» Le refrain de cette chanson du patrimoine tunisien trouve un écho bien plus triste à présent que le jour s’est levé sur les dix années post-révolution en Tunisie.
Par Jean-Guillaume Lozato *
Avec la pandémie de la Covid-19 et les restrictions qu’elle impose pour les déplacements en alliant confinement et couvre-feu, le folklore n’est plus à l’ordre du jour et l’heure n’est pas vraiment à la commémoration joyeuse. Presque logiquement – si la notion de logique pouvait s’appliquer momentanément à tout ça – des émeutes se sont produites, sous formes de tentatives de manifestations donnant lieu à des espaces inorganisés de protestation. Sans plus savoir quoi revendiquer en premier.
Le citoyen se sent perdu. Ou berné. Il vit au jour le jour.
L’opinion publique internationale, elle, semble aussi égarée. Quand elle n’est pas devenue carrément indifférente par la faute d’organes de presse ou de communication officiels manquant de réactivité par rapport à ce dossier.
Dix ans. Une décennie au bilan comptable et humain décevant pour cet anniversaire de la Révolution du Jasmin pourtant aussi porteuse d’espoirs qu’inattendue dans le monde arabe.
Des inconditionnels du dégagisme aux nostalgiques de Ben Ali !
La Tunisie a tout essayé : le traitement de l’urgence face au terrorisme; la patience, réelle par le peuple, parfois feinte dans la classe dirigeante dans des perspectives le plus souvent électoralistes; l’encouragement médiatique, y compris dans le secteur du divertissement (par exemple avec les chanteuses Ameni Souissi et Chaima Helali).
La floraison de partis n’a pas aidé à se forger une vraie culture démocratique au Tunisien lambda qui n’aura pas la patiente de jouer à l’apprenti étudiant en IEP. La conséquence en est une succession de gouvernements plus occupés à colmater les brèches ouvertes par les prédécesseurs qu’à construire un vrai programme, soit par incompétence, soit à cause de l’engagement dans un vrai goulet d’étranglement législatif et fiscal, accentué par un nouveau type de clientélisme arriviste. La corruption a renforcé l’inertie d’un côté, au plus haut niveau de l’exécutif.
Sur l’autre versant s’est invité le fatalisme comme l’a démontré l’affaire du stockage des déchets italiens déportés dans les environs de Sousse. Un détail qui souligne une dérive de nature mafieuse néfaste à une nation fragilisée qui a rendu frileux tout investissement étranger et se retrouvant soumise à une myriade de spéculations tant haussières que baissières.
La Tunisie est devenue un terrain de jeu. C’est pourquoi le citoyen tunisien se partage mentalement entre une position hallucinatoire et une posture amnésique, selon qu’il se place en nostalgique de Ben Ali ou en partisan inconditionnel du dégagisme. Quant au scepticisme, il a de beaux jours devant lui, avec un accès entrouvert pour le populisme version islamiste, tout dans l’apparence pour ce qui est de sa version religieuse-civile avec le parti de Rached Ghannouchi et dans son interprétation militarisée pour les candidats à l’expatriation (avec au préalable des «entraînements» au Jebel Chaambi, à Kasserine).
Sous un autre angle, du point de vue culturel et spatial, les médias étrangers ne sont pas d’un grand secours. Ne s’intéressant qu’épisodiquement à l’évolution de la situation, y compris de la part de grands groupes médiatiques arabophones, sans rechercher les sources du mal-être. On ne produit que peu d’analyses, faussées ou orientées comme celles ignorant le vrai découpage politique tunisien, oubliant qu’il existe un indice Tunindex, que le Dinar tunisien a chuté valant désormais 0,30 euro et que le tourisme n’agit plus en remède efficace sur le marché de l’emploi.
Le jasmin de la révolution est en train de se faner
L’autre thématique sur laquelle l’Occident et ses médias, mais parfois aussi ses institutions – et là c’est plus inquiétant! – est le traitement de la vie politique. Alors que la France s’enlise dans le macronisme philosophie du surplace «en même temps», les acteurs de la scène politique y ont souvent employé la terminologie contradictoire d’islamo-gauchisme.
Cette expression qui résonne comme un mot-valise inapproprié fait s’entrechoquer deux opinions incompatibles, ses analystes ne sont même pas en mesure de réaliser que le vrai islamo-gauchisme existe davantage en Tunisie que dans l’Hexagone puisque l’on y est en présence d’une coexistence opportuniste entre des conservateurs d’Ennahdha et des progressistes qui ont pactisé ensemble. Là le caractère insoluble se manifeste cette fois par l’incompatibilité avec l’intégrité – intégrisme ne veut pas forcément dire intégrité selon les circonstances et les pays… – nécessaire à la bonne gouvernance d’un Etat. Les intérêts animés par l’appât du gain et la corrosion constitutionnelle ont formé le moteur de cette entente contre-nature.
Le jasmin de la révolution est en train de se faner. Poussé par la croissance du cactus. Avec l’obligation cette fois-ci de puiser l’eau régénératrice pour le Printemps Arabe au cœur de la plante cactée qui s’est élevée sur les bords de l’autoroute médiatique menant au désert politicien et spirituel d’un paysage institutionnel en pleine désarticulation. Avec des aggravations socio-économiques inévitables.
Le seul mode échappatoire qu’il reste à actionner est le second aspect de cette révolution : la révolution numérique, normalement une denrée non périssable. Mais avec toute la matière grise en fuite… Là le risque de court-circuit existe. En particulier avec l’étranger peu enclin à juger avec les outils idoines une situation semblant condamnée à échapper à son entendement pour le moment.
* Enseignant en langue et civilisation italiennes.
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