Rien que pour les 12 derniers mois, la Tunisie a vu défiler 4 chefs de gouvernements, d’illustres inconnus, jamais élus. Dix, depuis la Révolte du Jasmin en 2011. Le carrousel de l’instabilité gouvernementale s’emballe, le toboggan économique s’accélère pour miner les finances publiques, ruiner les PME, paupériser les citoyens, faire fuir les capitaux et les compétences. Jeux et enjeux…
Par Moktar Lamari, Ph.D.
Dans un écosystème politique balkanisé et plombé par la mouvance islamiste, partis et élites politiques se livrent à une guerre d’usure, sans merci, sans trêve et où tous les coups sont permis. Comme du temps des razzias et des guerres tribales d’antan en Tunisie. L’État tunisien est perçu comme une prise de guerre, une tour infernale à conquérir ou à démolir! On y convoite surtout trois ministères clefs : celui de l’Intérieur (police et gendarmerie), celui de la Défense (armée et armement) et celui de la Justice (juges et dossiers brûlants).
Ambiance délétère au sommet de l’État
Le problème : certains de ces partis politiques en «guerre» ont du sang sur les mains, avec des dossiers criminels en instance. D’autres partis et élus ont une feuille de route très trouble : financements illégaux, corruption avérée, allégeances douteuses à cacher et autres filouteries liées.
Au sommet de l’État, partis et acteurs politiques rivalisent d’ingéniosité pour évincer leurs «adversaires politiques» du pouvoir. En ligne de mire : contrôler les processus décisionnels de l’État, redéployer les ressources, placer les «copains» et ultimement siphonner toujours plus de dividendes et de redevances liées.
Depuis 2011, plus de 470 ministres et secrétaires d’État ont géré les ministères d’un pays de 11 millions d’habitants, avec un PIB équivalent au chiffre d’affaires annuel d’Air France (2019).
Un millier de PDG se sont relayés dans les 200 sociétés d’État. La quasi-totalité de ces «décideurs» éphémères ont été sélectionnés à l’aune des critères d’allégeance partisane, aucunement en fonction de leurs compétences en matière de management public et de gouvernance axée sur les résultats. Et depuis 2011, le parti religieux Ennahdha a été omniprésent dans tous les gouvernements (12) et sociétés d’État qui gèrent le pays depuis 2011.
À la guerre, comme à la guerre! Dans cette course folle aux postes ministériels, tous les moyens sont bons: des coalitions pipées, des financements «sales», des stratagèmes violents, des traîtrises honteuses, des impostures haineuses et des bassesses de tous genres. Résultat: l’État perd de sa crédibilité, le sens du service public s’affaisse, l’économie flanche et les politiques publiques perdent de leur efficacité, de leur lisibilité et de leur lustre.
Remaniement ministériel, imposture d’État
Imposture ? Certainement et pour cause : il est plus facile de changer de gouvernements et de ministres que de changer de politiques publiques. Pour les élites politiques tunisiennes, c’est plus facile de remuer des slogans et de gesticuler avec des promesses tenues par des novices en politique, que d’élaborer des bilans rigoureux, que de concevoir des changements crédibles avec des objectifs et instruments dédiés. C’est aussi plus facile que de faire consensus pour implanter de nouvelles politiques publiques génératrices d’emplois, de valeur ajoutée et du bien-être collectif.
Le changement de gouvernement et les remaniements de ministres et PDG en Tunisie post-2011, n’est rien d’autre qu’un écran de fumée pour placer les siens, pour détourner les regards de la paupérisation du pays, avec le retour exponentiel de l’analphabétisme et des maladies d’antan.
Dans le feu roulant de l’instabilité politique, les médias dominants sont complices. Ils mettent de l’huile sur le feu, plutôt que d’apaiser les ardeurs et d’éteindre les foyers d’incendie. Ils trouvent leur compte, se politisent et tirent souvent des ficelles. Les principaux partis au pouvoir ont leurs télés, radios et journalistes mercenaires et porte-étendards.
En duo, média agenda et policy agenda jouent, main dans la main, pour amener l’opinion publique à mordre dans l’hameçon de la diversion et la perversion.
Certains médias noyautés et infestés par la corruption, se régalent : l’instabilité gouvernementale leur procure de la matière à traiter et leur permet de mousser une mayonnaise toxique, permettant d’imposer ou de gommer des figures politiques, des projets de réformes pour privilégier le statu quo et tuer dans l’œuf des réformes structurelles et des changements bénéfiques aux plus démunis dans la Tunisie profonde.
Dans ces interminables remaniements ministériels, les diverses cérémonies et protocoles pervers constituent une occasion en or pour mettre en scène ces députés de tout acabit qui adorent discutailler, pinailler et gesticuler, durant de longues heures transmises à la télévision, sans se rendre compte que leurs discussions sont stériles et insensées pour le commun des mortels en Tunisie.
Dans ce décorum et dans ces débats funestes pour l’économie, le parti islamiste Ennahdha règne en maître de cérémonie, avec comme chef d’orchestre, le fondateur du parti des Frères musulmans en Tunisie, Rached Ghannouchi (79 ans).
Le pire c’est que dans ces toxiques débats parlementaires, on parle de tout sauf des véritables enjeux: programmes d’actions, évaluation des résultats, détermination des objectifs, consensus sur les urgences, modalités de financements et autres éléments clefs pour mettre en œuvre des politiques qui créent la richesse et qui mettent de l’argent frais dans la poche des citoyens.
Méfaits de l’instabilité politique
Cinq indicateurs pour donner les résultats de cet infernal carrousel politique en Tunisie. Le revenu per capita a chuté de 34% entre 2011 et 2021 ($US constant). Pendant la même décennie, le dinar a perdu 45% de sa valeur face aux devises fortes, la dette publique a triplé, passant de 39% du PIB à 112% (État et sociétés publiques).
L’investissement a été divisé par trois, passant de 26% du PIB en 2008, à 8% du PIB en 2020. Face aux gonflements de la taille de l’État, consommateurs, investisseurs et opérateurs économiques se réfugient dans le marché informel (45% des employés recensés).
L’indice de la production industrielle a perdu plus 25% en 10 ans, sacrifiant les niches productives ayant une plus forte valeur ajoutée et ayant longtemps permis de renflouer la balance commerciale.
La pauvreté avance au lieu de reculer, l’analphabétisme augmente de façon exponentielle avec presque 150.000 jeunes (15% des jeunes en âge de scolarisation) qui décrochent de l’école annuellement. Les élites claquent la porte, annuellement plus de 900 médecins et plus de 2000 ingénieurs et universitaires quittent le pays.
Du point de vue de l’économie-politique, l’instabilité gouvernementale traduit l’absence d’une vision cohérente au niveau des dirigeants politiques. Étant perçus comme un partage du gâteau, les remaniements ministériels enveniment les conflits et alimentent la discorde entre les élites et entre les partis politiques. Ces discordes débouchent souvent sur des violences et des contestations dans la rue. Plus de 800 contestations publiques recensées, rien que pour 2020 (2 à 3 par jour).
Et si rien n’est fait, de telles contestations entre partis politiques, entre clans et entre «tribus» peuvent amener la Tunisie, et très prochainement vers une guerre civile, comme en Libye voisine, comme en Syrie, comme au Yémen, comme au Mali, etc.
L’instabilité gouvernementale et le chaos politique ambiant en Tunisie ne favorise pas l’émergence d’une économie prospère, et ne fait rien pour créer un climat de confiance et d’apaisement propice pour les investissements et la productivité.
L’instabilité gouvernementale actuelle attise le feu de l’inefficacité économique. Et cela se fait par quatre effets dévastateurs distincts.
Effet-retard. L’économie tunisienne accuse le coup par un «effet-retard» : l’instabilité gouvernementale imprime une incertitude sur les politiques économiques (fiscales, monétaires, sécuritaires, etc.), nourrissant les anticipations négatives des agents économiques averses aux risques, et poussant les investisseurs à retarder sine die leurs décisions créatrices d’emplois. Et cet effet se manifeste par la fuite des capitaux et la fuite des cerveaux vers des pays plus stables politiquement, ralentissant ainsi la croissance économique. Plus de 2000 personnes hautement qualifiées quittent le pays annuellement. Les investisseurs expatrient l’équivalent de 5% du PIB pour les investir ailleurs dans le monde, notamment en France, au Canada et ailleurs dans le monde.
Effet-rupture. L’instabilité gouvernementale entraîne de graves ruptures dans les chaînes de conception et de mise en œuvre des politiques économiques. En moyenne, la longévité moyenne des 12 gouvernements ayant gouverné le pays depuis 2011 est de 10 mois. Et cela comprend 3 ou 4 mois, en moyenne, pour les passations de pouvoir et la gestion par intérim après la destitution.
Une longévité nette de 6 mois (en moyenne) ne peut pas permettre aux ministres de prendre connaissance des dossiers et de vrais enjeux pour agir en connaissance de cause. Mais, le temps est compté, souvent un ministre tente de mettre en place des réformes en quelques mois, sachant d’avance que son successeur va les balayer du revers de la main.
Ces interminables remaniements ministériels démotivent aussi les centaines de hauts fonctionnaires et conseillers de l’État.
Effet-resquille. Dans le feu roulant des remaniements ministériels, le citoyen et les opérateurs économiques ne savent plus à quel saint se vouer. Ils attendent longtemps pour en savoir plus sur les nouveaux décrets et circulaires régissant les nouvelles règles et orientations de ces gouvernements qui changent et ces ministres qui roulent comme des valises sur le carrousel de l’instabilité gouvernementale. C’est pourquoi ces ministres renoncent à laisser leurs empreintes sur les politiques publiques. C’est un effet resquille qui concerne les ministres, ceux-ci se laissent emporter par les vagues de l’instabilité pour surfer sur le wait and see.
Les payeurs de taxes et les contributeurs dans les caisses sécurité sociales emboitent le pas et s’abstiennent de faire leurs devoirs : taxes, contributions sociales, impôts, etc. Ils tentent de passer par les mailles des filets, se disant demain c’est un autre jour… le prochain gouvernement sera plus clément et on aura probablement des amis qui fermeront les yeux quand ils deviennent ministres ou PDG.
Plus grave encore, l’instabilité gouvernementale fait augmenter la dette publique. Les gouvernements et les ministres pris dans le carrousel politique ne vont jamais oser demander des coupures des dépenses et des restrictions budgétaires. Ils préfèrent quémander l’aide internationale, et manigancer des prêts à hauts taux d’intérêt auprès de prêteurs internationaux. Une solution de facilité qui hypothèque les générations futures, en lui faisant payer les errements et la mal-gouvernance de leurs aînés.
Effet-rétorsion. Mais, il fallait s’y attendre, le retour de manivelle est manifeste, brandi par ces jeunes au chômage, ces milliers de docteurs et ingénieurs, très bien éduqués et ayant les vraies valeurs requises, mais victimes des politiques de recrutement de l’ère du post-2011 et dont les places au sein des administrations publiques ont été déjà attribuées injustement aux hordes de militants et amis des partis ayant gouverné pendant la période allant de 2012 à 2014.
Ces jeunes et autres écœurés par l’instabilité gouvernementale finissent par passer à l’acte pour manifester leur défiance et leur mécontentement violents. Ceux-ci bloquent les secteurs économiques vitaux (pétrole, gaz, phosphate, etc.) pour revendiquer des postes d’emploi et des revenus permanents, souvent pour des emplois fictifs, octroyés sans contrepartie en termes de présence ou de productivité. Les honorables juges, médecins, ingénieurs, enseignants jouent la même partition et demandent aussi des augmentations salariales, chacun pour soi… tant pis si l’État doit s’endetter pour défrayer la facture.
En attendant que l’État mette de l’ordre dans ses rangs, et en attendant que le carrousel politique s’arrête, investisseurs et opérateurs économiques attendent pour voir!
* Universitaire au Canada.
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