La focalisation excessive sur l’inflation envenime fortement les politiques publiques (monétaires et budgétaires) et ravive les tensions au sommet de l’État en Tunisie. Contrairement au fléau de la dette, l’enjeu de l’inflation est monté en épingle, au point de devenir une variable instrumentalisée à des fins politiques, avec tous les risques de bidouillage du thermomètre mesurant le taux d’inflation en tant que tel. Explication…
Par Moktar Lamari, Ph.D. *
Depuis septembre 2020, le FMI a recommandé à la Tunisie une politique monétaire axée sur le ciblage de l’inflation (Inflation targeting). Depuis lors, et comme par magie, le thermomètre mesurant le taux d’inflation officiel (INS) s’est figé à 4,9%, trois mois de suite. Et ce en dépit de la remise en branle de la planche à billets pour procurer immédiatement 3 milliards de dinars tunisiens (DT), requis pour boucler le Budget de l’État 2021, sur un total de 19 milliards de DT à financer par la dette (40% du budget). Anguille sous roche pour certains, doute raisonnable pour d’autres!
Le politique dans le monétaire ?
En Tunisie, les compromissions liant l’univers du politique et à celui de la finance et du monétaire n’est pas chose nouvelle, et à plus d’un titre!
D’abord, parce que la Tunisie d’aujourd’hui fait des mains et des pieds pour se rabibocher avec le FMI et décrocher un nouveau prêt, vital pour boucler le Budget 2021 ! Mais en face, le FMI boude et manifeste sa réticence, et pour cause : la Tunisie n’a pas honoré ses engagements au regard des réformes promises noir sur blanc, depuis 2016, lors de signatures des précédents prêts et évaluations (review) périodiques.
Déçu, le FMI a même annulé la dernière tranche du précédent prêt, faisant perdre à la Tunisie presque 5 milliards de DT (à un taux d’intérêt négligeable de presque 2%).Et qu’on ne se la cache pas, le FMI détient le gros bout du gâteau : c’est la Tunisie qui a besoin du FMI (financement et expertise) et pas l’inverse comme le prétendent certains experts et politiciens tunisiens néophytes sur des plateaux de télé.
Pour le gouvernement actuel, décrocher un autre prêt du FMI, c’est regagner la confiance des autres prêteurs forcément alliés et alignés sur les positions et politiques du FMI.
C’est pourquoi le gouvernement Mechichi fait tout en son pouvoir pour avoir la bénédiction du FMI et de la Banque mondiale.
Il serait prêt à sacrifier l’actuel gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Marouane El-Abassi, sur l’autel de négociations trébuchantes et incertaines avec le FMI. M. El-Abassi devient, de facto, le bouc émissaire idéal dans le contexte d’un budget d’État étranglé par le manque de financement et par les déficits grandissants. Et les rumeurs vont bon train au sein de la communauté des experts concernés, prédisant la destitution de M. El-Abassi (sans évaluation ni bilan) et la nomination d’un nouveau gouverneur plus docile, plus politique et franchement plus proche des partis politiques soutenant Hichem Mechichi.
En attendant la clémence du FMI
Un nouveau prêt du FMI signifiera une baraka céleste envoyée par le conseil d’administration du FMI à l’actuel gouvernement (et les partis de sa ceinture politique). Après seulement 5 mois au pouvoir, ce gouvernement (le 4e depuis 12 mois) est déjà très empêtré, suite à des erreurs stratégiques commises par Hichem Mechichi, un simple bureaucrate, jamais élu.
Le FMI est habitué à ce type de manœuvres et compromissions probables, en Tunisie comme ailleurs dans le monde (Chili, Argentine, Liban, etc.).
On se rappellera toujours comment Dominique Strauss-Kahn, directeur général du FMI, a bien financé et a politiquement soutenu le dictateur Ben Ali, jusqu’en 2011. Christine Lagarde, autre directrice générale du FMI, a fait de même avec feu président Béji Caid Essebsi et ses alliés (2016-2018).
Le FMI peut faire la pluie et le beau temps pour les gouvernements fragilisés, notamment ceux étranglés par le fardeau de la dette. Et c’est bien le cas de la Tunisie d’aujourd’hui!
Avec les tensions actuelles au sommet de l’État tunisien et alors que l’instabilité gouvernementale monte crescendo, le FMI devrait être plus exigeant et plus neutre, pour ne pas se mouiller, outre mesure, dans la partie de bras-de-fer qui se joue entre les pouvoirs politiques qui se disputent actuellement les pouvoirs en Tunisie.
Un nouveau prêt du FMI sauverait le gouvernement Mechichi d’une débâcle annoncée. Une position ferme et mieux adaptée à la Tunisie actuelle est souhaitée de la part du FMI. En revanche, le FMI devrait innover dans ses démarches pour impliquer la société civile et des experts indépendants des pouvoirs actuellement en dispute au sommet de l’État tunisien.
Le FMI ne doit pas pénaliser les citoyens tunisiens et il doit faire de son mieux pour aider la BCT à tenter une sortie internationale pour lever des fonds à des taux moins élevés que ceux qu’on lui propose maintenant (12-13%). Les efforts et les prêts doivent être sectoriels (et pas budgétaires) pour éviter leur détournement vers le paiement de salaires pour des emplois fictifs et des fonctionnaires fantômes au sein de la pléthorique administration tunisienne (plus de 850.000 fonctionnaires entre l’État et les sociétés d’État).
L’instrumentalisation de l’inflation
Et vous l’auriez certainement deviné, le «maintien» inchangé du taux d’inflation 3 mois de suite aide à donner l’impression au FMI (et aux agences de notation) que le ciblage de l’inflation demandé à la Tunisie est déjà en marche, et il fonctionne déjà à merveille, avec succès, puisque le taux d’inflation est sous contrôle et s’est stabilisé à moins de 5%, grâce à une politique monétaire bien implantée, efficace et «totalement indépendante» du jeu politique.
Ensuite et sur un deuxième front, grâce à cette stabilisation douteuse du taux d’inflation à 4,9%, la politique monétaire menée par la BCT peut garder un taux d’intérêt directeur (TID) exagérément élevé (6,25%), pour faire le bonheur de l’oligarchie des banques commerciales et leurs actionnaires très bien connectés aux cercles du pouvoir politique.
Inutile de rappeler que le TID en Tunisie est de 6,25%, contre seulement 1,5% au Maroc où 2% en Jordanie et où au Sénégal. Avec un TID aussi élevé, la BCT permet aux banques commerciales de facturer leurs prêts à 11% aux PME, aux consommateurs… engrangeant ainsi des bénéfices colossaux alors que la récession économique est quasiment à 2 chiffres pour 2020 (-9% à -11%).
Sans arrière-pensée, on peut se demander si les méthodes et outils de calcul du taux d´inflation adoptées au sein de l’Institut national de la statistique (INS) et du ministère du Commerce sont capables de capter dans leurs filets les turbulences de la variation des prix à la consommation. Et cela n’est pas évident : on a l’impression que le taux d’inflation annoncé récemment reste insensible à la planche à billets de la BCT et surtout aux injections massives de dinars par la BCT au profit du gouvernement.
On peut questionner la qualité de l’indicateur mesurant l’inflation si celui-ci ne capte pas correctement la fine variation des prix. Il importe de vérifier les méthodes retenues pour estimer le taux d’inflation de façon neutre, ajustée et basée sur les données probantes… et rien que sur les données probantes.
À se demander si le contexte politique extrêmement volatile au sommet de l’État ne finit pas par atteindre les institutions productrices des chiffres et des indicateurs de suivi et de monitoring de l’économie.
Ici réside le risque de l’instrumentalisation politique du taux d’inflation, et le tout pour faire d’une pierre quatre coups :
i) montrer au FMI que la politique monétaire (inflation targeting) donne des résultats probants;
ii) permettre à la BCT de maintenir son TID élevé, faisant le bonheur des banques commerciales;
iii) montrer que le gouvernement gère correctement les dépenses salariales;
iv) permettre aux syndicats d’aligner leur négociation salariale sur la base de taux d’inflation sous-estimé et bidouillé politiquement !
Le FMI et l’inflation targeting en Tunisie
Mais pour ce qui est de la nouvelle politique monétaire préconisée par le FMI pour la Tunisie, la partie ne fait que commencer. En effet, l’approche fondée sur l’inflation targeting requiert au moins cinq préalables qui peuvent être invasifs pour l’ensemble des politiques publiques en Tunisie.
Rappelons que cette nouvelle recommandation du FMI a été formulée suite à une évaluation des politiques monétaires depuis 2011 et dont les résultats sont expliqués dans un Working paper 20/167 (août 2020). Un document crucial qui est passé totalement inaperçu par les économistes et les journalistes tunisiens (y compris par l’agence Tap). Certes, ce Working paper est écrit en anglais, très économétrique…
Dans ce Working paper, les auteurs recommandent explicitement que la politique monétaire en Tunisie doive changer de fusil d’épaule, en laissant à côté les politiques ancrées sur le taux de change pour se focaliser davantage sur le ciblage de l’inflation, avec tout ce que cela comporte comme extension des pouvoirs de la BCT et passage obligé par les banques privées pour prêter au gouvernement.
La politique de l’inflation targeting a été définie par le macroéconomiste américain Frederic Mishkin (2006). Ce monétariste mondialement reconnu a détaillé les conditions essentielles de cette politique, en termes clairs et sans équivoque : «le ciblage d’inflation est une politique monétaire qui englobe cinq éléments essentiels :
(i) une annonce d’une cible d’inflation numérique précise pour le court et le moyen terme;
(ii) un engagement de l’État et de ses institutions visant à considérer la stabilité des prix comme l’objectif primordial de la politique monétaire, auquel sont subordonnés impérativement tous les autres objectifs économiques et sociaux;
(iii) une stratégie d’information au sein de laquelle plusieurs variables sont utilisées (pas uniquement les agrégats monétaires, le taux de change) pour décider de la mise en œuvre de l’instrument politique;
(iv) la hausse du degré de transparence via la communication directe des objectifs liés aux décisions monétaires au grand public;
(v) une plus grande implication et responsabilité de la Banque centrale dans la conception et le suivi des politiques économiques et budgétaires».
Dans les tensions actuelles et face à une instabilité gouvernementale grandissante, la Tunisie ne doit pas sacrifier la qualité de ses indicateurs économiques et doit éviter de les instrumentaliser pour des fins politiques, bassement partisanes ou des desseins stratégiques! La Tunisie doit aussi faire tout en son pouvoir pour soutenir le retour de l’investissement, notamment par des taux d’intérêt plus abordables et plus faciles à obtenir.
* Universitaire au Canada.
NB: Lire le Working paper du FMI, WP 20/167 (august 2020): «Tunisia Monetary Policy since the Arab Spring: The Fall of the Exchange Rate Anchor and Rise of Inflation Targeting». Le texte est accessible sur le site du FMI.
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