L’auteur, professeur d’aviculture et qui a passé la plus grande partie de sa vie professionnelle à enseigner, encadrer des thèses et faire de la recherche dans ce domaine, a écrit cet article en réponse à la distribution des poules aux femmes dans la région de Kasserine par l’Agence de coopération turque (Tika), qui avait suscité une polémique dans les réseaux sociaux et les médias.
Par Ridha Bergaoui *
Récemment, l’Agence turque de coopération et de coordination (Tika) a procédé à la distribution, au profit d’une trentaine de femmes de la région de Kasserine, d’une trentaine de poules et coqs ainsi que du matériel d’élevage et d’incubation et un petit stock d’aliment concentré.
L’idée de recourir à la poule pour la création de revenu et l’autonomisation de la femme rurale est très ancienne. La poule a un cycle de production très court, elle nécessite peu de place et de soins. En Tunisie, depuis l’indépendance, plusieurs tentatives ont été menées pour développer l’élevage fermier.
La déchéance de l’aviculture fermière
Jusqu’aux années 1970, il n’y avait que la volaille traditionnelle. Dans les régions rurales et périurbaines, la poule était élevée en liberté. Elle passait la journée à picorer et à chercher sa nourriture tout en bénéficiant parfois d’un petit complément de résidus de cuisine, de graines de céréales… La nuit elle rentre dans son petit coin dormir. Ce type d’élevage n’est pas très productif, à peine quelques œufs par mois et des poussins qui mettaient beaucoup de temps à grandir. La poule locale est de petite taille, elle est plutôt destinée à la ponte. La croissance des poulets, la conformation et la qualité de la viande laissent beaucoup à désirer. Régulièrement ces élevages étaient décimés par la pseudo-peste aviaire, une maladie virale très contagieuse et foudroyante qui tuait tout le troupeau aussi bien les grands que les petits.
Cet élevage jouait le rôle à la fois de garde-manger pour la famille, de source de trésorerie en cas de besoin et de réserve de viande si nécessaire.
Les tentatives pour développer le secteur ont toutes échoué
Après l’indépendance, des tentatives ont été menées pour améliorer la productivité de cette aviculture traditionnelle. S’agissant de petits élevages très éparpillés et difficiles d’accès, les possibilités étaient limitées. On a essayé de distribuer des coqs sélectionnés pour améliorer les potentialités génétiques du troupeau. Malheureusement le coq soit décède en raison de mauvaises conditions d’élevage, soit il est vendu soit il est carrément abattu et consommé par le bénéficiaire.
On a entrepris ensuite la vaccination des animaux pour combattre la pseudo-peste et des équipes du ministère de l’Agriculture partaient pour vacciner les troupeaux. Cette action s’est révélée peu efficace du fait d’une part de la présence d’espèces différentes dans le même troupeau (poules, dindes, canards…) et surtout la présence d’animaux d’âges différents (à la fois des adultes et des poussins).
L’envolée de l’aviculture industrielle a marginalisé l’aviculture familiale
À partir des années 1970, l’aviculture industrielle s’est bien installée. Les effectifs des animaux sélectionnés n’ont cessé de croître et le secteur industriel est devenu le principal fournisseur de viande et d’œufs. L’élevage du dindon viendra renforcer la position de l’aviculture industrielle et se substituer en partie à la viande bovine.
L’élevage traditionnel stagnait, reculaient même et était abandonné à lui-même. Les tentatives des associations et d’organismes de développement pour améliorer l’aviculture fermière ont toutes échoué et ce secteur est de plus en plus marginalisé.
L’aviculture traditionnelle est devenue même gênante et des voix commençaient à crier qu’il fallait l’exterminer du fait qu’il représentait un réservoir pour la maladie de la Newcastle et, plus tard, en 2010, la grippe aviaire H1N1, pouvant menacer les élevages intensifs.
Un nouvel essor de l’aviculture fermière
Les œufs fermiers sont bien appréciés par le consommateur surtout au mois de ramadan. Les consommateurs trouvaient qu’ils avaient plus de goût et sont meilleurs que ceux issus de l’élevage industriel. Certains ont même trouvé un commerce très lucratif en maquillant des œufs industriels; ils les mettaient dans un couffin avec de la paille au fond pour tromper l’acheteur et les vendre 2 à 3 fois plus cher.
La demande croissance en œufs fermiers a poussé certains jeunes à créer de petits élevages semi-intensifs de quelques centaines de poules. Celles-ci sont conduites au sol, nourries au concentré et bénéficient d’un programme de vaccination et de soins prophylactiques adéquats.
La production nationale annuelle de la viande de volaille est d’environ 250 000 tonnes, celle des œufs avoisine les 2 milliards. La contribution du secteur fermier est très faible soit près de 1500 tonnes de viande et 100 millions d’œufs.
Il faut souligner que la Tunisie a fait le choix de développer l’aviculture industrielle et de promouvoir la consommation de la viande blanche (poulet et dindon) et des œufs. D’autres pays surtout africains ont préféré améliorer l’élevage traditionnel, familial et villageois tout en gardant des niveaux de consommation des œufs et de la viande assez bas.
Conditions de réussite d’un élevage avicole commercial
Pour avoir une productivité élevée, il faut disposer d’un animal génétiquement performant, le nourrir convenablement et le placer dans un environnement adéquat.
Une poule performante mais rustique : la population de poules locale est très hétérogène. Elle a subi de nombreux croisements avec des races étrangères depuis la colonisation. Elle est très rustique et peu exigeante. D’une façon générale le potentiel génétique est faible. La production d’œufs reste limitée et la production de viande est très mauvaise. Les poules sélectionnées étrangères et commerciales disposent d’un haut potentiel génétique mais sont très délicates et exigeantes et risquent de ne pas s’adapter aux conditions difficiles de l’élevage fermier. Le croisement pourrait être la solution; toutefois de la recherche est nécessaire pour tester le croisement le plus intéressant aussi bien en matière de performances qu’au niveau de la résistance aux maladies et de l’adaptation aux conditions rurales surtout la résistance à la chaleur.
Une alimentation adaptée et bon marché : les aliments industriels sont composés de maïs et tourteau de soja importés. L’aliment concentré industriel est scientifiquement formulé pour satisfaire aux besoins nutritionnels de la poule. Cependant, il revient cher et n’est pas toujours accessible puisqu’il faut aller le chercher à l’usine ou chez un intermédiaire qui le vend plus cher.
L’importation des composantes de l’aliment place le pays dans une situation de dépendance par rapport aux marchés internationaux et d’autre part représente une sortie de plus en plus importante de devises. Encourager les élevages traditionnels à utiliser le concentré industriel amplifie le problème et met le petit éleveur dans une situation difficile du fait qu’il n’a pas toujours les moyens pour payer le prix des aliments, les chercher chez le commerçant et les ramener chez lui. Le développement l’élevage fermier passe par la résolution du problème fondamental de l’aliment.
Conservation et commercialisation des œufs : la commercialisation des œufs est également un aspect important. L’œuf est un produit qui peut se dégrader facilement surtout en été et s’il est stocké dans de mauvaises conditions de salubrité.
Organiser la commercialisation pour amener rapidement les œufs intacts et frais au consommateur est un défi important. Des ramasseurs existent, ceux-ci font le tour des petits éleveurs pour ramasser œufs et poulets. Leur souci étant surtout de réaliser les plus gros bénéfices.
Maîtrise de l’hygiène : pour représenter une source de revenu, l’élevage avicole doit compter un effectif important d’animaux avec une productivité élevée. En aviculture, un effectif important pose toutefois des difficultés du fait que plus l’effectif est important et plus les problèmes sanitaires augmentent. En effet, les maladies aviaires virales sont très graves et très contagieuses. La maladie de la peste aviaire (ou maladie de Newcastle) est fréquente et particulièrement mortelle. Le respect strict des règles d’hygiène en aviculture est primordial (vaccination et prophylaxie sanitaire préventive).
Stratégie pour le développement de l’élevage fermier
Développer l’élevage familial nécessite une stratégie touchant tous les aspects de la production et de la commercialisation.
La formation, la sensibilisation et l’éducation des bénéficiaires sont nécessaires tout le long du projet afin d’asseoir une filière durable.
La recherche doit contribuer à trouver les réponses aux difficultés des éleveurs et surtout l’alimentation et de la conduite des troupeaux.
Les organismes d’encadrement des agriculteurs au niveau régional doivent être systématiquement impliqués (CRDA et CTV, OEP et Offices de développements, syndicats, UTSS, ONGs…). Leur intervention doit être coordonnée et organisée afin d’éviter le double emploi, les contradictions…
L’organisation des éleveurs en association, coopérative… permettrait de surmonter des difficultés d’approvisionnement (aliments, formation, conseils…) et de commercialisation.
L’absence de moyens financiers chez les petits éleveurs et l’impossibilité d’accès au crédit pose de nombreuses difficultés aux petits éleveurs. L’organisation des éleveurs permettrait de leur accorder des avances et des crédits pour le bon fonctionnement de l’élevage.
Il serait possible de penser à un label protégé du genre «œufs fermiers». Varier la production et lancer l’élevage des espèces secondaires (comme le canard, la pintade ou la caille) qui n’intéressent pas le secteur industriel et peuvent intéresser le consommateur surtout comme espèces festives.
Conclusion
En Tunisie, de nombreuses interventions pour développer l’aviculture fermière ont jusqu’ici échoué. Ces actions ponctuelles n’étaient pas bien structurées, n’intéressaient pas vraiment les bénéficiaires et les technologies employées n’étaient pas adaptées ni à leur portée.
Du fait de l’intérêt que porte le consommateur aux œufs et poulets fermiers (ou «ârbi»), la relance de cet élevage et la création de sources de revenu en milieu rural est possible. Toutefois ceci suppose toute une stratégie de développement avec des actions bien structurées visant la mise en place et l’encadrement des éleveurs.
Le soutien politique est décisif. Le secteur intéresse en premier la femme rurale, son développement permet de créer une dynamique et de lutter contre la pauvreté dans les zones défavorisées. Des moyens humains et matériels sont nécessaires pour asseoir une telle filière d’une façon rentable et durable.
* Professeur universitaire.
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