Alors que le régime économique de la Tunisie est en pleins bouleversements depuis la révolution de 2011, la population des régions périphériques, longtemps délaissée par le pouvoir central, ne supporte plus de voir les ressources naturelles du pays exploitées au profit exclusif de la capitale et des régions côtières de Sousse, Monastir et Sfax. La révolte du pain en janvier 1984 aurait dû servir de signal d’alarme mais il n’en fut rien.
Par Francis Ghilès *
Après la chute de Ben Ali, le makhzen tunisien n’a pas eu la lucidité de regarder la réalité économique et sociale en face. Ses tentatives d’exploiter le bled siba, le bled de la dissidence, sont en train de tourner court. La périphérie est en passe de prendre une revanche historique.**
Les régions périphériques de la Tunisie sont riches en ressources, mais pauvres en revenus et capitaux. Les 11 gouvernorats de cette périphérie occupent 70% du territoire tunisien, comptent 30% de la population et fournissent à la côte et à Tunis 100% des ressources en phosphates, 70% des ressources en eau et en blé dur, plus de la moitié des ressources en gaz et en pétrole et 80% de la main-d’œuvre migrante. Le revenu n’y atteint pourtant qu’un tiers de la moyenne nationale. Le manque d’accumulation de capital sous l’effet combiné de la faiblesse des revenus, de la fuite des élites et des capitaux locaux a engendré un sentiment d’iniquité qui est à l’origine de la révolution de 2011.
Une lame de fonds qui surgit des profondeurs de la périphérie
Les rapports entre le bled makhzen et le bled siba ont été bien décrits par l’historien du XIVe siècle Ibn Khadoun. Le siba occupera-t-il un jour le makhzen ? L’histoire le dira. Ce qui est certain c’est que l’exercice d’une démocratie calquée sur le modèle occidental ne résoudra sans doute pas le défi majeur qui confronte la Tunisie d’aujourd’hui. L’ancien président de la Société des phosphates de Gafsa (SPG) et du Groupe chimique tunisien (GCT), Kais Daly, est un analyste averti de la vigueur et de l’extension croissante de cette contestation. Tant que les dirigeants tunisiens persistent à ignorer cette réalité, ils se condamnent à l’impuissance. Les félicitations que des ONG et gouvernements occidentaux décernent à la Tunisie pèsent peu quand ils sont confrontés à la lame de fonds qui surgit des profondeurs de la périphérie.
La contrebande traditionnelle avec la Libye qui permettait à de nombreuses familles de Médenine et Tataouine de survivre va croissant depuis le tournant du siècle. C’est la première étape, peu remarquée alors, de la révolte. La deuxième, l’intifada du bassin minier de Gafsa en 2008 sonne l’heure de la désobéissance civile mais ne semble pas émouvoir autrement les experts de la Banque mondiale, de l’Union Européenne et du Forum de Davos qui continuent à ériger le développement économique tunisien en modèle pour l’Afrique et le Moyen-Orient. La troisième étape de la révolte voit le transfert de richesses de la périphérie vers le centre diminuer de moitié depuis 2011. Gafsa et Tataouine revendiquent aussi leur quote-part de revenus des ressources en énergie et phosphates. L’extension de la zone de contrebande s’élargit pour englober Gabes et Kairouan.
L’extension continuelle du champ géographique de la contrebande encourage l’évasion des produits agroalimentaires vers la Libye et l’Algérie et l’entrée de produits concurrents moins coûteux que les produits locaux, forçant de nombreuses usines à fermer leurs portes.
L’économie informelle devenue une stratégie de survie de millions de Tunisiens
L’économie souterraine de contrebande est devenue la stratégie micro-économique de survie de millions de tunisiens. Le secteur informel, qui ne paie pas d’impôts, prend une ampleur accrue.
S’ajoute à ces problèmes qui privent le fisc de revenus importants, l’inflation inédite du nombre de fonctionnaires et d’employés du secteur public, l’effondrement de l’investissement public et la fuite accélérée des capitaux, pour ne pas parler du doublement de la dette de l’État. Les clignotants économiques et financiers sont tous au rouge et pointent dans une seule direction, le rééchelonnement de la dette et la dévaluation du Dinar Tunisien.
Les conséquences de la constitution, endossée par l’Assemblée des représentant du peuple (ARP) en 2014 et qui n’est ni présidentielle ni parlementaire, sont un conflit permanent entre la présidence de l’État et celle du gouvernement alors que l’ARP est devenue le carrefour des intérêts de députés et de partis qui n’articulent ni idéologie ni intérêt économiques et sociaux de classe.
Prévalence de «la pensée magique» sur les enjeux de politique économique
La politique en Tunisie est totalement déconnectée de la réalité du pays. Le grand problème reste le rythme de prise de conscience des Tunisiens de ce que signifie réellement la politique : le choix de trajectoires futures. Le vote se fait par réaction : sanction, plus souvent intrusion comme celle de la jeunesse lors de l’élection de Kais Saied à la présidence il y a dix-huit mois. D’où la prévalence de ce que Kais Daly appelle «la pensée magique» sur les grands enjeux de politique économique.
La démocratie a mis des générations pour être bâtie en Europe, y compris en France et au Royaume Uni. Il faut espérer qu’en Tunisie, l’histoire puisse accélérer son cours.
* Chercheur associé au Cidob, à Barcelone, ancien correspondant du Financial Times et contributeur à la BBC, France 24 et Al Jazeera.
Article tiré d’un podcast de l’auteur diffusé le 19 mars 2021.
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