Le retour de la délégation tunisienne de sa mission auprès du Fonds monétaire international (FMI) a donné l’occasion, la semaine dernière, en séance plénière à l’Assemblé des représentants du peuple (ARP), à des députés de certains partis politiques de faire étalage de leurs connaissances en économie. Et ça ne volait pas vraiment très haut… Ce qui explique en partie les piètres performances économiques de notre pays au cours des dix dernières années.
Par Raouf Chatty *
Le ministre de l’Economie, des Finances et de l’Investissement, Ali Kooli, et le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT), Marouane El-Abassi, ont du faire preuve de beaucoup de sang froid pour écouter des interventions qui s’étaient voulues très critiques. Personne ne voulait rater ce rendez-vous majeur pour pleurer devant les caméras de télévision le sort de l’économie tunisienne et l’état des comptes publics, versant dans des diatribes souvent excessives et populistes à souhait.
Tout le monde est responsable de la crise où nous sommes
Ces chers députés, qui se sont payé une bonne conscience à bon compte, oublient trop vite que ce sont les partis dont ils sont issus qui ont contribué au désastre général où se trouve aujourd’hui le pays, et que le chef du gouvernement n’a pas de bâton magique pour changer en quelques mois le bilan catastrophique dont il a hérité depuis sa nomination à son poste il y a moins d’un an.
De hauts responsables de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) avaient eux aussi, bien avant la réunion, multiplié dans les médias les critiques contre le gouvernement, lui reprochant de n’avoir pas associé la centrale syndicale à la rédaction du projet de plan de réformes soumis aux autorités du FMI pour accompagner la demande de prêt de 4 milliards de dollars (11 milliards de dinars tunisiens). Eux aussi ont tendance à oublier vite leur contribution substantielle à la situation désastreuse actuelle du pays, en exigeant des hausses salariales quasi annuelles et en conduisant d’incessants mouvements sociaux qui ont mis à mal la machine de production…
Sachant les réformes nécessaires et donc inévitables et le prêt du FMI indispensable pour la survie de l’économie nationale, les représentants du peuple auraient dû interroger le gouvernement sur les questions qui lui ont été posées à Washington, sur les attentes du Fonds, sur la manière dont il entend mener à terme les réformes et sur les mesures qu’il envisage de mettre en pratique pour faire en sorte que celles-ci aient le moins possible de répercussions négatives sur le budget des ménages, sur les entreprises publiques concernées, sur la santé des entreprises privées, sur les agents publics qui seront visés par le dégraissement de la fonction publique… Ils auraient du également s’interroger sur l’aide que pourrait apporter le parlement au gouvernement pour aider la Tunisie à réussir les réformes projetées.
Habitués à ce genre d’exercice, le représentant du gouvernement comme le président de l’institut d’émission se sont attardés sur le caractère impératif des réformes mettant l’accent de façon directe, chiffres à l’appui, sur la situation dramatique de l’économie et sur les efforts que le gouvernement déploie pour faire aboutir lesdites réformes. Ils ont, en termes feutrés, retourné leurs critiques aux députés leur signifiant avec doigté que le parlement est partie prenante de l’état extrêmement difficile dans lequel se retrouve aujourd’hui la nation.
Passé ce «grand oral», la question se pose maintenant de savoir si le gouvernement actuel, dans l’état actuel de la crise institutionnelle et politique endémique que vit le pays, est réellement en mesure de continuer à travailler sérieusement sur le dossier des réformes et d’en commencer la mise en œuvre. Car le doute à ce sujet est permis, et pour cause…
Un gouvernement sous haute pression
Menacé dans son existence même, en rupture de contact avec le président de la république depuis plusieurs mois, fragile et précaire, assailli par des tas de problèmes, accaparé par un quotidien alourdi par une guerre permanente contre la pandémie du coronavirus, qui a tué à ce jour plus de 12 000 personnes, harcelé par la rue, les grèves et les médias, le gouvernement ne sait plus où donner de la têt. Il est de plus en plus visé par des tentatives de déstabilisation émanant de sa ceinture politique qui jusqu’ici lui a apporté son soutien… Il n’est pas non plus épargné par la centrale syndicale qui ne cesse de souffler le chaud et le froid sur les réformes à mettre en place. Une telle situation affaiblit sérieusement le dossier de financement du plan de réformes présenté, presque à reculons, au FMI.
Quoi qu’il en soit, ce gouvernement ou celui qui va lui succéder est dans l’obligation de s’atteler sérieusement aux réformes, une urgence majeure aujourd’hui pour sauver l’économie nationale de l’effondrement et répondre aux attentes de la nation… Pour lui comme pour le pays, l’enjeu est multiple et le temps est compté : il doit mettre en œuvre des réformes économiquement efficaces, à faire en sorte qu’elles soient justes, équitables et équilibrées, à les faire accepter par la société, à épargner au pays les réactions qui pourraient être violentes, à anticiper les conflits et à les gérer, à identifier les mesures d’accompagnement à prendre et à mettre les politiques appropriées pour faire partager le fardeau financier, social et psychique de ces réformes douloureuses par toutes les classes de la société.
Dans l’état actuel des choses, avec une économie empêtrée dans la récession, un peuple fatigué, appauvri, mais surexcité et tendu, bravant à tout va le gouvernement, et devenu en dix ans coutumier des grognes, des réclamations et des protestations à n’en plus finir, se pose également la question de savoir comment le gouvernement va-t-il se comporter pour lui faire accepter des sacrifices qui vont toucher son quotidien. Cette question est fondamentale et nécessite une réflexion approfondie de la part du gouvernement et de ses partenaires politiques et sociaux essentiels.
Qu’il s’agisse de la réduction de la masse salariale, du dégraissement des effectifs de la fonction publique, de l’affectation des subventions de manière directe aux nécessiteux, de la réforme fiscale, de la création d’une agence de recouvrement des impôts impayés, de la réforme des entreprises publiques, tous ces sujets sont majeurs et nécessitent une réflexion approfondie des pouvoirs publics, en coordination étroite avec leurs partenaires essentiels, les experts et la société civile.
Aucune de ces parties – à commencer par l’Assemblée – n’a le droit de se dérober à ses responsabilités ou de prendre ces questions à la légère, sous peine de voir les réformes se heurter à de fortes résistances et tenues en échec.
Les enjeux et les intérêts sont grands, d’où l’urgence de plancher sur ces questions, dossier par dossier, pour aboutir à des solutions consensuelles, réalisables, justes et équitables qui tiennent compte beaucoup plus des intérêts de la nation dans sa totalité que des intérêts des particuliers et des corporations, qui commencent déjà à faire entendre leur musique. Car ces réformes vont sur le moyen terme transformer profondément le tissu économique et social du pays.
La pédagogie fait pour l’heure défaut
Le gouvernement doit dès maintenant avoir à l’esprit que le succès de ces réformes est largement tributaire de sa façon de les faire passer. Il ne lui suffit pas de se contenter d’appeler de ses vœux ce qu’il a pris coutume d’appeler «la conscience populaire et la solidarité sociale». Car les masses populaires, une fois directement touchées dans leur quotidien et leurs intérêts, ne manqueront pas de réagir. Le gouvernement aura alors face à lui des résistances à vaincre, des habitudes ancrés à changer, et des comportements à rectifier.
Le gouvernement a surtout besoin d’une pédagogie pour toutes ses réformes, or celle-ci fait pour l’heure défaut. Il doit compter avec l’état d’esprit général qui règne dans le pays, façonné par les medias et les réseaux sociaux. Les gens sont exaspérés par les abus, les dérapages, les dépassements de toutes natures rapportés dans les médias et les réseaux sociaux. Ils estiment que les pouvoirs publics doivent au préalable être regardants sur la gestion des deniers publics, sur les fonds spoliés, sur les impôts non payés, sur la corruption, le népotisme, la contrebande, l’économie parallèle, les nouveaux riches…
Bref, le gouvernement doit s’y prendre avec beaucoup de pincettes car beaucoup de gens considèrent à juste titre qu’il n’y a pas de raisons pour que le peuple paye les fautes commises par la nouvelle nomenklatura aux commandes depuis dix ans. Il doit, en coopération avec ses principaux partenaires, s’atteler aussi à favoriser chez le peuple la culture de la solidarité, de l’austérité, et du partage des charges. La centrale syndicale et la société civile doivent l’y aider, et non se mettre eux aussi à hurler au loup. Bref, il s’agit de former des citoyens capables de se prendre économiquement en charge et d’en finir avec la mentalité d’assisté consistant à tout demander de l’Etat, ici et maintenant. C’est une tâche qui s’inscrit dans la durée, certes difficile, mais indispensable.
Toutefois, le gouvernement doit faire attention aux symboles et y aller sans précipitation. La majoration récente des prix de l’eau publiée au Journal officiel a suscité de vives réactions sur les réseaux sociaux. L’eau et le pain sont des symboles qu’il faudra savoir gérer avec doigté. Il faut avoir présent à l’esprit le soulèvement du pain en janvier 1984 en Tunisie et les expériences malheureuses dans d’autres pays en développement. Sommes-nous à l’abri de tels événements? Raison de plus pour anticiper.
Le peuple étant aux aguets, la mise en œuvre des réformes doit s’accompagner par un combat effectif contre la corruption, le marché noir et la contrebande.
Un intérêt particulier doit être accordé aux répercussions sociales des réformes sur la vie quotidienne des gens et sur les mesures que le gouvernement se doit de mettre en place pour cibler les personnes et les familles qui vont bénéficier des aides ou des subventions pécuniaires pour faire face à la cherté de la vie, tout comme celles et ceux qui appartiennent à la classe moyenne et qui pourraient être les grandes victimes des réformes envisagées.
Bref, un travail de titan est attendu du gouvernement, de ses partenaires essentiels, comme de toutes les classes sociales pour réussir cette transition économique indispensable pour permettre à la Tunisie de stopper la dégringolade et de retrouver sa place parmi les pays émergents, place qu’il n’a pas su malheureusement conserver. Il nous incombe aujourd’hui à tous de renverser la vapeur…
A bon entendeur…
* Ancien ambassadeur.
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