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Les dessous dégoûtants du limogeage du magistrat Imed Boukhris

Par sa brutalité, le limogeage surprise du magistrat Imed Boukhris, président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc), dix mois à peine après sa nomination, prouve s’il en est encore besoin, que le chef du gouvernement Hichem Mechichi, dans sa fuite en avant dans la défense des intérêts de ses «employeurs», n’hésite désormais devant aucune énormité. Décryptage…

Par Ridha Kefi

Le fait que le président de la république, Kaïs Saïed, ait reçu le magistrat réputé pour son sérieux et son intégrité, hier soir, lundi 7 juin 2021, au palais de Carthage, quelques heures seulement après l’annonce de son limogeage, prouve que cette décision est éminemment politique et qu’elle vise à arrêter les investigations en cours au sujet de certains piliers du système politico-économique en place en Tunisie depuis 2011, enterrer ensuite les dossiers constitués entre-temps, dont certains concernent des ministres récemment nommés par M. Mechichi, et empêcher que ces dossiers atterrissent sur les bureaux des juges d’instruction du Pôle judiciaire et financier.

Les éternels gagnants et les toujours perdants

Quand on parle de «système politico-économique en place en Tunisie depuis 2011», on désigne, bien entendu, le parti islamiste Ennahdha, qui domine ce système et le manipule, ses alliés directs (avoués), Qalb Tounes et Al-Karama, et ses alliés indirects (inavoués) au sein de la famille dite libérale progressiste (Nidaa, Tahya, Afek, etc.), dont beaucoup de membres défendent les intérêts des lobbys économiques ayant mis à sac le pays, le réduisant aujourd’hui au statut d’Etat quasi failli.

Le communiqué officiel publié par la présidence de la république à l’issue de la rencontre Saïed-Boukhris est on ne peut plus clair à ce sujet, en précisant que l’ex-président de l’Inlucc a fait part au chef de l’État des difficultés qu’il a rencontrées dans l’exercice de sa mission et des motifs réels qui ont conduit à son limogeage, laissant ainsi entendre que les enquêtes diligentées par le magistrat étaient entravées par le chef du gouvernement.

Par ailleurs, la personnalité du magistrat choisi pour prendre la tête de l’Inlucc, Imed Ben Taleb, et ce qui se colporte à son sujet depuis hier soir sur les réseaux sociaux, renforce les doutes entourant cette manœuvre dont le principal but semble être de prendre définitivement le contrôle de l’Inlucc et de la transformer en une simple officine au service du gouvernement. C’est-à-dire que M. Mechichi et ses «employeurs» voudraient faire de cette instance, selon les besoins, une blanchisseuse pour tous les corrompus du sérail ou une chambre d’accusation dirigée contre des adversaires politiques.

Par ailleurs, le fait qu’Imed Ben Taleb soit le beau-frère de Walid Dhahbi, ministre de l’Intérieur proposé et actuel secrétaire du gouvernement, comme l’a rappelé, hier soir, l’organisation I Watch, dans un communiqué, confirme cette volonté du gouvernement de prendre le contrôle de l’instance et de la mettre au service de… toute la bande.

L’Etat profond se recycle mais ne meurt jamais

Cette dernière péripétie s’ajoute à toutes celles qui, depuis la nomination de M. Mechichi, et même avant, alimentent la crise politique dans le pays. À y regarder de plus près, cette crise oppose, de plus en plus clairement, un système pourri et qui cherche par tous les moyens de préserver les intérêts de ses membres, de leur éviter les poursuites judiciaires et de leur permettre de continuer à piller le pays en toute tranquillité, en soudoyant partis politiques, les hauts responsables de l’Etat, les magistrats et autres médias.

À l’opposé, on trouve, à défaut d’une véritable force de changement, des électrons libres, des hommes et des femmes patriotes et intègres, qui croient sincèrement qu’il n’y aura ni démocratie, ni justice, ni prospérité économique si on n’arrive pas à extirper du pays l’hydre de la corruption.

Dans cette configuration politique, où il n’y a ni gauche ni droite, ni conservateur ni progressiste («tous les mêmes» dirait le petit peuple), le président de la république Kaïs Saïed incarne cette seconde Tunisie : frustrée, révoltée et impuissante, et le chef du gouvernement Hichem Mechichi, la première, cette Tunisie immuable, où tout bouge pour que rien ne change, un pays pris en otage par des lobbys d’intérêts, toujours les mêmes depuis Hannibal ou peut-être bien avant, malgré la succession des dynasties, des régimes et des hommes qui les incarnent.

Enarque, ayant fait toute sa carrière dans l’administration publique, un parfait rond de cuir en somme, ennuyeux, plat et gris, Hichem Mechichi est la personnalisation même de cet Etat profond, qui de Bourguiba, à Ben Ali, puis à Ghannouchi, c’est-à-dire du PSD, au RCD, puis à Ennahdha, a toujours su se rendre indispensable et, malgré les émeutes, les révoltes et les révolutions, s’est maintenu au centre du jeu, distribuant les pouvoirs et les privilèges, et se payant au passage sur la bête, et la bête, vous l’avez compris, c’est moi, toi et nous tous, les contribuables, toujours exploités et martyrisés.

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