Mohamed Abbou, l’un des plus jeunes retraités de la scène politique tunisienne, qu’il a quittée, écœuré voire dégoûté, à l’âge de 55 ans, est sans doute l’un des politiciens les plus sérieux, les plus intègres, les plus patriotes et les plus sincèrement impliqués dans la lutte contre la corruption. C’est, d’ailleurs, ce qui l’a empêché de durer dans tous les postes politiques qu’il a occupés. Et qui en fait, aujourd’hui, une sorte d’électron libre, de franc-tireur et d’empêcheur de tourner en rond, dont les positions, souvent intransigeantes et sans concession, font grincer beaucoup de dents, y compris dans son propre entourage.
Par Ridha Kéfi
Mohamed Abbou, souvenons-nous, a été ministre chargé de la Réforme administrative dans le gouvernement Hamadi Jebali du 24 décembre 2011 au 30 juin 2012, soit pendant 6 mois et 6 jours, et il a dû démissionner parce qu’on ne lui a pas donné les moyens de mettre en route une véritable politique d’assainissement de la fonction publique, gangrenée par la corruption et la mal-gouvernance, principal frein au développement du pays et pilier des régimes autoritaires successifs l’ayant dominé pendant 60 ans et que la révolution de janvier 2011 était censée réformer.
Les Nahdhaouis, véritables héritiers du système de corruption
C’est au cours de cette première expérience du pouvoir que l’avocat condamné à la prison sous le règne de Ben Ali a compris que le nouveau pouvoir islamiste, incarné par Ennahdha, n’a aucune volonté de faire évoluer le pays vers plus de démocratie, de transparence et de bonne gouvernance, mais qu’au contraire, il a cherché, dès le début, à hériter du système de corruption pour le maintenir en place et en profiter lui-même. C’est d’ailleurs à cette année 2012 que remontent les premiers ralliements de certaines figures de l’ancien régime à Rached Ghannouchi et à ses Frères musulmans qui avaient désormais le vent en poupe.
La seconde expérience gouvernementale de Mohamed Abbou ne sera pas plus heureuse. Nommé, le 27 février 2020, ministre d’État chargé de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption dans le gouvernement Elyès Fakhfakh, il restera en poste jusqu’à la démission de ce dernier, le 2 septembre de la même année, soit 6 mois et 6 jours après sa nomination, sous les coups de boutoir répétés d’Ennahdha et de ses alliés, Qalb Tounes et Al-Karama.
La chute du gouvernement Fakhfakh a été la conséquence logique de l’esprit d’indépendance que ce dernier a montré vis-à-vis des partis de la coalition gouvernementale et notamment vis-à-vis d’Ennahdha, dont les dirigeants n’ont pas apprécié, c’est un euphémisme, le refus du chef de gouvernement de procéder aux nominations qu’ils cherchaient à lui imposer et, surtout, la complicité qu’il montrait avec son super-ministre chargé de la Fonction publique, de la Gouvernance et de la Lutte contre la corruption, Mohamed Abbou en l’occurrence, qui commençait à instruire des dossiers où sont impliqués des membres importants de la galaxie islamiste, et de leurs alliés (et obligés) de la sphère dite libérale et progressiste.
Une vision désabusée et désespérante de la politique
De cette seconde expérience malheureuse de gouvernement, qui lui a permis de mieux se familiariser avec les arcanes du pouvoir dans ses différentes strates et composantes (l’administration, la justice, les partis, les lobbys d’intérêt, les affairistes, les médias…), le secrétaire général démissionnaire du Courant démocrate ou Attayar gardera un goût amer et, surtout, une vision désabusée, désespérée et désespérante de la politique, devenue une véritable foire d’empoigne où les hommes et les femmes intègres n’ont pas de place, car dès qu’ils laissent transparaître leur volonté réformiste, ils sont aussitôt traqués, combattus et mis hors circuit.
Malgré sa brièveté, cette seconde expérience a permis aussi à Mohamed Abbou de prendre conscience de trois ou quatre vérités qui définissent la scène politique en Tunisie et sont la cause profonde de son arriération et de son incapacité à s’assainir, à se réformer et à se démocratiser, les élections n’étant, au final, qu’une comédie qui permet au système de changer sans cesse d’emballage et de perdurer, les électeurs étant souvent ignorants, naïfs, stupides, mal informés, trompés ou carrément manipulés par des médias complices sinon carrément aux ordres.
Parmi ces vérités qu’Abbou ne cesse de marteler dans ses interventions médiatiques, c’est qu’on ne parviendra pas à améliorer la situation générale en Tunisie et à la sortir de l’ornière de la crise où elle s’enfonce chaque jour un peu plus si on ne combat pas réellement la corruption et si on ne vient pas à bout de cet hydre qui la mine profondément et affecte pratiquement toutes institutions de l’Etat et les composantes de la société.
Or, manque de pot, pour combattre la corruption, on a besoin d’une justice réellement indépendante et de juges intègres et courageux. Et c’est ce qui manque terriblement aujourd’hui en Tunisie dont les magistrats, s’ils ne sont pas directement soudoyés par les partis, préfèrent ne pas toucher aux dossiers impliquant tel ou tel acteur politique ou homme d’affaires influent, de crainte de voir leur carrière buter contre des obstacles insurmontables. Il faut dire aussi que beaucoup parmi ces magistrats avaient loué leurs services à l’ancienne dictature et, ce faisant, ils ont pour ainsi dire développé une sorte de propension à chercher à servir ceux qui ont le vent en poupe.
Les gens intègres sont les bêtes noirs d’Ennahdha
Ceux qui ont, aujourd’hui, le vent en poupe, ce sont, on le sait, les islamistes d’Ennahdha et Mohamed Abbou, qui les a côtoyés dans les coulisses même du pouvoir et les a vus à la manœuvre, ne les tient pas en haute estime. Au contraire, selon lui, Rached Ghannouchi et ses proches collaborateurs incarnent le système de corruption, de népotisme et de clientélisme en place dans le pays depuis 2011 et ce sont eux qui font obstacle à toute tentative pour assainir l’administration, réformer le système politique (constitution, loi électorale, loi sur les partis, etc.) et améliorer l’environnement des affaires en y instaurant davantage de transparence. C’est, d’ailleurs, ce qui explique la peur bleue que leur inspire toute personne qui refuse toute forme de compromis et montre un tant soit peu sa détermination à lutter contre la corruption, à l’instar du président de la république Kaïs Saïed, pour ne citer que celui qui a droit, depuis son accession au pouvoir, à toutes les vilenies de la part des islamistes, qui en font leur bête noire, pour ne pas dire l’homme à abattre.
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