La crise politique et économique en Tunisie a été aggravée par la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19 qui connaît actuellement une forte recrudescence dans le pays, en raison des incohérences de la gestion gouvernementale. La situation est, de l’avis de tous les observateurs, catastrophique et une nouvelle explosion sociale est à craindre, dont la principale cible sera, à n’en pas doute, le parti islamiste Ennahdha et ses alliés au pouvoir, qui sont les principaux responsables de cette descente en enfer d’un peuple réfractaire dont l’accession à un régime soi-disant démocratique s’est rapidement transformée en une montée de l’anarchie et de la pauvreté.
Par Raouf Chatty *
Lorsqu’il s’immola par le feu devant le siège de la Commune de Sidi Bouzid, au centre de la Tunisie, le 17 décembre 2010, dans un geste de désespoir et de défi à une administration sourde aux malheurs des petites gens, le jeune vendeur ambulant Mohamed Bouazizi n’avait pas imaginé un seul instant qu’il allait passer à la postérité comme le symbole de l’effondrement d’un régime autocratique à bout de souffle, celui de Zine El-Abidine Ben Ali, et son geste comme le déclencheur d’un tsunami socio-politique, en Tunisie et dans le monde arabe, qui allait chambouler toutes les données géostratégiques, ouvrant, dans cette région du monde, une nouvelle ère où coexistent la liberté le plus chaotique et la dictature la plus inébranlable…
De la liberté au chaos
En Tunisie, cette ère de liberté déchaînée s’est rapidement transformée, l’opportunisme de plusieurs parties aidant, en une démocratie chaotique gouvernée de fait par la rue dans un contexte marqué par la multiplicité des centres du pouvoir, le nivellement par le bas, l’affaissement de l’autorité de l’Etat et la domination progressive de l’horizontalité, de l’amateurisme et de l’incompétence des nouvelles équipes aux commandes, aggravés par leurs luttes quotidiennes pour se maintenir au pouvoir ou pour y accéder. Résultat des courses, la situation contre laquelle le peuple s’était révolté en 2011 s’est aggravée à tous les niveaux et les équilibres (ou déséquilibres) socio-politiques construits depuis les années soixante dans le pays se sont même consolidés.
La mort brutale d’une seule personne, Bouazizi, suivie de plusieurs autres au lendemain du14 janvier 2011, avait, en son temps, déclenché, en Tunisie, le déclic majeur pour un interminable processus de désobéissance chez un peuple maintenu en laisse durant plusieurs décennies… Ce processus s’est accompagné d’une sorte de banalisation de la violence et de la mort, aggravée par l’avènement du terrorisme qui a fait, en une décennie, des centaines de morts parmi les militaires et les civils.
C’est cette accoutumance progressive à la violence, à la médiocrité, à l’anarchie, au laisser-aller, à la défiance de l’Etat, au désespoir partagé voire à la mort qui a fait que le peuple, fatigué par la lutte quotidienne pour la survie, ignore désormais le discours de l’autorité publique et reste réfractaire à ses recommandations sanitaires et sécuritaires concernant la pandémie du Covid-19, conduisant à la situation épidémiologique catastrophique actuelle, qui vaut à la Tunisie d’être classée sur une liste rouge par plusieurs pays.
Pis, aussi bizarre que cela puisse paraître, le chiffre faramineux de 16 000 morts du Covid-19 enregistrés à ce jour ne semble pas déranger outre mesure ni les pouvoirs publics (qui, faute de moyens, semble miser sur l’immunité du troupeau) ni les larges franges de la population qui, fatiguées, ne veulent plus des restrictions du confinement, d’autant qu’elles n’ont pas les moyens de faire face à ses exigences.
Le mouvement islamiste Ennahdha, au pouvoir depuis dix ans et qui a conduit le pays au chaos actuel, ne semble pas dérangé outre mesure, lui non plus, par cette hécatombe qui a conduit à l’effondrement du système hospitalier public.
Les mauvais calculs du parti Ennahdha
Dans un pays dont les comptes publics sont en piteux état et où le gouvernement fait des appels du pied à la communauté internationale pour qu’elle vienne au chevet d’un pays ravagé par la pandémie, Ennahdha, qui se réclame des nobles valeurs de l’islam, trouve le moyen de harceler le gouvernement pour mobiliser quelque 3 milliards de dinars à verser, en guise de compensations, pour 29 950 de ses membres et le somme de répondre à sa demande pressante au plus tard le 25 juillet 2021, date de célébration de la fête de la république.
Les islamistes ne peuvent-ils pas être plus solidaires avec le peuple quand les gens continuent de mourir par centaines du Covid-19 dans des hôpitaux délabrés et dépourvus de moyens et quand le gouvernement, en dépit de ses déboires dans la gestion de ce dossier, fait de son mieux pour se rattraper dans cette guerre contre la pandémie ?
Incohérence, égoïsme, cynisme, clientélisme… Ce mouvement ne craint pas de cumuler tous les défauts. Alors qu’il n’a cessé depuis des mois de réclamer le maintien en place du gouvernement Hichem Mechichi au nom de la stabilité, il en réclame aujourd’hui le remplacement par un «gouvernement politique» pour «relever les multiples défis sanitaires, économiques et politiques dans le pays, en particulier celui posé par la pandémie Covid-19» , disent les dirigeants islamistes. Qu’est-ce qui les a empêchés jusque-là de relever ces défis, qui ne datent pas d’aujourd’hui ? Ou cherchent-ils à se défausser de leurs responsabilités dans la situation catastrophique actuelle dans le pays sur celui qui fut, depuis sa nomination, leur serviteur zélé voire leur marionnette ?
Ennahdha sait pourtant que le gouvernement, en dépit de ses graves lacunes, est en guerre contre la pandémie et qu’il ne sert à rien de changer l’équipage d’un navire en pleine tempête. Ce n’est visiblement pas une meilleure gestion de la pandémie que ses dirigeants cherchent. Ils cherchent plutôt à mélanger de nouveaux les cartes, à faire diversion et à manœuvrer pour placer leurs hommes à tous les hauts postes de l’Etat. Mechichi a beaucoup fait à cet égard, mais pas assez à leurs yeux.
La patience du peuple a ses limites
La coalition au pouvoir, en particulier le parti islamiste et ses alliés, Qalb Tounes et Al-Karama, assument une grande responsabilité dans la situation catastrophique actuelle en Tunisie et ne pourront honnêtement pas s’y dérober. Le chef du gouvernement dont ils réclament aujourd’hui le départ a toujours leur zélé serviteur et ils ne peuvent pas lui faire porter seul le chapeau.
Maintenant que l’hécatombe est là, que la situation sanitaire risque d’empirer et que tous les paramètres économiques sont au rouge, la classe politique dans son ensemble, et plus particulièrement le parti islamiste doivent avoir la sagesse de se raviser tant qu’il est encore temps, car l’histoire de la Tunisie a toujours démontré que la patience du peuple a ses limites et que ce dernier ne manquera pas de réagir, le moment venu, et de régler leurs comptes à ses gouvernants en provoquant un nouveau tsunami qui risque d’être plus ravageur que les précédents et de balayer tout sur son passage. Et c’est le parti islamiste et ses alliés qui, on l’imagine, en payeront le prix le plus fort.
A bon entendeur…
* Ancien ambassadeur.
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