Dans son appel téléphonique au président Kais Saied, le secrétaire d’État américain Anthony Blinken avait fait part des inquiétudes de son gouvernement concernant le caractère démocratique de l’Etat tunisien. Par la suite, l’auteur a adressé une proposition à Nadia Akacha, directrice du cabinet du président Kaïs Saïed, pour lui faire part de sa vision des moyens pour parvenir à une stabilité durable en Tunisie, tout en prenant en compte à la fois la préoccupation américaine et la préférence du président Saied pour une démocratie subsidiaire. Il partage ici sa suggestion avec les lecteurs de Kapitalis.
Par Alexander Boehmler *
Soyons clairs : la Constitution tunisienne actuelle a comme but d’empêcher le retour à la dictature, mais la Constituante n’a pas veillé à créer des institutions qui fonctionnent bien. Ainsi, le problème n’est pas seulement dans les personnes, mais surtout dans les structures. Autrement dit : pour bâtir une démocratie fonctionnelle, une réforme constitutionnelle est indispensable. Pour empêcher l’Assemblée actuelle de bloquer la réforme, celle-ci doit prendre la forme d’un référendum constitutionnel sur un texte révisé présenté par la présidence, sur lequel le peuple votera oui ou non. Le président annoncera sa démission pour le cas d’un non. Je propose au président Saied d’annoncer ce référendum le plus vite possible afin de profiter de la popularité actuelle de ses démarches.
Briser les intrigues des partis en approchant les élus du peuple
La réforme consistera à démêler l’écheveau institutionnel, et à briser les intrigues des partis en approchant les élus du peuple. Ce dernier but pourra être atteint d’une façon à laquelle les Américains ne pourront pas s’opposer. Il s’agit d’adopter le système électoral pratiqué dans trois de leurs Etats qui sont la Louisiane, Washington et même la Californie. Ainsi, le territoire tunisien sera divisé en circonscriptions électorales, dont chacune aura le même nombre d’habitants. Si on divise la Tunisie en 200 circonscriptions, il y aura environ 35.000 inscrits au vote par circonscription, et pas plus de 20.000 votants réels. Cela signifie que la seule façon d’être élu parlementaire sera en tant que représentant d’une communauté locale.
L’élection se fera en deux tours : au premier tour, chaque citoyen résidant dans une circonscription pourra s’y présenter pour le mandat parlementaire, à condition d’avoir 100 signatures de soutien d’autres habitants. Le second tour se fera entre les deux candidats arrivés en tête. Les partis n’auront pas le droit d’imposer une candidature unique dans une circonscription, ni d’empêcher leurs membres de se présenter. Cela fait que les candidats sans étiquette auront les mêmes chances que les membres des partis, et il est tout à fait possible que le second tour se jouera entre deux membres du même parti. Ainsi vous obtenez un parlement où la préoccupation de chaque député sera le bien-être de ceux qu’il représente, et non pas les directives de son parti.
Pour résoudre de futurs conflits entre la présidence et le parlement
Mais il y a une réforme encore plus importante à faire, celle qui permettra de former des gouvernements stables. Pour cela, il faudra instaurer le principe démocratique de la séparation des pouvoirs. Avoir à la fois un président élu par le peuple, et un premier ministre qui a besoin d’une majorité parlementaire, c’est une chose qui garantit des conflits. Il faudra donc passer à un système où le parlement est élu pour faire les lois et le budget, et le gouvernement est élu pour gouverner.
Ainsi, dans les futures élections présidentielles, chaque candidat se présentera en binôme avec un candidat à la vice-présidence. Le nouveau vice-président, élu par le peuple ensemble avec le président, prendra le rôle de l’actuel premier ministre. Les autres ministres seront nommés par le président après consultation avec le vice-président. Le parlement par contre ne jouera pas de rôle politique dans la formation du gouvernement. Il n’aura qu’un droit de veto avec une majorité de deux tiers pour empêcher la nomination de ministres incapables. Pour résoudre de futurs conflits entre la présidence et le parlement, le président aura le droit de soumettre au référendum populaire des lois adoptées par le parlement s’il estime que celles-ci entravent la fonctionnalité du gouvernement ou l’intérêt national.
Finalement, pour ne laisser aucun doute du caractère démocratique de la réforme constitutionnelle, il faudra procéder à la création immédiate de la Cour constitutionnelle. Le nouveau parlement devra élire ses quatre juges à sa première séance, et le président et le Conseil supérieur de la magistrature devront désigner les leurs jusqu’à cette même date. Comme aux États-Unis, les juges constitutionnels seront nommés à vie. Ainsi, le problème de la Cour constitutionnelle absente ne risquera pas de se répéter.
Rendre anticonstitutionnel l’instrumentalisation politique de la religion
L’actuelle tournure constitutionnelle concernant la religion est ambiguë. Il faudra formuler d’une façon plus précise. Sans aucun doute, l’islam marque fortement la culture, l’identité et la vie des Tunisiens. Il est légitime de reconnaître ce fait en évoquant dans la constitution l’islam en tant que religion de la nation. Mais comme le président Saied a dit, un Etat ne peut pas prier ni jeûner. Ainsi il ne peut pas être question d’une religion de l’État. Au contraire, il faudra souligner son caractère civil, et rendre anticonstitutionnel l’instrumentalisation politique de la religion.
Comment procéder en pratique ? Le premier pas sera évidemment de faire juger les islamistes et autres responsables de la crise actuelle, mais en respectant la loi et toutes les procédures. Il est important de les exclure du processus politique, afin de permettre à la démocratie de se stabiliser. Si les personnes jugées maintenant demandent de retrouver leurs droits politiques, la Constitution modifiée imposera une revue par la Cour constitutionnelle. Celle-ci vérifiera la loyauté envers la constitution de la personne concernée.
Les islamistes ne sont pas seulement politiciens, ils ont également détourné les institutions religieuses. Focalisés sur la politique, ils manquent de compétences islamologiques. L’Association des oulémas musulmans en vient de faire la preuve en contribuant à répandre le mythe du «putsch». Pourtant, la Tunisie a de véritables érudits comme Abdelmadjid Charfi, Hela Ouardi, ou encore Neïla Sellini. C’est à eux qu’il faudra confier les institutions religieuses, la formation des imams et des enseignants de religion etc.
Après le référendum constitutionnel, il faudra procéder à l’élection du nouveau parlement. Il serait logique d’élire ce premier nouveau parlement pour un mandat raccourci afin de garder les élections présidentielles et parlementaires dans la même année. En découpant les circonscriptions électorales, il sera possible de scinder certains quartiers populaires, et d’éviter ainsi les circonscriptions à majorité islamiste. Si tout se passe sans grands délais, il y aura parmi les nouveaux parlementaires de nombreux enthousiastes qui voudront travailler de façon constructive avec le président Saied. Leurs quatre juges, plus les quatre du président donneront de la stabilité dans la Cour constitutionnelle.
* Chercheur en études religieuses, spécialiste de l’islam contemporain.
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