Depuis dix ans les anciens hauts fonctionnaires des administrations de Bourguiba et de Ben Ali publient des tribunes dans les médias pour vilipender, conspuer et dénoncer les islamistes. Ils le font sans se poser la question centrale : pourquoi et comment avait émergé le mouvement en Tunisie et quel est leur degré de responsabilité dans cette histoire? Ont-ils oublié que le congrès du Néo-Destour de 1971 à Monastir avait scellé une alliance malsaine avec les islamistes pour contrer «les gauchistes»?
Par Helal Jelali *
Depuis l’indépendance, nous sommes dans un pays où les flagorneurs, avec leur éloquence indécente, tiennent le haut du pavé avec un discours sur la modernité et le progressisme bourguibien.
A partir de 1955, l’ancien président Habib Bourguiba avait décrété que la Tunisie indépendante serait progressiste et moderniste. Sauf que le «Combattant Suprême» avait importé une modernité sans sa colonne vertébrale, à savoir la démocratie.
La modernité et le progressisme européens ne sont pas des biens marchands, mais un long processus qui a «mijoté» à partir du XVIe siècle.
Quatre siècles qui avaient été secoués par une série de révolutions, à commencer par le protestantisme jusqu’aux révolutions américaine et française et le renforcement des pouvoirs de la Chambre des Communes au Royaume-Uni. La modernité avait aussi été marquée par la renaissance d’une culture scientifique et artistique sans précédent, que ce soit dans la littérature, le théâtre ou la musique et la peinture. Même s’il avait perdu la bataille de Waterloo, Napoléon donna le Code civil qui sera le document à l’origine de la nouvelle citoyenneté dans le monde du XIXe siècle.
La modernité bourguibienne n’a pas tenu ses promesses
Soyons clairs et brefs: la modernité, ce sont d’abord la démocratie, la nouvelle citoyenneté conquise en Europe à partir du XIXe siècle, les droits sociaux des travailleurs, le respect des libertés publiques et des institutions politiques crédibles, sans oublier une économie viable.
Nous avions, comme l’avait écrit Malika Zghal, professeur à Harvard, «un État importé» et «une modernité importée».
A quoi servaient un parlement, une Cour constitutionnelle, un Conseil d’État, ou un Conseil supérieur de la magistrature sous Bourguiba? A rien, puisque l’ancien président décidait de tout, même du verdict de certains procès.
Nous vivions dans un décorum étatique et républicain presque factice et artificiel. Et c’est à partir des années 1970 que les islamistes avaient commencé à apercevoir les fissures du «système» bourguibiste.
N’oublions pas que l’ancien président avait déclaré, au début des années 1960 à la télévision française : «Le système, c’est moi».
Durant ces années et après l’échec de du collectivisme, soutenu massivement par l’UGTT, la pauvreté rurale était endémique. La famine avait frappé très violemment les régions intérieures, surtout celles du centre et le sud du pays. Un délégué (sous-gouverneur) a failli être molesté par ses supérieurs parce qu’il avait ouvert les portes du dépôt alimentaire étatique à la population affamée de sa ville. Pas un mot dans les médias et ni au sein du Néo-Destour.
C’est vrai que les paysans étaient et le sont, jusqu’à aujourd’hui, très discrets sur leur pauvreté et leur misère.
Cette situation était du pain béni pour les islamistes. On avait vu fleurir les associations de «Sauvegarde du Coran», parade derrière laquelle un discours plus radical était à l’œuvre.
Les pauvres, les laisser-pour-compte et les chômeurs désespérés avaient trouvé leur valeur-refuge. Cette modernité parachutée par l’élite bourguibiste n’avait pas tenu ses promesses d’intégration sociale, ni au niveau politique, ni au niveau économique.
Les islamo-destouriens du «Combattant Suprême»
Et vint le congrès historique du Néo-Destour de Monastir en 1971. Un congrès houleux où Bourguiba refusa catégoriquement, malgré l’insistance de ses plus fidèles amis et parents, toute élection interne au sein des instances du parti. Quel moderniste et quel progressiste notre «Combattant Suprême» !
Ce congrès de Monastir sera salutaire pour les associations islamistes. C’est la naissance des Islamo-destouriens : les premiers sont au nombre de trois : le député Youssef Rouissi, l’ingénieur Béchir Sediki, et la professeure de philosophie Hind Chelbi, tous membres du Néo-Destour. Ils avaient demandé au régime d’avoir aussi des références islamiques dans son action politique et culturelle. Timidement, on avait commencé à installer des salles de prière dans les usines, les entreprises et même dans les lycées, comme le lycée Alaoui à Tunis en 1974 et dont le proviseur était un certain M. Bouden…
Dire que c’est l’ancien ministre de l’Education nationale et Premier ministre Mohamed Mzali (1980-1986) était le chef d’orchestre de ces choix, c’est faux et mensonger. C’est vrai que M. Mzali avait obtenu l’amnésie de Bourguiba pour des détenus du nouveau Mouvement de tendance islamiste (MTI) et avait annulé la circulaire interdisant le hijab. Ces «orientations» étaient dictées par le congrès de Monastir. Explication de l’ancien ministre de l’Intérieur Tahar Belkhodja (1973-1977) publié par l’Institut Bourguiba : «La décision a été prise au niveau du bureau politique du PSD. Nous estimions que nous pouvions les utiliser – les islamistes –. Nous avions créé l’association pour la Sauvegarde du Coran. Nous avions réparti également les diplômés de la faculté de théologie – Zitouna – dans les collèges et les lycées». Rached Ghannouchi et Abdelafattah Mourou avaient portes ouvertes dans les salons de la république.
Tahar Belkhodja reconnaît que la revue des islamistes «Al Maarifa» («La Connaissance et la société») était imprimée sur les rotatives de la Sagep, une société dépendant du PSD.
Quand au premier bureau de Ghannouchi à Tunis, proche de l’avenue Habib Thameur, c’était un modeste cadeau de Mohamed Sayah, ancien directeur du PSD et historien officiel de Bourguiba.
Dans son livre d’entretien accordé à Mohamed Kerrou et dont le titre est «Notre histoire», Habib Bourguiba Junior avait exprimé tout sa désapprobation de la stratégie du parti de son père : «Il y a eu, en Tunisie, à un certain moment, un laisser-faire pour contrer la montée de la gauche. Mis, je considère que c’était une erreur».
Nos chers modernistes et progressistes, dans les années 1972-73-74, après les procès des Perspectivistes et des gauchistes, les militants démocrates étaient chassés manu militari des cafés de l’avenue Bourguiba et de l’avenue de Paris et ils s’étaient réfugiés dans les cafés de la vieille médina et Bab Souika. La bande de Rached Ghannouchi règnait sur le centre-ville et au campus universitaire. A l’âge d’or du théâtre populaire tunisien – il y avait une troupe par quartier –, 10 pièces de théâtre ont été censurées entre 1972 et 1973… Les «théâtreux» de l’époque aimaient beaucoup Berthold Brecht, «un dangereux communiste» pour les «âmes pures» du bourguibisme. Le film «Sacco et Vanzetti» a eu droit à une seule projection aux JCC, renvoyez la bobine à l’expéditeur, SVP ! La programmatrice qui avait diffusé, en 1983, le film «Missing», un film qui dénonçait la dictature de Pinochet, avait été suspendue un mois de la télévision publique.
1978 : le pacte Ben Ali-Ghannouchi
Nommé directeur de la sûreté générale après les émeutes sanglantes du «Jeudi noir» en 1978, Zine El Abidine Ben Ali, invita, dès les premiers jours de la prise de ses fonctions au ministère de l’Intérieur, Rached Ghannouchi, pour boire un café ensemble. Le futur dirigeant du MTI et d’Ennahdha ne toucha pas à sa tasse de café. Réaction de Ben Ali : «Crois-tu que je vais t’empoisonner dans mon bureau?»
On pourrait facilement imaginer ce qu’a dit le futur président de la république au futur président de l’ARP : «Nous avons deux ennemis communs, les gauchistes et l’UGTT, mettons-nous au travail…» Leurs voies se décroiseront dès qu’il prit le pouvoir en 1987, avant de se croiser de nouveau peu de temps avant sa chute, le 14 janvier 2011, tournant qui annonça la prise du pouvoir dans le pays par les islamistes.
Le fruit amer de cette alliance (tactique, calculée ou provisoire ou tout cela à la fois ?), nous y goûtons encore ici et maintenant.
* Ancien journaliste tunisien basé à Paris.
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