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Kais Saïed et les spéculateurs : le populisme en économie tue l’économie !

Pour lutter contre la spéculation, il ne suffit pas de diaboliser les intervenants économiques, les traiter publiquement de voleurs, leurs saisir, sans raison légale, leurs marchandises, comme le fait parfois Kaïs Saïed. L’auteur estime que le président de la république doit cesser cette sorte de populisme ravageur, qui, au prétexte d’assainir l’économie, pourrait au contraire la détruire.

Par Mounir Chebil *

Certes, avant et après votre intronisation, vous n’avez jamais présenté un programme politique, économique, social et culturel pour le pays. Même votre projet sociétal de la démocratie de proximité est d’une opacité ombrageuse. On ne connaît de vous que l’homme intègre décidé à combattre les abus et la corruption. Même la dissolution, sous couvert de gel, de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) a eu pour prétexte que cette institution était devenue un panier à crabes et un repaire de corrompus téléguidés par les réseaux mafieux. Tout cela est bien beau. «Je dirais même plus, tout cela est bien beau», dirait Dupont.

Vous avez plus ou moins neutralisé les députés, et vous semblez vous attaquer à la mafia. Jusqu’ici on ne peut que saluer vos intentions. Seulement la lutte contre la mafia ne se fait pas «bil fourka ou oud el-hatab » (avec la fourche et le bâton.) Il faut au contraire avoir la patience pour étudier avec minutie le secteur visé et repérer la tête et les tentacules de la pieuvre en vue de la mettre hors d’état de nuire au moment opportun et une fois pour toute. En parallèle, il faudrait préparer une politique de substitution par l’Etat.

Don Quichotte brasse du vent

Monsieur le président, vous ne semblez pas suivre une telle démarche. Vous semblez agir dans la précipitation, par des coups d’éclat médiatisés sous l’effet des chuchotements de vos proches ou sous l’influence du Facebook. Vous voilà comme Don Quichotte, à vous déplacer d’endroit en endroit, haranguant sur un ton martial, sans prendre le temps d’écouter, ce que vous trouvez sur votre passage, jusqu’à ce que vous atterrissiez dans les champs des chambres frigorifiques. Là vous avez accusé leurs propriétaires d’affameurs du peuple et même de voleurs, je crois. Les «boc-boc» (idiots) du Facebook étaient aux anges.

Je ne suis pas agriculteur. J’ai tout juste un tout petit jardin à l’entrée de ma maison, et que j’ai dû abandonner aux herbes sauvages, car il me revenait cher en eau et en jardiniers. J’ai juste comme  beaucoup de Tunisiens le frigo domestique. Comme une très large frange des Tunisiens d’après révolution, j’arrive tout juste à acheter de quoi cuisiner une ratatouille de misère pour remplir mon ventre. Et voilà que vous voulez m’en priver par vos sautes d’humeur du côté des grossistes qui gèrent des entrepôts frigorifiques.

Les livres de ma bibliothèque, mes rencontres publiques, mon expérience de la vie, si tumultueuse, si chaotique mais si enrichissante, mon expérience professionnelle, m’ont appris que l’agriculteur a un champ où il cultive divers produits agricoles. Il achète les semences, les engrais, les insecticides, et divers matériels agricoles à coup de milliers de dinars. Ils a des ouvriers et il subit les aléas de la météo et du marché. Alors que si on vient à le priver d’eau comme à Chatt Mérien, à Akouda, ce serait le bordel le plus inextricable.

Donc, cet agriculteur a un coût et il ne doit pas produire à perte. Il est condamné à vendre sa production. Il doit obligatoirement gagner pour réinvestir, produire, et veiller à la qualité de son produit. Il est un pilier de la souveraineté du pays, puisqu’il est à la base de l’autosuffisance alimentaire. Il est aussi un agent économique de taille par sa participation dans le PIB et l’équilibre de la balance commerciale grâce à sa force exportatrice.

L’agriculteur a besoin du grossiste et de ses camions

Monsieur le président de la république, vous semblez ignorer totalement le domaine agricole comme notre cher Samir Ettayeb, ancien ministre de l’Agriculture et ami de Ridha Chiheb Mekki, votre éminence grise. Les murs de l’amphi, le café du coin, puis les zombis qui vous soutiennent, vous ont coupé du monde.

Or, cet agriculteur, quand il a une récolte portant sur des dizaines sinon des centaines ou des milliers de tonnes, devient hanté par cette récolte. Il faut qu’elle soit enlevée au plus vite. Car, elle risque d’être avariée sur place. Donc cet agriculteur qui n’est ni transporteur, ni grossiste, ni propriétaire d’entrepôts frigorifiques, ni détaillant, doit penser à écouler sa production au plus vite pour entrer dans ses frais et faire des bénéfices. Mais, surtout il doit libérer le terrain pour le préparer à la prochaine récolte.

Donc, l’agriculteur a besoin du grossiste et de ses camions, pour lui écouler sa marchandise directement dans les divers marchés centraux. Mais aussi, il a besoin de celui qui a des magasins frigorifiques. Car les produits agricoles, vue leur quantité, ne peuvent être écoulés au jour le jour. Le risque qu’ils ne soient vendus à un prix qui n’arrange ni le producteur, ni le transporteur ni le grossiste est grand, ou, que malgré le bradage des prix, le marché ne peut résorber toute la production qui y a été déversée. Dans les deux cas, c’est la catastrophe pour tout le circuit de la production et de la distribution. Ce serait les faillites en cascade. Si ce n’était ces chambres frigorifiques, les agriculteurs auraient laissé leurs terres en friche et je n’aurais pas trouvé sur le marché les patates pour ma ratatouille de misère, ou je les aurais achetées au prix du caviar.

Les chambres frigorifiques peuvent aider à équilibrer le marché

Donc, les chambres frigorifiques participent à équilibrer la distribution sur le marché. Par ailleurs, en emmagasinant certains produits agricoles, ils décongestionnent l’agriculteur, et garantissent leur disponibilité sur le marché à la longueur de l’année, et au moment où certains produits se font rares du fait des conditions climatiques, ou en dehors de la saison de grande production. Un pays qui se base sur le tourisme se doit de garantir l’approvisionnement des hôtels et des activités annexes comme les restaurants par tous les produits agricoles à la longueur de l’année. Quand votre cuisinier décide de vous préparer des crevettes grillées pour vos invités officiels, et que ce n’est pas la saison des crevettes, la chambre frigorifique du grossiste en poissons vient en rescousse. Mais cela a un prix.

Si ce n’était l’importance du rôle des chambres froides pour le secteur agricole, l’Etat n’aurait pas consenti une subvention de 20%, je crois, pour celui qui monte une chambre frigorifique.

Le propriétaire de la chambre frigorifique a, lui aussi, des frais, électricité surtout, employés, carburant pour son parc de véhicules et maintenance, amortissement, frais bancaires, le coût de l’argent mis dans les stocks, avaries, certains produits perdent automatiquement 5% de leur poids et plus des suites du stockage… Avec ces frais et les risques du marché même, ce grossiste a droit à faire du bénéfice. Ce secteur est un secteur légal, il faut juste le contrôler pour éviter les abus et la tentation à la spéculation. Ces opérateurs génèrent des impôts pour l’Etat. Ainsi, faut-t-il les ménager et tirer à boulets de canons sur le secteur informel qui nuit à l’économie du pays tels la spéculation sur le tabac et le marché de la drogue et les spéculateurs sur les produits subventionnés par l’Etat.

Mais de là à diaboliser les intervenants dans l’emmagasinage des produits agricoles, les traiter publiquement de voleurs, leurs saisir, sans raison légale, leurs marchandises, c’est de l’inconséquence et de l’inconscience. Un autre jour, accepteriez vous, monsieur le président de la république, que les enragés de votre slogan «Echaab Yourid» (le peuple veut) exproprient ces opérateurs économiques ou d’autres, comme les agriculteurs et les industriels?

Pour la cherté des produits agricoles sur le marché, il faut agir en aval et non en amont. Et là, c’est toute une politique agricole qu’il faut dresser. En avez-vous?

Si j’avais la plus petite chambre froide, je la fermerais, et voyez comment vous en sortir avec les agriculteurs en détresse et les citoyens en désarroi.

De grâce, ne nous prenez pas pour des cons, un peu de respect pour notre intelligence, et cessez ce populisme ravageur. Onze ans de populisme et de gabegie, c’en est trop. N’en rajoutez pas. Si ce chemin était salutaire, il l’aurait été pour vos prédécesseurs.

* Haut cadre de la fonction publique à la retraite.

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