Sans vouloir jouer au devin, on peut penser que la visite de la délégation parlementaire américaine conduite par le sénateur démocrate Chris Murphy, reçue samedi dernier, 4 septembre 2021, au Palais de Carthage, et ses discussions avec le président Kaïs Saïed, a pu apporter un éclairage serein et constructif dans la relation entre les deux pays. Les défis de la Tunisie pour rétablir une démocratie authentique et équitable ainsi qu’un relèvement économique et sanitaire n’ont nul besoin de complications ou malentendus d’ordre international.
Par Maître Taoufik Ouanes *
Nul doute que les décisions prises par le président Kaïs Saïed le 25 juillet dernier avaient suscité certaines appréhensions de l’administration de Joe Biden. Les limites de l’objet de ce texte ne permettent pas d’en énumérer les causes. Celles-ci varient depuis le caractère récent de l’accession de l’entrée en fonction de cette administration, les rapides changements de la configuration géopolitique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord à l’impact du lobbying politique sur la politique étrangère américaine.
Ces appréhensions se sont clairement exprimées lors de la longue conversation téléphonique entre le président Saïed et le conseiller à la sécurité nationale à la Maison Blanche Jake Sullivan du 31 Juillet et la visite le 13 août 2021, au palais de Carthage, d’une délégation officielle américaine conduite par son adjoint, Jonathan Finer, qui était porteur d’un message écrit du président américain, Joe Biden.
Les déclarations et les impressions à la suite de ces deux contacts laissaient clairement le sentiment d’un désaccord américain sur les décisions du 25 juillet, d’une volonté et même une certaine pression pour que le président Saïed revienne sur ces décisions et rétablisse le statu quo ante en re-convoquant le parlement dans sa composition née des élections de 2019. Plus significatif était un sentiment de déficit de confiance de l’administration américaine dans la personne du président tunisien et le doute quant au caractère démocratique de ses actions et projets.
Les trois semaines qui ont séparé la visite du 13 août de celle d’une délégation du Congrès qui vient d’avoir lieu avant-hier, samedi 4 septembre, ont marqué un perceptible changement de la vision américaine de la situation actuelle en Tunisie.
«Body langage»
Le soutien du peuple tunisien au président Saïed a certainement été perçu par les Etats-Unis, que ce soit par les sondages d’opinion, de ses actions sur le terrain ou l’appui même un peu prudent de la société civile. Certes, l’ambassade américaine a répercuté tous ces éléments sur les centres de décision à Washington qui préparaient la visite des 4 et 5 septembre de la délégation conduite par les sénateurs Chris Murphy et Jon Ossof. Tous deux férus de relations internationales, l’un juriste et avocat, l’autre économiste, le professeur de droit constitutionnel qu’est le président Saïed s’est trouvé en face d’interlocuteurs avec qui il pouvait partager un même langage et un même argumentaire. Alors il ne s’est pas privé de convoquer des concepts de droit constitutionnel tels que la souveraineté, la démocratie, les droits de l’Homme et les libertés publiques. Et ce faisant, il a à plusieurs reprises fait référence aux fondamentaux des normes constitutionnelles américaines et à leurs histoires. Les illustrations par des documents historiques présentés à la délégation américaine ont certainement contribué à améliorer la communication lors de cette audience. D’ailleurs, le «body langage» perceptible dans la vidéo consacrée à cette réunion dénotait une atmosphère plutôt détendue et une communication fluide. Ce qui n’était pas du tout le cas lors de la visite de la première délégation américaine du 13 août.
Pas de restauration du Parlement d’avant 25 iuillet
Certes, ces apparences diplomatiques ne sont pas le critère décisif, mais peuvent refléter une certaine détente dans la relation ou du moins dans la communication. Ce qui peut dénoter que les lignes des paradigmes de la relation entre Tunis et Washington peuvent avoir bougé ces dernières semaines.
A ce propos, le Tweet du Congressman Murphy est clair, dans la mesure où il ne fait aucune mention de la légalité du parlement d’avant 25 juillet ni, à plus forte raison, de la nécessité de sa restauration tel quel. Il se contente de rappeler à un retour au processus démocratique et à mettre un terme à l’état d’urgence. Une telle volonté n’a jamais été écartée par le président Saïed, même si on est en droit de s’attendre à plus de célérité dans cette direction.
En effet, la conséquence logique d’un tel retour à la démocratie institutionnelle est sans aucun doute une réforme du régime politique et du système électoral, ainsi que des modalités de leur mise en œuvre, tel qu’un référendum, des élections anticipées ou autres. La délégation américaine n’a fait aucune mention de ces questions car, et à juste titre, cela ressort de la souveraineté exclusive du peuple tunisien. En revanche, le président de la république y a fait allusion lorsqu’il a parlé de la souveraineté. Il a également mentionné qu’il va prendre rapidement les mesures nécessaires à cette fin.
Équidistance sans exclusion
La délégation américaine a clarifié à l’issue de sa réunion au Palais de Carthage que «le seul intérêt des États-Unis était de protéger et de faire progresser une démocratie et une économie saines pour les Tunisiens. Les Etats-Unis ne favorisaient aucun parti par rapport à un autre et qu’ils n’avaient aucun intérêt à impulser un plan de réforme plutôt qu’un autre.»
Cette partie de la déclaration du sénateur Chris Murphy revêt une grande importance dans la mesure où elle écarte toute intervention ou diktat qui prêterait main forte aux islamistes à l’encontre de la volonté politique ou électorale du peuple tunisien. Ceci constitue un démenti de toute prétention de ces derniers, ou autre tendance politique, de bénéficier de quelque soutien américain. Ce démenti est de nature aussi à apaiser certaines appréhensions ou suspicions de certains qui craignent un alignement américain sur les thèses islamistes.
A ce propos, il n’est pas exclu que la délégation américaine ait pu réaliser, d’une façon ou d’une autre, que ni la corruption ni l’engagement idéologique des islamistes tunisiens ne correspondent aux valeurs de la société américaine et aux principes de ses institutions. Cet aspect a certainement été soulevé durant l’entretien de Carthage, il y a maintenant un consensus international que l’islam politique est en train de s’évanouir partout dans le monde.
Cependant le Tweet du sénateur Murphy a bien pris le soin d’insister sur le fait que toute réforme politique en Tunisie ne doit exclure arbitrairement aucune composante du spectre politique. Ceci signifie qu’une dissolution unilatérale et abusive d’une organisation politique ne doit avoir lieu.
Pérennité des alliances stratégiques
La délégation américaine a certainement été rassurée que les décisions du président Kais Saïed ne signifient en rien un changement de la politique tunisienne quant à son positionnement géostratégique régional ou international.
Par ses convictions et ses pratiques, le président tunisien est loin de tout extrémisme. Beaucoup de ses détracteurs le qualifient plutôt de «conservateur». Par ailleurs, les mesures du 25 juillet prises sous l’angle géostratégique et politique s’inscrivent clairement dans la mouvance contraire à l’utilisation de la religion dans la politique.
Une dernière réserve que pourrait soulever la position américaine à l’encontre du président est son soutien total à la cause palestinienne. Une telle réserve est en fait basée sur une fausse confusion, qu’elle soit volontaire ou naïve entre anti-judaïsme et la légitimité des droits des Palestiniens. Il est à espérer que le président Saïed ait pu clarifier ce sujet car l’opinion publique et les politiciens américains de tout bord sont extrêmement sensibles à cette question.
Sans vouloir jouer au devin, on peut penser que la visite de la délégation américaine au Palais de Carthage et ses discussions avec le président tunisien aient pu apporter un éclairage serein et constructif dans la relation entre les deux pays. Les défis de la Tunisie pour rétablir une démocratie authentique et équitable ainsi qu’un relèvement économique et sanitaire n’ont nul besoin de complications ou malentendus d’ordre international.
* Avocat à Tunis et à Genève.
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