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Détruire le Liban pour détruire le Hezbollah ou vice versa ?

Le Liban va-t-il être sacrifié sur l’autel des intérêts géostratégiques d’Israël et des Etats-Unis ?

Pour les stratèges israélio-américains, le but ultime, au Moyen-Orient, est de redoubler les pressions sur l’Iran pour le mettre définitivement à genoux en l’amputant du Hezbollah, son bras stratégique et militaire dans la région. Que dans les pertes et profits le Hezbollah se trouve anéanti, c’est tant mieux ! Que dans ces mêmes pertes et profits le Liban se trouve décimé, c’est tant pis ! Mais ce scénario catastrophe risque d’échapper au contrôle de ses initiateurs…

Par Maître Taoufik Ouanes *

Fin septembre 1990 et juste quelques mois après la chute du mur de Berlin, le président George H. W. Bush, annonçait l’avènement du «nouvel ordre mondial» sous la domination unipolaire des Etats-Unis. Malgré les deux guerres du Golfe, la chute de Saddam et la destruction de l’Irak, les fondamentaux économiques et stratégiques du Moyen-Orient sont restés presque inchangés; l’Iran et la Syrie n’ont pas perdu de leur poids et dans la région, les pays du Golfe n’ont pas pu se débarrasser de leur peur obsessionnelle de l’Iran et Israël n’a pas renoncé à se surarmer.

Toutes les tentatives pour faire des avancées stratégiques significatives (résoudre la question palestinienne, réunifier et reconstruire l’Iraq, apaiser les relations des pays du Golfes avec l’Iran etc.) se sont heurtées à l’immobilisme et des dirigeants. Ni l’angélisme de Bill Clinton ni l’aventurisme de G.W Bush n’ont réussi à «faire bouger les lignes» au Moyen-Orient.

Pendant ce temps, le Liban, petit pays avec des frontières et des alliances enchevêtrés avec les autres pays de la région a préféré rester en sourdine par rapport à la stratégie régionale et aux dangers de sa multi-confessionnalité structurelle en déployant des efforts énormes pour reconstruire un pays éreinté par plus d’une décennie de guerre civile. L’assassinat de Rafik Hariri en février 2005 est venu sonner le glas à ces efforts et à cet espoir.

La multi-confessionnalité institutionnelle à bout de souffle

Très vite cependant, il s’est ainsi avéré que les affres et les dangers de la multi-confessionnalité doublés d’une position géographique centrale, ont la peau dure. Très dure.

Il n’est nul besoin de s’étendre sur les raisons historiques et structurelles de cette multi-confessionnalité. Plusieurs chercheurs, historiens et journalistes ont étudié cette question à satiété et d’une manière brillante. On se limitera ici à souligner que la composante chiite dans la structure religieuse, sociale et politique libanaise s’est très vite muée en un parti politique, le Hezbollah, non seulement puissant et revendicatif, mais également doté d’une force armée organisée. Ce n’est un secret pour personne que cette mutation s’est faite, largement grâce au soutien de l’Iran. Ainsi le Hezbollah est devenu institutionnellement imbriqué dans l’architecture de l’Etat libanais. Par ailleurs, les forces armées du Hezbollah ont pu acquérir des leurs lettres de noblesse par des succès retentissants sur l’armée israélienne et par un contrôle efficient de l’ordre public dans de portions du territoire libanais. Tout cela au vu et au su des institutions de l’Etat libanais et de son armée restés largement impuissantes.

Grâce à ses solides liens avec l’Iran, un des acteurs principaux du Moyen-Orient depuis la révolution islamique de 1979, le Hezbollah est devenu progressivement un élément important et même incontournable dans la péréquation politique et géostratégique de la région.

Dans cette configuration fragile et à la suite de la vague des révolutions du printemps arabe largement avortées, est intervenue la crise syrienne. Avec des agendas différents et souvent contradictoires, tous les acteurs du Moyen-Orient pensaient profiter de cette crise pour réaliser certains objectifs ou régler certains comptes.

Cependant, cette crise a évolué en des péripéties inattendues telles que l’intrusion du terrorisme dans la région et la création violente et éphémère de ce qu’on a appelé l’«Etat Islamique» et l’opportunisme politique et militaire de la Russie pour se repositionner dans la région en volant au secours du régime de Assad.

Le Hezbollah a également, et d’une manière substantielle, soutenu le maintien du régime de Bachar Assad. Sans trop s’attarder sur quel agencement stratégique régional fragile et bancal tout cela a débouché, notons seulement que la Syrie, l’Iran et le Hezbollah pouvaient s’en considérer satisfaits.

Cependant, ni Israël ni les Etats-Unis ne peuvent s’accommoder longtemps de ce résultat. Les Etats-Unis ont hâte de reprendre la main dans le Moyen-Orient, surtout dans leur objectif de punir et au moins fortement affaiblir l’Iran. Avec le même objectif, Israël qui considère que l’Iran constitue un danger mortel surtout après la destruction de l’Irak voudrait continuer à perpétuer la pression sur l’Iran et le mettre hors d’état de nuire. Cette convergence d’analyse et d’intérêts se devaient de trouver les moyens d’atteindre l’objectif de frapper durement l’Iran, ou du moins l’affaiblir durablement.

Comment frapper l’Iran ?

Ni les Etats-Unis ni Israël ne sont actuellement disposés à une confrontation armée directe et frontale avec l’Iran. La fragilité politique de Netanyahou et les prochaines élections américaines ne plaident pas pour une telle option.
Traumatisée par le Covid-19, les opinions publiques n’auraient pas la patience ou la disposition pour digérer une coûteuse et dévastatrice conflagration militaire au Moyen-Orient.

Affaiblir ou frapper l’Iran ailleurs que sur son territoire serait-t-elle une option ? Si oui, où et comment ?

À une telle question, les regards des stratèges de Washington et de Tel-Aviv se dirigent naturellement vers le Liban. Petit Etat avec d’interminables luttes politiques et de graves problèmes économiques, le Liban est le foyer du Hezbollah, l’organisation la plus pro-iranienne politiquement et la mieux organisée militairement. Plusieurs sont ceux qui pensent que la présence et le poids du Hezbollah constitue réellement un Etat dans l’Etat au Liban. Au point que l’ancien ministre israélien de la défense, Avigdor Lieberman est allé à poser l’équation «le Liban = le Hezbollah».

Ainsi et aux yeux de ces stratèges, le Liban est non seulement le «ventre mou» de la région mais encore il constitue une cible privilégiée pour frapper l’Iran en dehors de ses frontières. La destruction du Liban entraînerait inéluctablement la destruction du Hezbollah. Et vice versa ! Etant entendu que la cible ultime est bel et bien l’Iran.

Cependant, les choses ne sont pas aussi simples que cela puisse paraître. Frapper l’Iran en dehors de ses frontières n’est peut-être pas une option évidente. Le précédent du Yémen n’est pas du tout concluant. Malgré les destructions terribles subies par ce pays, cela n’a pour autant pas engendré un affaiblissement de l’Iran.

Certes, la mission de frapper l’Iran en frappant les Houthis au Yémen a été confiée à l’Arabie Saoudite et aux Emirats Arabes Unis sans implication directe ni des Etats-Unis ou des Israéliens.

Cependant cette méthodologie ne sera pas facile à utiliser dans le cas du Hezbollah et du Liban. Aucun pays arabe de la région ne paraît, à nos yeux, disposé à jouer un rôle de sous-traitance dans ce cas. Il faudrait alors recourir à une implication militaire directe d’Israël et/ou des Etats-Unis. Les précédents ne sont là aussi pas très concluants. L’histoire nous renseigne que l’intervention américaine directe au Liban en juillet 1958 n’a pas été un franc succès car les troupes américaines ont été obligées d’évacuer le pays sans grande gloire en octobre 1958. Dans la même veine, on se rappellera de l’attaque contre l’ambassade américaine à Beyrouth du 18 avril 1983 restée un cauchemar dans les annales des relations diplomatiques et militaires des Etats Unis. Certes, les circonstances ne sont plus les mêmes. Mais ce n’est que partiellement vrai car les circonstances actuelles, surtout avec le retour de la Russie sur la scène du Moyen-Orient, permettent, avec les nuances nécessaires, de faire un tel parallèle.

Dans ces conditions il paraît peu probable que les Etats-Unis choisissent la voie d’une intervention militaire directe au Liban pour détruire le Hezbollah.

Toutefois, il faut garder présent à l’esprit qu’un tel scénario pourrait, éventuellement, devenir plausible au cas où la politique du monde reviendrait au statut quo d’avant la Covid-19, et/ou si M. Trump réussit à se faire réélire en novembre prochain. Dans un tel cas les sirènes du va-t’en guerre peuvent retrouver le chemin de la Maison Blanche.

Enfin, un autre scénario serait qu’Israël, avec ou sans l’appui direct des Etat-Unis, décide de faire une expédition militaire de grande envergure dans l’objectif de détruire le Liban et le Hezbollah ou inversement, en vertu de l’équation posée par Lieberman. Israël excipera, comme d’habitude, des raisons de sécurité et de fait que l’Iran et ses alliés, à commencer par le Hezbollah, sont ses ennemis mortels et qu’il faille les anéantir à tout prix.

Quelle que soit la force de l’envie de Netanyahou d’emprunter un tel chemin, il devra certainement faire une pesée très prudente des coûts d’une telle aventure sur le plan des pertes militaire et celui de son avenir politique. Il devra surtout se rappeler aussi du conflit israélo-libanais de 2006, principalement contre les forces armées du Hezbollah. Il devra également se rappeler des opérations militaires de septembre 2019 avec les troupes et les missiles de Hassan Nasrallah.

Tous ces conflits armés n’ont pas été en faveur d’Israël qui a perdu son invincibilité proverbiale à chaque fois qu’elle est opposée aux forces du Hezbollah. En plus, Netanyahou fait actuellement face à de sérieuses difficultés concernant la mise en œuvre du plan d’annexion de la Cisjordanie, longuement et secrètement concocté de concert avec Trump dans le cadre de ce qu’on a appelé «l’affaire du siècle».

Dans ces conditions, aussi bien en Israël qu’aux Etats Unis, continue à régner un sentiment de «travail non accompli», (unfinished job), tant qu’on n’a pas détruit le Hezbollah et gravement atteint l’Iran.

L’option militaire paraissant semée d’embûches et de dangers, reste la question de savoir si des sanctions de tout genre et poussées à leur paroxysme pourraient réaliser des objectifs difficiles et coûteux à atteindre par les moyens militaires ?

Comment affaiblir l’Iran ?

À cet effet, des sanctions économiques et financières peuvent constituer une arme redoutable pour anéantir tout le système politique, économique et social du Liban y compris et en premier lieu le Hezbollah. Malgré leur dureté et leur caractère indiscriminé, les sanctions appliqués à l’Iran, ne sont pas avérés suffisamment efficace pour mettre le pays à genoux. En fait, un Etat relativement fort et structuré comme l’Iran peut, dans une large mesure, résister à des sanctions économiques de très haut degré. Ce n’est pas le cas du Liban.

L’idée que semble caresser les stratèges à Washington et Tel-Aviv est d’étouffer le Liban économiquement et financièrement. Le pays est confessionnellement divisé par des luttes à répétition, politiquement gangrené par une corruption galopante et économiquement éreinté par des dettes énormes. L’idée n’est donc plus un endiguement du Liban et du Hezbollah, mais leur étouffement. Cette idée paraît avoir trouvé son chemin et sa mise en œuvre sur le terrain paraît avoir commencé ces dernières semaines.

En effet, et ce n’est pas par hasard que la Livre libanaise, monnaie nationale du Liban, est en train de chuter brutalement et à vue d’œil vis-à-vis du Dollar américain. En 1997, la parité officielle d’échange était fixée à 1 500 livres pour 1 dollar. La chute de cette parité, déclenchée à la fin de 2019, est devenue dernièrement vertigineuse et incontrôlée. Un Dollar américain vaut actuellement plus de 8000 Livres libanaises.

L’économie libanaise est connue pour être centrée essentiellement sur les services et la manne des devises venant essentiellement du tourisme et des transferts de devises par la diaspora libanaise. Ces deux sources sont en train de se tarir tous les jours davantage. Cette manne est vitale pour le pays car le Liban importe près de 80 % de sa consommation locale.

La dépréciation de la monnaie nationale et la rareté du dollar ont entraîné en octobre 2019 le blocage du système bancaire libanais et l’arrêt de l’accès aux dépôts de billets verts. Cela a impliqué la paralysie de toute activité économique, notamment avec l’extérieur. Il s’en est suivi des pénuries alimentaires, en médicaments et en carburant. Des colères populaires se sont déclenchées et ont vite dégénéré en émeutes dont personne ne s’en ai ému réellement. En quelques semaines, plus de la moitié de la population libanaise a basculé sous le seuil de la pauvreté.

De même, le peu d’empressement que montrent les pays influents au FMI pour un renflouement des caisses de l’Etat libanais s’inscrit dans le droit chemin de la volonté à peine cachée de hâter la perspective d’une destruction sociale et économique du pays. Le Liban se trouve pratiquement en banqueroute.

Dans le même ordre d’idée, la récente entrée en vigueur de la loi américaine dite Loi César et qui vise à sanctionner le régime de Damas et ses relations, va quasiment obstruer une artère financière et commerciale qui pourrait permettre au Liban d’effectuer des transactions via la Syrie.

Ainsi, la poursuite systématique et inexorable de cette politique d’étouffement économique et financière du Liban vise à davantage approfondir sa crise politique et à une aggravation de la déstabilisation sécuritaire du pays. Cette politique paraît être l’option actuellement adoptée par Trump et Netanyahou. L’affaiblissement ou mieux, la déconfiture politique et militaire du Hezbollah seraient ainsi inéluctables il est intrinsèquement enchevêtré avec l’Etat libanais. Le Liban et le Hezbollah tomberont ensemble ou résisteront ensemble. Conscient de cela, les adeptes de cette stratégie de l’étouffement ne feront pas de distinction entre qui étouffer et qui épargner.

Il faut garder à l’esprit que pour ces stratèges, in fine, le but ultime de ce plan est de redoubler les pressions sur l’Iran pour le mettre définitivement à genoux en l’amputant du Hezbollah, son bras stratégique et militaire au Moyen-Orient. Que dans les pertes et profits le Hezbollah se trouve anéanti, c’est tant mieux ! Que dans ces mêmes pertes et profits le Liban se trouve décimé, c’est tant pis !

Nul doute que les conséquences de la mise en œuvre de ce plan vont engendrer des répercussions politiques, économiques et sécuritaires incommensurables. Les conséquences les catastrophes humanitaires sur le Liban et sur toute la région seront énormes, aussi bien immédiates qu’à long terme. Le Liban risque donc de retomber dans une guerre civile et confessionnelle dévastatrice.

Pire encore ! Ce pays risque de devenir un Etat «failli» (failed state), notion proposée et développée le Fund for Peace pour désigner les Etats qui ne parviendrait pas à assurer leurs missions essentielles, particulièrement le respect de l’ordre public. Cette notion est utilisée pour légitimer une intervention étrangère à l’instar de la Somalie, de l’Afghanistan du Yémen, de la Syrie, et bientôt la Libye. La liste risque de s’allonger.

Les architectes de ce plan pour le Liban ne savent pas ou plutôt ne veulent pas savoir que de telles conséquences ne sont nullement dans l’intérêt de la paix et de la sécurité internationales.

Par son enchevêtrement territorial et géographique au cœur du Moyen-Orient le Liban n’est pas le Yémen, relativement éloigné et sans frontière avec Israël. La force militaire du Hezbollah n’a rien de comparable avec celle des Houthis.

Certes, de larges franges de la population libanaise se sentent prises au piège des solides liens du Hezbollah à l’Iran. Certes que les alliances stratégiques et militaires du Hezbollah ont dans large mesure contribué à impliquer le Liban dans des confrontations régionales majeures.

Cependant, les contradictions internes du Liban, confessionnelles, institutionnelles et économiques demeureront au cœur du drame libanais. La fondation du Grand-Liban qui s’est scindé en 1942 en Syrie et Liban fête cette année son centième anniversaire. Mais force est de reconnaitre que le modèle institutionnel et politique libanais a atteint ses limites et n’est plus actuellement viable.

La multi-confessionnalité politiquement institutionnalisé ne peut résister à l’épreuve du temps et des mutations de l’histoire s’il n’est pas toujours surclassé par la conviction profonde de l’appartenance nationale et la nécessaire précédence des intérêts du pays sur ceux des différentes communautés religieuses, politique ou autres. Il est évident qu’une telle conviction est restée très marginale dans les cœurs des Libanais et dans les institutions de leur Etat.

L’exemple libanais, est à méditer par les responsables politiques en relation avec la crise libyenne et où se joue actuellement non seulement le sort de ce pays, mais le futur de toute la région.

* Avocat à Tunis et à Genève.

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