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Les relations de la Tunisie avec le G7 et l’Union européenne à la croisée du chemin

Josep Borrell reçu au Palais de Carthage par Kais Saied.

Les Tunisiens ne doivent pas refaire les erreurs commises au lendemain de la révolution de 2011. Ils doivent dépasser leurs divergences et s’unir pour contrer les ingérences étrangères quel qu’en soit l’origine. Ils ne doivent pas dilapider, encore une fois, l’opportunité qui leur est offerte par le tournant du 25 juillet 2021 qui devrait être perçu comme le point de départ d’une nouvelle renaissance de la Tunisie indépendante.

Par Ahmed Ben Mustapha *

Les relations de la Tunisie avec le groupe des grands pays industrialisés (G7) et l’Union européenne (UE) traversent une phase de turbulences depuis les événements du 25 juillet 2021 qui ont abouti à la destitution du chef de gouvernement et au gel de l’activité parlementaire.

Accueilli comme une libération par de larges franges de la population tunisienne, ce tournant majeur dans l’histoire de la Tunisie augure à mon sens d’un nouveau départ pour la révolution tunisienne de 2011. Mais, il suscite inquiétudes et réticences auprès des partenaires stratégiques occidentaux de la Tunisie qui multiplient les démarches et les pressions en vue d’un retour rapide à un régime parlementaire et à un cadre constitutionnel et institutionnel dans la gestion des affaires publiques. Officiellement, il s’agit pour eux de veiller à la préservation de la démocratie tunisienne de toute dérive vers un pouvoir personnel ou anti démocratique. Et ils semblent peu convaincus du bien-fondé des raisons qui sont à l’origine des mesures du 25 juillet.

Ces pressions insistantes ont visiblement irrité le président Kais Saied qui a tenu à répliquer par un communiqué officiel aux propos peu diplomatiques tenus par le haut représentant et vice-président de l’UE Joseph Borel à l’issue de sa visite en Tunisie. Cette mise au point sans précédent dans les annales diplomatiques tunisiennes, n’a curieusement n’a pas été médiatisée. Pourtant, elle revêt une importance capitale dans la mesure où elle révèle des signes annonciateurs d’une possible crise dans les relations tuniso européennes. Ceci découle de la teneur du communiqué présidentiel qui indique : «lors de ses entrevues avec les parties étrangères, le président a réitéré son attachement à la souveraineté de la Tunisie dont les choix souverains émanent de la volonté populaire. À ce titre, elle refuse de recevoir des leçons de quiconque. La souveraineté de l’Etat tunisien et les choix de son peuple n’ont pas été évoqués et ils ne seront pas objet de négociations avec quiconque».

L’objet de cet article est de décrypter les vraies raisons des réserves exprimées par les pays occidentaux à l’égard des mesures présidentielles ainsi que leur insistance à vouloir restaurer le régime parlementaire dans les plus brefs délais.

Les dessous de l’opposition occidentale aux mesures du 25 juillet

En s’octroyant les pleins pouvoirs pour une période indéterminée, et en multipliant les déclarations critiques à l’égard de la constitution, le président Kais Saied a laissé entendre qu’il projette une refonte totale du système politique actuel dans le sens d’un retour au régime présidentiel. Il envisagerait également d’introduire des réformes fondamentales d’ordre stratégique et économique ce qui explique la non divulgation jusqu’à ce jour du programme qu’il compte mettre en œuvre.

Ces réformes devraient s’inscrire dans le cadre d’une action fondatrice basée sur un changement radical des politiques économiques et sociales. Et c’est ce qui semble ressortir des multiples sorties médiatiques du président et les orientations qu’il imprime à certains dossiers jugés prioritaires ce qui laisse présager de profonds changements au niveau des priorités stratégiques et diplomatiques. Au nombre de ses dossiers, il convient de citer la réhabilitation du rôle de l’État dans la vie économique et sociale, la lutte contre la corruption et la contrebande, le rapatriement des biens spoliés, l’assainissement de la justice, la dégradation des services publics et des conditions de vie des tunisiens.

Cette reconsidération des choix fondamentaux risque d’ailleurs d’affecter les engagements internationaux de la Tunisie notamment au vu des prises de positions souverainistes présidentielles sur les dossiers de politique étrangère et ses fréquentes dénonciations des parties étrangères accusées d’ingérence et de connivence avec les lobbies tunisiens ainsi que les partis au pouvoir accusés de trahison et de complotisme contre l’État tunisien.

Dans le même ordre d’idée, il importe de rappeler que depuis son accession à la présidence, le Président préconise une nouvelle approche plus compatible avec les intérêts de la Tunisie pour ce qui a trait aux relations avec l’UE, l’endettement et la question de la fuite des capitaux. Concrètement, cette vision requiert la mise en place d’un nouveau partenariat plus juste et plus équilibré Tunisie UE et entre les deux rives de la Méditerranée.

Notons que, dès l’annonce des mesures d’exception, l’UE et les pays occidentaux, avaient globalement exprimé, sur un ton calculé, leur attachement à un retour rapide au cadre constitutionnel et institutionnel actuel, par la désignation d’un nouveau chef de gouvernement et la restauration du pouvoir législatif sans pour autant manifester le moindre positionnement dans le conflit au plus haut sommet de l’État.

Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que les pays occidentaux et l’UE ont perdu, du fait des décisions présidentielles, de précieux alliés au sein de la coalition gouvernementale et du parlement qui, tout au long de la décennie écoulée, ont servi leurs intérêts en accordant la priorité aux lois et aux accords portant extension de l’insertion de la Tunisie dans la mondialisation et l’échange inégal à travers l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca). Rappelons qu’en dépit des vives oppositions qu’il suscite, les principales dispositions de cet accord ont été incluses dans la législation tunisienne par tous les gouvernements successifs dominés par les islamistes et leurs alliés représentatifs de l’ancien régime.

Le G7 et l’UE opposés à la remise en cause du libre-échange avec la Tunisie

En fait l’activisme actuel des partenaires stratégiques de la Tunisie est comparable à leur attitude adoptée au lendemain de la révolution. Il s’agit d’empêcher toute remise en cause des politiques d’insertion dans la mondialisation et le libre échange et de préserver les acquis réalisés dans le sens de l’intégration de la Tunisie à l’UE laquelle est indissociable des financements conditionnés du FMI et des institutions financières internationales. D’où leur insistance pour la conclusion d’un nouveau plan d’ajustement structurel avec le FMI indépendamment du bilan négatif des deux accords similaires conclus depuis 2013 qui ont abouti à un effondrement des équilibres économiques et financiers de la Tunisie.

Tels sont les dessous des réserves, à peine déguisées, exprimées par les pays occidentaux ainsi que les groupements et les institutions multilatérales représentatives du libre-échange notamment le G7 et l’UE après l’annonce des mesures présidentielles exceptionnelles et leur reconduction pour une durée indéterminée. Et c’est dans ce cadre que se situent la multitude de déclarations et de visites de responsables et de congressistes américains associées aux contacts de haut niveau entrepris dans le même sens par l’administration américaine qui s’apparentent plus à des pressions politiques qu’à un soutien, ne fusse que moral, tendant à aider la Tunisie à surmonter la crise multidimensionnelle à laquelle elle est confrontée du fait de la gestion calamiteuse des affaires publiques durant la décennie écoulée.

D’ailleurs il est significatif qu’aucun responsable occidental n’a clairement fait état de sa compréhension des mobiles d’ordre politique et sécuritaire invoqués par le président Kais Saied pour justifier la destitution du chef de gouvernement et le gel indéfini des activités de l’assemblée des représentants du peuple jugée comme étant une «menace pesante» pour l’État et les institutions. Ainsi, l’attitude occidentale s’apparente de plus en plus à un positionnement inavoué aux côtés des forces politiques hostiles aux mesures exceptionnelles qui accusent le Président de «putschisme» et de vouloir monopoliser le pouvoir au détriment de la démocratie.

Il est vrai que l’attitude ferme et déterminée du président à l’égard des pressions internes et des ingérences étrangères – associé à sa fidélité sans cesse renouvelée à la volonté populaire ainsi que son attachement, plusieurs fois réaffirmé, à la souveraineté décisionnelle de la Tunisie – tout cela n’est pas de nature à rassurer les Occidentaux qui redoutent d’éventuels changements majeurs d’orientations susceptibles de remettre en cause les politiques qui servent leurs intérêts. Bien entendu, les pays occidentaux invoquent leur attachement à préserver la démocratie en Tunisie pour justifier leurs pressions et leurs ingérences en feignant d’ignorer leur propre responsabilité dans l’échec de la transition politique en Tunisie.

Et c’est ce qui ressort du récent communiqué des ambassadeurs des pays du G7 ainsi que des déclarations du haut représentant vice-président Josep Borrell à l’issue de sa rencontre avec le président de la république. Ainsi, le G7 appelle à un «retour rapide» au régime parlementaire tout en soulignant l’urgence d’une nomination rapide d’un chef de gouvernement. Quant à Josep Borrell, il affirme avoir transmis au président les «appréhensions européennes par rapport à la préservation de l’acquis démocratique en Tunisie» appelant au respect du pouvoir législatif, au rétablissement de la stabilité institutionnelle et à la reprise de l’activité parlementaire. Il a également ajouté que l’attitude de l’UE sera liée «aux actions et mesures concrètes» qui seront prises dans les prochaines semaines en Tunisie.

En clair, il découle de tels propos que le G7 et l’UE prétendent se positionner en donneur de leçons et en gardiens vigilants de la démocratie tunisienne qu’ils estiment menacée tout en s’arrogeant une sorte de droit de regard sur la politique tunisienne. Ils font également miroiter que des mesures de rétorsion pourraient être prises au cas où leurs attentes ne seraient pas satisfaites. À noter que cette attitude souffre cruellement d’un déficit de crédibilité car elle présuppose, contrairement à la réalité, que la Tunisie était une havre de démocratie stable et institutionnalisée qui a été hypothéquée du fait des décisions présidentielles.

De même nul n’ignore que le G7 et l’UE ont contribué à la ruine économique et financière de la Tunisie du fait du non-respect de leurs engagements ainsi que leur persistance à lui imposer des orientations économiques et sociales nuisibles à ses intérêts. Par leurs ingérences politiques et militaires, ils ont hypothéqué la démocratie et la notion d’État national dans tout le monde arabe.

Mais, au-delà de toute considération économique et sociale, le partenariat avec l’UE et le G7 doit être appréhendé sous l’angle de l’incompatibilité du projet d’État supranational européen avec la réhabilitation du projet d’État national tunisien véhiculé par la constitution tunisienne.

En définitive, la Tunisie et les Tunisiens ne doivent pas réitérer les erreurs commises au lendemain de la révolution. Ils doivent dépasser leurs divergences et s’unir pour contrer les ingérences étrangères quel qu’en soit l’origine. Ils ne doivent pas dilapider, encore une fois, l’opportunité qui leur est offerte par le tournant du 25 juillet qui devrait être perçu comme le point de départ d’une nouvelle renaissance de la Tunisie indépendante.

* Chercheur en histoire diplomatique et économique.*

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