«La justice (ou le droit) est le fondement même de la société (ou de la civilisation)», écrivait l’illustre Ibn Khaldoun. Au 13e siècle. Notre historien avait très tôt compris que le droit n’était pas un gadget, ni un luxe mais un élément de base, garant de la stabilité et de la paix, sociales, mais aussi un instrument de progrès et de prospérité. Un pays où règne le désordre, aussi ordonné soit-il, comme celui que Kaïs Saïd nous promet, reste vulnérable, à la merci des soubresauts.
Par Salah El-Gharbi *
La nomination de Najla Bouden comme chef de gouvernement vient mettre un terme à plus de deux mois d’attente, tout en suscitant beaucoup d’émois même chez les plus récalcitrants parmi les adversaires du président Kais Saied, sans parler des inconditionnels de ce dernier qui se sont empressés de célébrer ce geste inédit, celui de désigner une femme pour occuper la Kasbah.
Il est vrai que par cette désignation, Saïed vient de réussir son coup, se réconcilier avec une bonne partie des méfiants à l’égard de sa politique, sans pour autant prendre trop de risque, puisque, cette fois-ci, le président dispose de tous les leviers du pouvoir.
D’après les commentateurs, la nouvelle locataire de la Kasbah aurait des qualités requises qui la qualifieraient pour le poste, ce qui est en soi un bon signe. Néanmoins, cette nomination, aussi inédite soit-elle, ne devrait pas nous faire oublier que nous sommes dans un état d’exception, sous l’autorité exclusive d’un individu et que la situation générale reste politiquement précaire.
Éruption du droit dans l’espace public
Certes, cette situation ne devrait pas irriter outre mesure la majorité du «peuple», habitué depuis toujours à subir l’arbitraire du despote. Par conséquent, la «démocratie», «l’État du droit»…, tout le monde s’assoit dessus, tant qu’il est servi, chaque soir, avec des séquences télévisuelles divertissantes présentant le chef de l’État dans toutes ses œuvres, prodiguant ses «conseils», égrenant ses promesses, racontant des histoires, menaçant, dénonçant…
Si la «révolution» avait un mérite, ce serait celui d’avoir libéré les voix, autrefois brimées par un régime autiste. À partir du 14 janvier 2011, et en quelques jours, on est passé, d’une manière abrupte, d’un monde où la politique était proscrite, étant l’exclusive d’une «caste», à l’ère du «tout politique» et du silence assourdissant aux interminables orgies verbales. Dès lors, débarrassé du surmoi politique et de toute autorité tutélaire, le discours politique est devenu imprévisible et transgressif, n’obéissant, a priori, à aucun protocole particulier.
Néanmoins, l’acquis le plus précieux, à notre sens, que le 14/01 nous a laissé, serait celui d’avoir permis à la notion de «droit» d’être mise à l’ordre du jour et placée au premier rang de nos préoccupations en tant que citoyens. En témoigne l’importance qu’occupent, depuis cette date, les juristes dans le débat public. Ainsi, dès qu’une crise se déclare, on sollicite les spécialistes du droit qui investissent les plateaux de télé et les studios des radios et dont la parole nourrit le débat politique, l’éclaire, l’enrichit et lui donne du crédit.
Si cette éruption du droit dans l’espace public reste un événement remarquable, c’est parce qu’on a vécu durant des décennies sous un régime pour lequel cette notion était subsidiaire, un luxe pour pays riches. En fait, ayant perdu sa légitimité historique, et suite à une succession de crises politiques, le régime destourien, au lieu de chercher à se remettre en question et à réajuster ses choix politiques, avait toujours préféré recourir à l’appareil sécuritaire pour asseoir son autorité au détriment de la loi. Et la voilà, la force brutale, arrogante et lâche qui devenait aussitôt le supplétif du droit.
Les supposés «démocrates» ratent le coche
En 2011, quand les anciens «opposants» au régime moribond accèdent au pouvoir, tout le monde s’attend, naïvement, à ce que ces supposés «démocrates», œuvrent à la refondation du système en instaurant, ainsi, un nouvel ordre politique basé sur le droit, où l’égalité devant la loi soit respectée, où les droits des individus soient gravés dans le marbre et où la séparation des pouvoirs soit sanctifiée…
Hélas, chassez le naturel, il revient au galop. Dès les premiers mois, Ennahdha, à la tête de la sinistre «Troïka», montre son vrai visage. Au lieu de procéder à des réformes en profondeur, le mouvement islamiste se transforme en un «RCD bis», le cynisme, la cupidité et l’ignominie en plus. Ainsi, ceux qui, hier, s’opposaient au régime au nom du droit, une fois le pied à l’étrier, ne font, depuis dix ans, que nous prouver qu’ils ne sont que des imposteurs, chez qui les notions de «démocratie» et de «droit», n’étaient que des slogans creux utilisés, autrefois, contre le régime en place pour le délégitimer et le déloger.
Si les islamistes, neutralisés le 25 juillet 2021 par le «coup d’État» du président Saied, sont aujourd’hui dans la mouise, c’est parce qu’ils ont cru, alors qu’ils étaient aux affaires, pouvoir se contenter d’une «caricature de démocratie», s’accommoder d’un système «électoraliste», d’apparence «pluraliste», sans que l’«État de droit» n’en soit le fondement, (se passer du Tribunal constitutionnel, par exemple, pour avoir les coudées franches), et s’assurer de la loyauté de la machine sécuritaire (qui n’avait jamais été aussi débridée et aussi dissolue que sous son autorité) pour étendre leurs tentacules et affermir, ainsi, leur autorité sur le pays.
Le «mouvement du 25 juillet» n’aurait jamais eu lieu si l’on était réellement dans un vrai «État de droit», avec des institutions fiables et capables de nous mettre à l’abri de l’arbitraire et de l’anarchie. En fait, faute de lucidité politique, prisonniers de leur arrogance, les islamistes ont fait le lit de Saïd et, ainsi, se sont fait harakiri. Autrement dit, les maquignons ont été abusés par plus madré qu’eux, ce qui contribue, incidemment, à enfoncer le pays dans une crise profonde dont l’issue reste incertaine.
Ennahdha et Saïed, blanc bonnet, bonnet blanc.
Le 25/7, le président, supposé «juriste constitutionnaliste», sous prétexte de rétablir l’ordre et l’«État de droit», piétinés par les islamistes, tord le cou à la Constitution et s’institue comme une autorité tutélaire du «peuple», sous les applaudissements d’une bonne partie de la population, ravie d’être «débarrassée des Frérots», plébiscitant et encensant, ainsi, la vacuité et la congruité. Et nous voilà, ainsi, revenus à la case de départ, celle du monde d’avant le 14/01 où la volonté de l’un s’érige en loi et où le soliloque, insipide, se substitue au débat.
Mais, pourquoi sommes-nous incapables, depuis dix ans, de nous tirer de ce bourbier, englués dans des crises qui se succèdent? Le pays ne mérite-t-il pas d’entrer réellement dans la modernité en se dotant d’un système démocratique fiable, capable de réguler les contradictions, d’apaiser les tensions qui animent la population?
Contrairement à ceux qui accablent le mouvement Ennahdha qui serait, selon eux, l’unique responsable de l’échec de la transition démocratique, nous pensons que la question est plus complexe et que le mal a des racines plus profondes qui ont trait à notre histoire. Le «phénomène Saïed» en est la quintessence.
Certes, depuis l’indépendance, les facultés des sciences juridiques où le droit positif vient remplacer la tradition juridique islamique ne cessent de croître formant d’innombrables juristes, lesquels participent aux plus grands colloques internationaux et n’ont rien à envier, au niveau des connaissances, à leurs homologues occidentaux. Mais, est-ce que pour autant notre perception du droit a, depuis, évolué? La réponse est «non» et la faute n’incombe ni au Destour ni à Ennahdha.
En fait, le déficit de notre imprégnation de la notion de «droit» s’explique par notre histoire et par notre héritage culturel. En effet, après six décennies, rattrapés par notre passé, on ne fait que traîner comme un boulet les vestiges d’une culture tribale et clanique où la force s’érige en loi, où l’oralité volatile prospère au détriment de la vérité des faits, où le vivre ensemble dans la différence ethnique et culturelle n’est que source d’insolubles tensions, où les réflexes grégaires régissent le comportement de la population, où l’on reste encore fasciné par la verticalité du pouvoir et par le culte du chef, où l’on résiste à se conformer à la loi, où le respect du droit est, souvent, suscité par la peur de la force, où les respects des droits les plus essentiels de l’individu sont aléatoires, au profit du groupe…
La révolution reste à faire
En somme, depuis toujours, on vit dans un pays où l’État, s’il signe presque tous les traités internationaux les plus progressistes en matière de droits de l’homme, s’il crée des institutions pour veiller à leur application, ce n’est pas par adhésion, mais, c’est uniquement parce qu’il cherche à plaire à l’Occident. De même, on est dans un pays où l’appareil sécuritaire, une sorte de «Stasi light», est «un État dans l’État», un pays où l’on se targue qu’une organisation syndicale soit «la plus grande force dans le pays»…
En fait, ceux qui se jettent dans le giron de Saïed, poussés exclusivement par leur hostilité à Ennahdha, sont dans l’évitement. Avec ou sans voile, barbu ou glabre, on a tous quelque part en nous tous, avec des proportions inégales, certes, notre part d’intolérance, de radicalité, une certaine bédouinité culturelle, celle d’«el rojla» (machisme) et de ses dérivés, et toutes ces «valeurs» surannées qui obstruent notre perception du droit et rendent tout processus de démocratisation du pays incertain.
Saïd, Ghanouchi et les autres, au-delà de quelques spécificités, appartiennent à cette terre et sont tous coulés dans le même moule. D’ailleurs, Saied ne se méprend pas quand il dit être «l’âme et la conscience du peuple». L’arrogance et l’esbroufe, la démesure et la félonie, tout y est.
«La justice (ou le droit) est le fondement même de la société (ou de la civilisation)», écrivait l’illustre Ibn Khaldoun. Au 13e siècle, notre historien a déjà compris que le droit n’était pas un gadget, ni un luxe mais un élément de base, garant de la stabilité et de la paix, sociales, mais aussi un instrument de progrès et de prospérité. Un pays où règne le désordre, aussi ordonné soit-il (comme celui que Saïd nous promet), reste vulnérable, à la merci des soubresauts.
Par conséquent, chercher à anesthésier la population avec des professions de foi, un discours clivant, chercher à dresser les jeunes contre le reste de la population, à courtiser les uns au détriment des autres, à opposer le «peuple» aux «élites», à imposer des mesures restrictives au mépris du droit n’aurait rien à voir avec la «révolution». En fait, il n’y aurait aucune «révolution» possible, dans ce pays comme dans tout le monde arabe, hormis celle qui consisterait à établir un vrai «État de droit». Toute tentative qui chercherait à contourner cet impératif, en imposant un modèle politique extravagant et totalitaire serait, tôt ou tard, vouée à l’échec.
Les contradictions ne peuvent pas être réglées d’une manière sournoise et pernicieuse, mais dans le débat, avec la mise en place des règles de jeu claires et acceptées par la majorité de la population. Si le président croit qu’il suffisait de quelques coups spectaculaires, pour louvoyer, faire diversion, il se trompe énormément. La rude expérience politique de ces dernières années a fini par dépuceler les citoyens, par les amener à être, de plus en plus, méfiants, par mieux appréhender ce qui se passe autour d’eux. Par conséquent, et même s’il leur arrive, dans un moment de lassitude, de manifester de l’indulgence à l’égard de leurs gouvernants, ils sont capables, un jour ou l’autre, de faire preuve de lucidité, de pouvoir séparer le bon grain de l’ivraie et de réagir dès qu’ils se rendent compte que leur volonté a été aliénée par une autorité machiavélique, despotique et inique.
* Universitaire et écrivain. Son dernier livre « Le pont de ls discorde » est paru en 2021.
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