Encore une fois, la zone du phare de Taguermess, dans l’île de Djerba, est la cible d’une exaction irrationnelle et inadmissible. S’attaquer à la pelle mécanique à des dizaines de palmiers pour les déraciner à la source, voilà un acte irresponsable et irréfléchi, opéré dans les règles de l’anéantissement, sans respect de la nature et de l’environnement.
Par Naceur Bouabid *
Cette atteinte est venue s’ajouter à une autre perpétrée il y a deux ans, lorsque ce même opérateur en charge de la gestion du phare et de sa zone, en l’occurrence le Service des phares et balises relevant depuis 1970 du ministère de la Défense, a daigné implanter un méga pylône attenant à la structure du phare historique, rivalisant, effrontément, avec lui en hauteur. Répliquant par une missive envoyée le 21 mai 2019 à la correspondance qui lui avait été adressée par l’Association pour la sauvegarde de l’île de Djerba (Assidje) à la date du 20 avril 2019, Abdelkarim Zbidi, alors ministre de la Défense, a fait part du refus de sa tutelle d’arrêter les travaux d’implantation, encore à leur début, du fait qu’il s’agissait d’un projet national à caractère sécuritaire visant à renforcer le contrôle des côtes et la sécurisation de la navigation maritime.
Pour la préservation du patrimoine du palmier
Aujourd’hui, c’est au palmier que l’on s’attaque, contraintes sécuritaires obligent, toujours selon la sacro-sainte logique du même opérateur de l’établissement. Et il a suffi de quelques minutes pour voir s’écrouler de très beaux palmiers que la nature avait pris des dizaines d’années à former. Ils embellissaient les lieux par leurs silhouettes altières, égayaient la vue par leur feuillage verdoyant contrastant admirablement, d’un côté, avec le bleu de la mer voisine, et d’un autre, avec l’étendue plate salée de la sebkha de Lella Hadhria que surplombe majestueusement le phare.
Le palmier que l’on se plaît aujourd’hui ignoramment et illicitement à détruire à Djerba, quand bien même improductif, est un élément clé de l’écosystème insulaire; sa culture a accompagné toutes les civilisations anciennes et contemporaines qui se sont succédé au fil des siècles, et joue, de ce fait, un rôle prépondérant dans le maintien du microclimat insulaire, la durabilité de l’écosystème et dans la stabilité des sols. La préservation du patrimoine du palmier est une responsabilité commune partagée qui incombe, tant aux particuliers qu’aux nombreux services de l’Etat; son arrachage est un crime en vertu de la Loi N°2008-73 adoptée à la date du 02 décembre 2008.
Un lieu de mémoire et une longue histoire
Le phare de Taguermess fait partie des dix neuf phares implantés le long des côtes de notre pays. Mis en service en août 1895, il est le plus haut phare de Tunisie, avec ses 45 mètres de hauteur, émettant à une hauteur focale de 64 mètres au-dessus du niveau de la mer grâce à la formation rocheuse haute de 20 mètres sur la quelle il est implanté; il possède un sémaphore d’une portée de 44 kilomètres, et sa tour, comme celle de Ras Tina à Sfax, a été construite en béton armé, les premières du genre au monde.
Plus qu’un simple établissement de signalisation littorale, le phare de Taguermess, le monument le plus emblématique, avec les mosquées littorales, des côtes de l’île, a une âme et véhicule une longue histoire en lien étroit avec cette terre qui l’abrite. L’aménager en zone militaire et réduire l’accès au seul usage exclusif de l’armée, c’est le couper de son contexte, c’est l’esseuler, et c’est déjà lourdement dommageable pour la mémoire collective; le dénaturer, de surcroît, par des interventions hasardeuses et irréfléchies, c’est l’enlaidir, le dévaloriser et banaliser la longue histoire qu’il véhicule. Par sa belle silhouette élancée, il interpelle le regard et l’intérêt des nombreux visiteurs et touristes qui n’ont qu’à regretter de ne point pouvoir le visiter, ou même s’en approcher.
Certes, nous ne mettons pas en cause, ni en doute le souci de sécurisation, ni l’impératif de défense ayant justifié en 2019 l’implantation de l’antenne et motivant aujourd’hui le recours à l’arrachage des palmiers, mais nous déplorons ce recours aux solutions sévères, nuisibles, prises unilatéralement, sans concertation préalable avec qui de devoir de regard et d’opinion. Car, dans ces deux cas de figure, il aurait suffi d’éloigner davantage le lieu de la pose de l’antenne pour que l’impact d’un tel projet soit aujourd’hui de moindre gravité, et que l’on ait recouru à un émondage dans les règles des beaux bouquets de palmiers saccagés pour dégager davantage la vue et sécuriser les lieux, si tel était le souci majeur, comme on nous l’a fait comprendre.
Notre armée nationale a toute notre estime inconditionnelle; la vénération que nous lui vouons est indéfiniment grande. Que tous les projets entrepris par le ministère de la Défense, quel qu’en soit l’enjeu, prennent en considération les contraintes patrimoniales et environnementales, et notre estime et notre respect envers cette honorable institution ne pourront que croître.
* Ancien président de l’Assidje.
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