Alors que les pressions des partenaires internationaux de la Tunisie (Etats-Unis, Union européenne, bailleurs de fonds…) pour un retour rapide à un fonctionnement normal des institutions républicaines se multiplient et se renforcent, le président de la république Kaïs Saïed persiste dans une sorte d’immobilisme qui pourrait lui (et nous) coûter très cher. Est-ce la bonne démarche ? Qu’on nous permette d’en douter…
Par Ridha Kéfi
En décrétant les fameuses mesures exceptionnelles du 25 juillet 2021, conformément à l’article 80 de la Constitution, Kaïs Saïed avait certes de bonnes raisons de le faire. Au final, il n’a fait que répondre à une revendication exprimée massivement par le peuple, qui lui demandait de limoger le chef du gouvernement et de dissoudre le parlement, et il l’a d’ailleurs fait dans le strict respect de la loi, l’objectif étant, de surcroît, de sauver le pays d’une déroute qui dure depuis plusieurs années et qui menace d’y provoquer désordres et violences.
Ayant ainsi mis fin par son acte audacieux et salutaire à une vie politique vaguement démocratique, avec une économie en charpie et une grogne populaire qui ne faiblit pas, on était peu nombreux à le critiquer, estimant qu’il a fait son devoir au regard d’une nation qui souffre. Mais on attendait plus qu’une simple posture de sauveur, des discours populistes à l’emporte-pièce et des gesticulations de «petit dictateur» dépassé par l’ampleur de la tâche et qui ne sait plus où il en est, d’autant que ses adversaires sont redoutables de sang froid, d’organisation et d’efficacité, ameutant la terre entière contre lui et ne lui laissant aucun répit.
Des adversaires d’une redoutable efficacité
Les adversaires de Saïed sont les islamistes du parti Ennahdha, adossés à l’Organisation internationale des Frères musulmans, une nébuleuse tentaculaire qui a ses ramifications à Washington, Londres, Paris, Berlin, Bruxelles, Istanbul et Doha, et qui dispose d’une importante force de frappe au sein de la société civile mondiale et des médias internationaux. Sans parler de leurs supplétifs locaux, les éternels idiots utiles ou fieffés opportunistes parmi la gauche caviar, la droite corrompue, les pseudos démocrates modernistes et les droits-de-l’hommistes à la noix, toujours prompts à s’émouvoir pour justifier les fonds que leur versent leurs employeurs occidentaux.
Face à des adversaires aussi mobilisés et aussi efficaces, Kaïs Saïed s’est montré jusque-là hésitant, brouillon, emprunté et à court d’idées. Pire encore, il semble faire tout à l’envers, croyant qu’en politique avoir raison suffit, se contentant de pérorer devant les caméras et de débiter ses certitudes, comme s’il voulait se convaincre lui-même de la justesse de ses choix, lesquelles ne sont pas suivies des décisions qui tranchent et qui mettent tous ses adversaires d’accord.
En politique, on le sait, avoir raison ne suffit pas : il faut être en mesure de convaincre ses partenaires par la justesse de ses vues et, surtout, imposer ses décisions à ses adversaires, et dans cette épreuve, on n’échappe pas au rapport de forces. Et c’est là où la «stratégie» de Saïed, s’il en a vraiment une, pèche par sa naïveté et son inefficacité. Car comment expliquer son entêtement à vouloir avancer seul, en se barricadant dans une sorte d’immobilisme qui frustre ses partisans et décuple les forces de ses adversaires en leur donnant du grain à moudre.
La nécessité de blinder le front intérieur
Maintenant que les pressions extérieures deviennent intenables, qu’attend Saïed pour essayer de blinder le front intérieur ?
Pourquoi s’entête-t-il encore à avancer seul et désarmé dans une bataille qu’il risque de perdre, alors qu’il jouit (pour combien de temps encore ?) d’un fort soutien populaire qu’attestent tous les sondages d’opinion et de l’appui clairement exprimé de nombreuses organisations et forces politiques nationales ?
Pourquoi ne tend-il pas la main à l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), à l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), à l’Ordre national des avocats tunisiens (Onat), à l’Union nationale des femmes tunisiennes (UNFT) et autres organisations de masse dont le soutien pourrait s’avérer décisif à plusieurs égards, d’abord dans la bataille qu’il livre à la corruption et à la mauvaise gouvernance et, ensuite, dans la mise en œuvre des réformes économiques et sociales que le gouvernement Najla Bouden va devoir mettre en route pour essayer de sauver ce qui pourrait l’être encore dans un pays qui va à vau l’eau ?
Pourquoi ne tend-il pas la main aussi aux partis politiques qui le soutiennent clairement, tels que le Parti destourien libre (PDL), Mashrou Tounes, le mouvement Echaab, le Parti des patriotes démocrates unifié (Watad) ou autres Tahya Tounes, qui, par désespoir de cause, pourraient aller grossir bientôt les rangs de ses opposants ? Ces partis qui ont vainement tenté de se rapprocher de Kaïs Saïed en le soutenant dans son combat commencent à voir dans son cavalier seul une posture suicidaire… d’abord pour lui, cela va de soi, mais aussi et surtout pour douze millions de Tunisiens qui l’ont suivi dans son aventure.
Une coalition nationale pour une refondation de la république
Saïed a d’autant plus intérêt à constituer une coalition nationale autour de son projet de refondation de la république qu’il ne dispose pas lui-même de parti sur lequel s’adosser dans ses combats présents et futurs, qu’il doit consolider le front intérieur face aux pressions extérieures qui ne faiblissent pas et qu’en tant que président de la république, son devoir est d’additionner et de rassembler et non de soustraire et de diviser, comme il le fait maintenant avec une sorte d’obstination dans l’erreur.
On comprend la méfiance de Kaïs Saïed vis-à-vis de certains acteurs politiques, qui ne sont pas tous blancs comme neige, loin d’en faut, mais cette attitude qui consiste à les considérer tous comme des corrompus potentiels ne pourrait l’amener qu’à une impasse. Ne pourrait-il pas, par pragmatisme et par realpolitik, essayer de les gagner à sa cause et les associer à ses combats, quitte à ce que, le jour où on leur révélerait quelque casserole, il les laissera tomber?
Sur un autre plan, Kaïs Saïed semble avoir perdu la bataille diplomatique, ses adversaires ayant réussi jusque-là à l’isoler sur la scène internationale et à le mettre au ban des grandes puissances partenaires de la Tunisie, Etats-Unis et Union européenne en tête.
Pourtant, on n’a pas cessé, dans ce journal, depuis fin juillet dernier, à attirer l’attention du président de la république sur l’immobilisme et l’inefficacité des diplomates tunisiens en poste dans les grandes capitales occidentales face à l’activisme agressif et efficace des islamistes, mais il ne semble pas avoir tenu compte de tous nos avertissements. Pire encore, et comme une prime à la médiocrité, il a tenu à reconduire Othman Jerandi, le ministre des Affaires étrangères, qui incarne cet immobilisme et cette inefficacité, dans le gouvernement Najla Bouden. Des diplomates, auxquels on avait reproché leur manque d’initiative pour expliquer la position du président Saïed aux hommes politiques et aux journalistes dans les capitales où ils sont en poste, nous ont pourtant expliqué qu’ils ont reçu des instructions (de la part de qui et dans quel but ?) pour ne pas bouger. On n’ose pas imaginer que ces instructions ont émané du président Saïed, car ç’aurait été le comble de la cécité politique.
En conclusion, on dira que Kaïs Saïed, dont l’inexpérience politique est criarde, et il n’a pas cessé de nous en fournir la preuve, a aussi commis une autre erreur qui pourrait le perdre : il a préféré s’entourer de collaborateurs aussi novices que lui, craignant peut-être d’avoir affaire à des conseillers qui lui disent ce qu’il n’aime pas entendre. Mais à trop vouloir n’entendre que l’écho de sa propre voix (c’est comme une lubie chez lui), il va finir par devenir inaudible lui-même… y compris pour ses partisans.
A bon entendeur…
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